De lectures nombreuses de ce roman.
Toujours un émerveillement emportant l’imagination.
Ces noms fascinants et poétiques des terres, des villes convoquant les lieux connus, devenus lieux inconnus, d’un imaginaire pourtour méditerranéen, devenu littéraire.
A chaque fois que l’on recommence à lire, les personnages viennent à nous, non comme des inconnus, mais de plus en plus intimes, sous notre regard et notre écoute, livrant leurs multiples parts secrètes; et à la fin de la lecture, c’est à la fois le même et un autre roman que nous avons lu.
Rare qualité romanesque.
Peut-être, est-ce du à ce que nous vivons dans notre monde contemporain que cette lecture prend une allure particulière?
Comment une guerre peut-elle surgir de soi-disantes raisons profondes d’un état incapable de sortir d’un immobilisme, figé dans sa gloire passée, et de celles, plus triviales ou bien réelles d’individus qui se rencontrent dans l’ennui de la vie, dans le désir inconséquent d’effacer un affront lointain et personnel à une famille, de retrouver une splendeur passée et fantasmée ?
Le maintien d’une paix, dans la menace permanente d’une guerre ?
La suprématie de la nature humaine, dans son désir de changement, de renouveau au prix de l’anéantissement de la société ?
Et comment amorcer ce changement, saisir l’occasion de la provocation?: surgissement des rumeurs, assignant au Farghestan un rôle vaguement apocalyptique, une bizarre mission de providence à rebours; manipulation des foules appelant les deux parties, le populaire et l’aristocratie et un individu dont on pressent l’imagination, l’exaltation pour accomplir les désirs secrets de changement, même au prix de la mort d’une société?
Mais rentrons plus précisément dans cette nouvelle lecture faite du Rivage des Syrtes.
1
Si le professeur Louis Poirier a enseigné la géographie qu’il aime, si le plaisir de la découverte du surréalisme se perçoit dans l’oeuvre de l’écrivain, au pseudonyme de Julien Gracq, la géographie structure le territoire imaginaire de ce roman, la vie de celui-ci s’implantant dans un temps historique particulier. Michel Tournier dira de lui qu’il est un romancier paysagiste, un géographe poète.
Il y a eu le temps de la splendeur, d’une guerre gagnée sur un autre peuple, l’acte glorieux et offensant de l’ancêtre d’une grande famille d’Orsenna, les Aldobrandi. Mais acte d’éclat d’un homme, non de l’état, considéré dans la mémoire comme un traître, … et Aldo le regarde sur le tableau le représentant, dans la chambre de Vanessa, évoquant la destruction de Rhages, il écrasait une fleur sanglante et lourde, la rose rouge emblématique d’Orsenna.
Dans la révolte et l’opposition à l’autorité de la ville.
Dans un sentiment de puissance et de liberté sans frein.
Il y a eu le temps de la guerre, la ville était en guerre depuis trois cent ans. Elle dure toujours dans les provinces éloignées, sans s’être conclue par un traité de paix. En somme, rien ne fut réglé et l’état social et politique s’est figé, dans cet interstice d’un conflit jamais résolu. Progressivement, ce climat particulier d’attente entre ces deux territoires a fait surgir l’ennui, du côté d’Orsenna, ce qui faisait dire à Aldo que la ville sentait le marécage… que ses forces qui l’avaient soutenue jusque là, changeaient de camp, avec un regard sur les douces, les pacifiantes lumières d’Orsenna, pareilles aux yeux ouverts d’un mort, tandis que du côté ennemi, s’oppose Rhages, cette ville dont il est dit qu’une forêt de lumières frangeait … d’un scintillement immobile l’eau dormante, alors que quelques instants plus tôt, une bouffée d’air tiède et très lente déplissa … une odeur à la fois fauve et miellée, comme une senteur d’oasis diluée dans l’air calciné du désert. Deux regards, deux destins.
La présence de ces deux villes opposées structure l’espace narratif, comme l’envers et l’endroit d’une réalité géographique, comme Orsenna est l’image inversée, politique et ordonnée de sa voisine Maremma, marécageuse, lieu des intrigues, des rumeurs, de la folie. Comme Orsenna et Rhages.
La mer et les déserts bordent les rivages des Syrtes. Ils sont porteurs d’envoutements, mais aussi de peurs. Plus on s’éloigne d’Orsenna au nord, en se rapprochant de Maremma, et de la forteresse de l’Amirauté, on atteint au sud les rivages désertiques des Syrtes. Sur le chemin maritime vers le Farghestan, les sommets de l’île de Vezzano permettent de s’approcher et de voir, dans un puissant désir intérieur, le volcan, métaphore glacée de ce qui rentre en éruption à Maremma, le Tängri, …un cône blanc et neigeux comme un lever de lune…un soleil de minuit… (dont) la lumière froide rayonnait comme une source de silence, comme une virginité déserte et étoilée. Fascination capricieuse pour Vanessa mais sentiment plus souterrain pour Aldo pour qui cette apparition à l’horizon s’associe d’une façon confuse à l’idée d’une menace lointaine et à l’appréhension d’un orage montant sur la mer.
Et ces terres désertiques des Syrtes furent soumises aux invasions, …sables stériles (qui) ont porté une civilisation riche au temps où les Arabes envahirent la région et la fertilisèrent par leur irrigation ingénieuse…puis … en dernier lieu l’invasion mongole… construisant une civilisation à la mosaïque barbare, où le raffinement extrême de l’orient côtoie la sauvagerie des nomades.
Ces deux pôles d’invasion charrient dans ces territoires des traces lointaines, mystérieuses, grandioses, mais inaltérables d’un faste portant en lui son effondrement et sa disparition, avec la proximité de ces influences passées vers le Farghestan, dans la couleur de peau de l’envoyé, aperçu dans les ruines de Sagra, ce quelque chose d’onduleux et de singulièrement souple dans la démarche, et surtout la teinte très sombre, presque exotique du visage et des mains. Et puis dans les paroles de Giovani, ces propos frôlant le racisme (de notre point de vue, le roman est sorti en 1951…) justifiant la guerre, le mépris par la différence. On n’a pas seulement la peau noire, on l’a épaisse, en face. On peut tout se permettre avec ces gens là, ajoutait-il d’un air dégoûté. Influences comme une rappel ténu de ce qui fut et qui n’est plus. De ce qui fut haï et qui refait surface. Jamais oublié.
Pour échapper à l’air vicié de la ville et de la société, Aldo se fait nommer à l’Amirauté, à l’avancée des territoires désertiques du sud.
Là, c’est la plongée dans les cartes des territoires éloignées. Là, encore, l’on est dans l’expression même de la géographie. Dans cette salle, destinée à demeurer obstinément prête à servir*, Aldo contemple les limites en pointillé de la zone de patrouilles, et celles, continue(s), … (des) espaces inconnus du Farghestan…. , serrés comme une terre sainte à l’ombre du volcan Tangrï. Cet espace intime, clos de la chambre des cartes, renvoie à un dehors vaste, matérialisation de l’imaginaire sur les cartes mêmes, en nappes blanches, les terres stériles des Syrtes. …bordées de la délicate guipure des flèches de la lagune.
C’est le lieu des rencontres avec le capitaine Marino. Marino, cet étonnant personnage, dans une expression de tristesse éclairée et sagace…éclairée d’un rayon de mystérieuse connaissance, et bien qu’Aldo semble éprouver un sentiment à son égard qui désoriente, pressent sûrement que ce jeune homme fera bouger l’ordre établi…. L’a-t-il déjà éprouvé et est-il homme àn’avoir jamais su dire oui ? Est -il celui qui pense que les choses ne doivent jamais changer, évoluer, comme le prétend le vieil Carlo ? Sagesse ou immobilisme ? Enthousiasme au moment de la sortie du Redoutable, mais ambiguïté dans sa relation avec les autorités d’Orsenna, avec Vanessa, fleurant les conspirateurs de Maremma. Il avait saisi chez Aldo, dès la première rencontre, un regard qui réveillait trop de choses. Je n’aimais pas ta manière de regarder, lui dit-il, et cette force de volonté que le jeune homme lui-même ignore, est utilisée à son corps défendant. Cette perception serait-elle pour Marino l’annonce de sa fin prochaine ? Sa mort, à la fin du roman, reste une disparition romanesque, digne du roman noir (que Gracq appréciait), dans un roman si poétique, politique, et territorial, après cette discussion avec Aldo, dans laquelle, métaphoriquement il évoque la Ville, vieillissante, épuisée, comme ces vieillards égoïstes qui ne s’usent pas mais dont ce sont les choses autour d’eux qu’ils usent.
Est-ce pour cela que la paix installée, il y a trois cent ans, est-elle maintenant, une toile particulièrement amincie jusqu’à la déchirure ?
La chambre des cartes confère à Aldo un étrange sentiment, celui de se sentir de la race de ces veilleurs chez qui l’attente interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement, être celui qui doit accomplir quelque chose qui changera tout.L’ennui de cette société dont le personnage est imprégné, fait naître un désir indéterminé d’autre chose. L’attente et ses errements, ses folies prennent alors le pouvoir, et dans cet engourdissement général… un besoin d’inouï saisit tout le monde. Ce besoin secret de changement, il l’éprouve lui-même. Son éducation, dans les hautes sphères du pouvoir, lui permet de saisir ce désir inconnu. Il avait aussi perçu l’interdiction secrète émanant de Marino: ce dernier avait-il reconnu dans le jeune homme le porteur de la guerre ? Des termes, conseils de guerre, refusés avant La croisière, apparaissent, témoins de la verbalisation de cette attente, de sa concrétisation en mots et en actes.
Les cartes mettent ainsi en place un espace mental où évolue le personnage. Se pensant libre, il perçoit progressivement être la marionnette d’autres forces qui ont pris possession de l’ensemble du territoire, géographique et humain.
Les cartes, territoires géographiques, s’impriment dans le territoire mental des personnages. Elles permettent d’envisager les conquêtes, elles deviennent alors politiques.
Aldo subodore les liens secrets tissés entre une grande famille, les Aldobrandi et le Farghestan, s’interrogeant avec acuité sur les tirs de canon inoffensifs à leur arrivée devant Rhages, un passage à l’acte d’où le titre ironique du chapitre : Une croisière. Mais le compromis, saisit-il, n’est pas que du côté des Aldobrandi, mais aussi du côté du pouvoir, qu’Orsenna composait désormais avec des forces qui ne pouvaient guère s’offrir à la conduire à bien.
Subtil et fin, il comprend que cet acte, partir pour être au plus près des rives du Farghestan, est l’aboutissement de ce qu’il lui semblait avoir entrepris de sa pleine réflexion, de son libre arbitre, mais …tout seul, échappé maintenant à mes doigts, se dévidait le peloton dont j’avais lesté le bout du fil. Son attirance du franchissement de l’interdit, son désir jaillissant de l’inconnu, pensant avoir un destin à accomplir, être un apprenti sorcier, rencontrent l’impression troublante qu’il était de quelque manière décidé de moi*.
Ce sentiment se confirme quelques jours avant d’aller visiter les ruines de Sagra et d’y apercevoir celui qui sera L’envoyé, qu’il est en contact avec une chaine d’événements qui l’avait pris en remorque. Chacun autour de lui comprend qu’il porte la même pulsion que tout le monde mais à la différence des autres, le pouvoir sait ou espère qu’il franchira le pas. Aldo n’est pas libre, il est utilisé.
C’est tout l’espace humain qui est converti en zone d’influences et de pouvoir.
Ainsi, au mitan du roman, l’on perçoit les forces formant une carte d’un territoire humain, toléré mais espionné, ses relations secrètes et ses contacts souterrains avec les ennemis héréditaires, dans les couches aristocratiques de Maremma, mais aussi populaires, par la manipulation des discours et l’insistance des rumeurs. La traîtrise, une coalition contre le pouvoir en place, pratiquées pour sortir de l’inertie, et de l’ennui, comme si tout à coup un besoin d’imprévu et d’inouï, longuement couvé dans cette vie monotone, eut fait explosion dans les cervelles endormies, seront aussi utiles et utilisées par le pouvoir. L’ennui certes, mais aussi une fatigue de l’ordre, étouffant progressivement le corps jusqu’à le faire mourir.
Aldo survivant de la guerre, sa patrie perdue, traverse le roman en une narration rétrospective. Son regard permet de renvoyer comme des miroirs, les différentes facettes de la manipulation qui a tout contaminé. L’inouï attendu par tous, est répété plusieurs fois parce que dans cet état, il y a quelque chose qui transporte, excite l’individu, en état d’exaltation. Quand le souvenir me ramène – en soulevant pour un moment le voile du cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite – à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s’exerce encore de l’étonnante, de l’enivrante vitesse mentale qui semblait en ce moment pour moi brûler les secondes et les minutes, et la conviction toujours singulièrement m’est rendue que la grâce m’a été dispensée – ou plutôt sa caricature grimaçante – de pénétrer le secret des instants qui révèlent à eux-mêmes les grands inspirés.
Le jeune homme laisse apparaître sa part obscure, réfléchit qu’il fut le porteur noir, de millions de désirs épars et inavoués. Il pensera que de tels hommes n’ont été coupables que d’une docilité particulière à ce que tout un peuple, blême après coup, d’avoir abandonné en eux sur le terrain l’arme du crime, refuse de s’avouer qu’il a pourtant un instant voulu à travers eux; le recul spontané qui les isole dénonce moins leur infamie personnelle que la source multiforme de l’énergie qui les a transmués un instant en projectiles. Tout dans cette histoire laisse penser que le malheur pourrait être désiré et assumé, certainement inconsciemment, par un peuple qui construit alors son Histoire.
La Ville se tait et laisse faire, et s’il y a une visée souterraine, il faut un déclencheur. Ce fut Aldo. Et c’est ainsi que Marino est éloigné de l’Amirauté lors de l’expédition vers le Farghestan. Le basculement du statu quo est, là, dans ces mouvements de séparation, portés par le sentiment d’excitation: la volonté de l’irréparable surgit, une digue avait sauté. … On appelait les mauvaises nouvelles comme une vibration plus exquise de toutes les fibres.
De ce fait, on remarque un autre terme se répétant, celui d’exalté, que Marino attribue à Aldo lors de la décision de réparer la forteresse, sentiment réapparaissant dans les paroles de l’envoyé, une note grave, une note inattendue d’exaltation.
L’étymologie de ce terme qui vient de -haut- nous renseigne sur la nature de ce sentiment: il nourrit et fait grandir, il élève, mais aussi il suggère la gloire et l’enthousiasme; cet état se traduit par un mouvement d’excitation. Ce terme, lui, vient de -citer – dont la racine grecque renvoie au sens de mouvoir, de mouvement. Ce sentiment d’être -exalté – est la traduction de ce quelque chose d’intérieur qui peut enfin se manifester : on sort de soi, l’extérieur nous appelle.
Les personnages cherchent l’inouï, et celui-ci concrétisé, ils sont plongés dans l’excitation, ils sont exaltés. Et c’est le passage à l’acte, des deux côtés, celui d’Orsenna et celui du Farghestan qui fait surgir ces états.
Et la guerre peut avoir lieu !
2
L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre existence en détruisant l’autre.
Freud, Lettre à Einstein, dans Pourquoi la guerre ?
Après l’analyse de quelques aspects de ce roman, dans sa présentation de deux mondes en conflit larvé, il est nécessaire de se pencher sur le dernier chapitre, Les instances secrètes de la ville.
L’on peut imaginer que la dernière guerre ne peut qu’être présente dans l’esprit du romancier. Ce chapitre est donc comme le point d’orgue de ce qui s’est déroulé au cours de la narration le précédant. Cette rencontre, entre le personnage principal, Aldo et le vieux Danielo, est longue, quelque peu théorique mais puissante dans les idées qui la trament. Une sorte de mise en scène romanesque des conditions de l’émergence d’une guerre. Mais aussi récit rétrospectif d’un jeune homme, dans un mélange sincère de ce qu’il a vécu alors, et empreint sourdement, après le désastre, de sa réflexion et de son analyse.
Revenons à la narration qui structure les idées.
Puisqu’il est convoqué à la Seigneurie, Aldo revient à Orsenna, retrouve son ami Orlando et son père. Ce dernier, bien que déçu d’être éloigné du pouvoir, évoque un point essentiel, celui de l’exécution d’ordres, sans avoir à les réfléchir. L’Amirauté est un organe d’exécution…dont personne ne songe à exiger qu’il pense. Une manière d’admettre ou de dire à son fils qu’il a dépassé ses prérogatives. L’autre aspect vient de la rationalité de son ami Orlando: Les hommes et les choses sont restées les mêmes, et pourtant tout est changé. …quelque choses (qui) est en train de sortir de ses rails.
Qu’est-ce qui a fait que sous cette normalité apparente, le changement est perceptible à un oeil exercé ?
Les deux jeunes gens constatent que l’esprit critique a disparu. Les gens sortent d’un raisonnement logique pour basculer dans un système de pensée s’appuyant sur l’influence de l’émotion. Ils éprouvent le besoin de figures nouvelles…d’inouï… et se laissent submerger et conforter par la haute marée émotive. Aldo a pris aussi conscience que le féminin, source d’émotions, fait surgir une force libératrice. Je comprenais maintenant pourquoi Vanessa me fut donnée comme un guide, et pourquoi, une fois entré dans son ombre, la partie claire de mon esprit m’avait été de si peu de prix.
De plus, dans ce tranquille ennui, s’ajoute le besoin de croire en des partis de droits historiques, permettant d’installer une durée immuable, avec le risque de manipuler l’histoire. Comme si la grandeur passée permettait des actions présentes au-delà du raisonnement, comme si l’Histoire se répétait sans changement et sans prise en considération de l’évolution des hommes et de la société, l’identique historique ne se répétant pas.
Le point de vue de l’autre n’est pas pris en considération; le narrateur explique que la pensée ne pouvait venir à quiconque que l’adversaire jugeât et décidât de façon autonome, indépendamment des desseins que pouvait former la ville. Ne pas prendre au sérieux l’autre, sans envisager une possible et probable intervention de l’autre partie, le Farghestan, est une erreur tactique.
Pour agréger le tout, il faut un homme providentiel. Ce sera aussi le père de Vanessa, au-delà d’Aldo, le vieil Aldobrandi, quelque soit son passé, ou plutôt son passé devenant une promesse de changement, un personnage sûr de son heure…son regard seul et l’inflexion de sa voix, faisaient du neuf.* Cette certitude de la population, portée par le charisme de l’homme, traduite dans la narration par le pronom indéterminé on, renvoyant à la multitude,envahit toute la pensée, les projetant dans une sûreté fantasmée, loin de la décrépitude de la situation réelle. L’émergence de l’éventualité d’une expédition ou d’une guerre (était) agitée…un sentiment abstrait et sans couleur, avec l’espoir qu’un changement des dirigeants serait la solution. Mais le pouvoir est loin et inatteignable.
Cette certitude d’une force immuable, l’incapacité à penser à long terme, à percevoir les changements du rythme du monde, conduisent la société à se penser dans une myopie entêtée. La métaphore d’un vieillard centenaire, devant une mort imminente, tenu par l’idée grandiose d’être acteur, avec une force soudaine, illusoire de jeunesse, illustre la pensée d’Orsenna, dont la population, le coeur noir de la ville, se libère de sa raison. Le pouvoir et la police ne faisaient rien contre ses agitateurs, et sans s’interroger sur le changement de la société, sur le changement de temps. Face à un peuple que rien n’avait jamais disposé à penser tragiquement, Aldo, lui y voyait la montée d’un tragique voulu, désiré, mais inconscient, dans ce qu’il appelle le désir du « grand jour ».
Il revient rétrospectivement sur ces pensées, se rappelant sa venue, le soir au palais, vers le Conseil de Surveillance. Il avait perçu des changements cependant, précautionneusement menés, au sein du pouvoir, se cachant derrière les agitations d’Aldobrandi, …ombre d’un rapace aux serres puissantes, conduisant à la mise en place du vieux Danielo… cette force nue …une épée dans sa gaine.
Une prise de conscience de la manipulation douce à l’Amirauté.
Un autre procédé d’écriture apparaît dans cette seconde partie de chapitre. Les métaphores s’y accumulent, une façon d’illustrer ou de dire mieux ce qui est difficilement saisissable sans une réflexion sur ce qui est perçu. Une illustration imagée qui fait appel aux connaissances d’un lecteur averti et lucide de ce que peut construire le romanesque.
Ainsi, dans ce monde codifié vers lequel Aldo marche, il ressent le temps qui au lieu de se dévorer semblait ici se décanter et s’épaissir comme la lie d’un vin vieux.
Puis vint la rencontre, dans la tension d’une immobilité… qui avait quelque chose d’oppressant. Le visage de l’homme l’interpelle, rassemblant deux parties, un roi en promenade dans la rue, profil gravé sur les pièces de monnaie, … homme au sang lourd, plein de passions brutales et de pesants appétits terrestres, et l’autre face de ce Janus, cette douceur gauche et presque disgracieuse que met, après des années de guerre sauvage, la porte longuement renfermée d’un cloître sur le visage d’un reître converti.
Un homme complexe.
Ces sentiments intérieurs perçus sur le visage de son interlocuteur, renforcent la surprise d’apprendre qu’il fut manipulé. On ne lui a pas confiance, …vous ne la méritez et ne l’avez jamais eue. Vous avez notre …aveu., une forme d’autorisation. Pour réfléchir à l’importance de cet aveu de faiblesse, il faut concevoir l’action politique qui est de trouver des hommes qui soient capables de produire des événements, qui libèrent le politique de leur implication apparente et surtout, et avec le surgissement de l’évènement se doit de les maintenir…toujours sur place, lorsqu’il survient un incident qui prend mauvaise tournure, l’homme par qui toutes choses ont commencé. Lointain écho d’une parole du Nouveau testament. Ainsi, la volonté est de faire la guerre sans que le mot ne soit prononcé.
(Curieuse pratique, persistante…)
La Seigneurie aurait laissé donc faire parce que cela rencontrait ses désirs secrets. La cause vous a été remise, la permission vous a été donnée. Je ne savais pas si vous iriez là-bas. Mais je savais que cela était possible. Je savais que je laissais une porte ouverte, lui avoue Danielo. Le terme de permission explique le peu de liberté que peut avoir certains individus, exploités, manipulés par le politique.
Pour ces raisons, la manipulation paraît être l’action première du politique.
Il s’appuie sur le goût du pouvoir, ses mécanismes qui libèrent l’exhalaison de la matière humaine malaxée, … un fumet qui colle aux narines, lui expliqueDanielo. Homme de culture, il a compris le grand secret, – le secret puéril – …la facilité – la facilité déconcertante avec laquelle les choses se font, c’est à dire la perception que les hommes comme les situations peuvent être dirigés lorsqu’ils sont bien associés. Pour agir, il faut scruter l’attente du signe progressant lentement dans un silence le signifiant. D’où l’importante capacité de savoir percevoir l’instant particulier du moment pour agir, même si cela est peu apparent.
Sur le plan de l’écriture de cette conception du pouvoir, manipulation et signe pour l’action, le narrateur s’appuie sur cette métaphore supprimant là le côté didactique que pourrait, en son absence, prendre le propos. Le Farghestan devient l’image de la séduction, la femme qui va dévaster une vie… et qui alors…s’annonce souvent à travers ces éclipses nonchalantes…, ce qui n’est pas sans susciter en miroir la présence de Vanessa, elle-même utilisant et utilisée.
Se sentir le porteur d’un signe, d’une mission, d’un destin, conforte la volonté d’accomplir- l’acte- appartenant en propre à l’homme politique. Ici, faire de la Ville inerte et pourrie, le lit d’un torrent, une manière de redonner vie à un monde s’étiolant.
Une autre condition. Le pouvoir paraît s’appuyer sur des analyses, calculées, donc exactes mais elles sont …. des données truquées, de faux chiffres. Une maîtrise rationnelle conforme avec la réalité de la situation, aurait conduit à éviter le risque. Mais attraction cynique de la destruction et de la mort sont là. Le vieil homme conduit la ville à entr(er) en scène, d’où ce puissant, secret désir de guerre, sans retour possible en arrière. …se dérobe-t-on à la voix même de la patrie ? la voix de la patrie ?…Elle ne parle jamais si haut quand il s’agit de se mettre en danger sans que la nécessité presse – et le genre de langage qu’elle leur tiendra … : faire parler les morts avec discernement et pertinence, c’est l’ABC de l’art du gouvernement, explique-il à Aldo.
L’on peut constater la force de cet argument dans les guerres qui occupent notre monde.
Ce qui importe par ailleurs, d’après notre narrateur, c’est de savoir, discrètement, tisser des liens invisibles avec la partie adverse, capter son désir, mais dans un mouvement réciproque, en une duplicité cachée. Ne peut-on se rappeler dans le roman, la rencontre tardive d’Aldo avec L’envoyé, ce dernier même qui a des liens discrets avec les Aldobrandi, les partisans de la guerre pour sortir de l’état de pourrissement de leur société et retrouver leur gloire passée. Et le pouvoir se servira des agitateurs. Une manière de laisser surgir un destin qui n’appartient pas au pouvoir mais que le pouvoir utilise. Sortir de l’inertie, en percevant qu’alors tout … miraculeusement rajeuni, dans un désir de tragique.
Danielo est le personnage secret qui met en accord son désir de pouvoir et la décision de la guerre, désir prenant le nom de l’intérêt et de la survivance glorieuse de la patrie. L’Histoire passée, manipulable, devient une justification légitime de la guerre au présent. La patrie ne peut avoir une gloire inférieure à ce qu’elle a eu dans les temps antérieurs. Le vieux Danielo est le personnage métaphorique de la Ville, il se meurt comme elle se meurt.
La manipulation de la mémoire est un outil du pouvoir. Il ne s’agit, pour comprendre cette idée, que de regarder ce qui se passe dans les confins, les marges de l’Europe actuellement…
Une autre métaphore renvoie à la Bible, mais aussi au titre du roman de Proust, Sodome et Gomorrhe. Le narrateur poursuit l’image biblique de la destruction par celle des Cavaliers de l’Apocalypse: Quand un état a trop de siècles, la peau épaisse devient un mur, une grande muraille : alors les temps sont venus… que les trompettes sonnent…. Et que les cavaliers rentrent par la brèche, les beaux cavaliers … Rappel symbolique des quatre chevaux de l’Apocalypse de Saint-Jean, qui s’inspire du livre de Zacharie, 6, dans l’Ancien Testament. Dialogue du prophète avec l’Ange, au cours d’un rêve, l’interrogeant sur ce qu’il voit. « Je levais de nouveau les yeux et je regardai, et voici que quatre chars sortaient d’entre les montagnes … ». Ils prennent dans le roman l’allure de ceux qui ont déjà envahis les Syrtes, apportant …une civilisation à la mosaïque barbare, où le raffinement extrême de l’orient côtoie la sauvagerie des nomades.
L’ensemencement par l’ailleurs est la certitude d’un rajeunissement et d’une survie, ces beaux cavaliers qui sentent l’herbe sauvage, la nuit fraîche, avec leurs yeux d’ailleurs et leurs manteaux soulevés par le vent. Mais la patrie fut détruite, la réalité crue effaçant l’imaginaire rêvé et attendu.
Ces références confèrent une dimension tragique, fatale à ce besoin d’envisager l’avenir sur les pulsions plutôt que sur le raisonnement. Les personnages sont contraints d’accepter les décisions du pouvoir, où convergent celles d’un homme puissant, qui ne lâche pas prise, et les désirs secrets de vengeance de certains rencontrant la solitude…l’ennui de soi..le vide, dans un désir, encore, de vivre autre chose.
Dans ce cas romanesque si particulier d’une guerre, les deux parties, sont portés par la même pulsion, bien que leur conditions d’existence soient différentes. Une dichotomie entre Maremma, Orsenna, villes délétères, et Rhages, lointaine, parfumée et lumineuse.
Aldo prend conscience qu’il est trop tard puisque l’ennemi est proche des frontières, dans les territoires lointains. Le pouvoir n’arrêtera rien, les désirs se sont rencontrés. L’incertitude est tombée. La guerre aura lieu. La patrie sera détruite.. Le personnage ressent curieusement ce sentiment de certitude et de tranquillité mystérieuse, parce qu’il n’y a plus de choix, il sait ce qu’il doit faire. Il n’est plus dans l’attente.
Une pulsion morbide de la Ville rencontrant celle de son chef, sans se lier à une pulsion de vie, dans l’aveuglement de penser que celle-ci se traduit par la guerre. Le tragique a surgi à nouveau.
Ce roman, publié quelques années après la fin de la seconde guerre, en 1951, laisse le lecteur sur une lecture sans cesse renouvelée. L’on ne peut qu’être surpris, dans ce dernier chapitre de voir à quel point Julien Gracq perçoit les conditions d’émergence d’une guerre en coalition avec les formes du pouvoir: une synergie particulièrement efficace. Si les grands conflits qu’il a pu connaître ne se répètent plus de la même manière, les guerres actuelles ou dans le passé proche sont des conflits internes à une région mais aussi des conflits où les parties s’affrontent dans un pays pour des raisons idéologiques de grands blocs. Le dernier, en Ukraine, semble illustrer certains propos de Gracq, non celle, de la connivence souterraine entre états.
Cette belle écriture, si littéraire, avec ses mots justes et ses descriptions poétiques, permettant au lecteur de dessiner une carte mentale des territoires, de voir et de sentir l’environnement des personnages, a cette capacité de laisser entrevoir des réalités politiques, quasi universelles parce que bien humaines, et cela ne se fait pas sans un troublant écho contemporain.
Pour ce roman, les personnages peuvent concentrer toute l’attention du lecteur, différente à chaque relecture, mais il est vrai que pour cette lecture-ci, deux pôles sont apparus.
Celui de la ville, tout d’abord. Que nous dit le texte de Gracq La forme d’une ville ? La géographie changeante de Nantes met en lien le paysage et les citadins dans ce lien étroit entre les formes du changement, de la disparition oude la réinscription nouvelle des aspects de la forme de ce qui est regardé. N’est-ce pas le cas des villes du Rivage …? Opposition des villes, mais image en miroir de la ville et des individus la composant, laissant présager l’issue du conflit s’annonçant. Maremma, la Venise des Syrtes, deviendra-t-elle Sagra, ville prise par les ruines dont la description renvoie à une mirage d’Angkor ? Entrevoir dans ce présent, le futur des autres.
L’autre pôle serait une approche que pourrait inspirer la lecteur des textes de Freud sur la guerre. Celui de sa réponse à Einstein, celui de l’analyse que fait François Ansermet sur la pulsion de mort chez Freud, et le grand texte de ce dernier, Le malaise dans la culture.
Il y a eu une guerre ancienne symbolisée sur le portrait de l’ancêtre des Aldobrandi, écrasant dans sa main la rose rouge d’Orsenna, avec en regard la destruction de la ville de Rhages. Double symbolique : la destruction passée d’une ville, guerre inachevée parce que sans traité de fin et, parce que portrait contemplé et troublant, celle future d’Orsenna. Et les temps de cette dernière sortiront de ce geste de destruction. Le narrateur reprend cette image et y noue la présentation de cette ambiance de pourrissement marécageux, de déliquescence du peuple comme de l’aristocratie dans les croyances aux rumeurs et aux prophètes, prenant la forme de l’ennui, d’un désir d’autre chose qui ne sait pas être nommé, seulement ressenti, perçu, mais sans mot. Et parce qu’il faut une réponse pour ne pas sombrer dans une autodestruction, pour trouver de l’inouï qui redonne vie, des actes manqués apparaissent, et des mots sont prononcés: conseil de guerre, armée…. Aldo , conscient, évoque alors le suicide de cette société, mais c’est là qu’intervient cette force de conservation qui conduit à détruire l’autre pour ne pas être détruit. Cette orientation vers la mort se colore d’effets bénéfiques, de mots illusoires. La guerre, une illusion…réelle.
Pourrait-on conclure avec cette phrase de Freud, qui est la fin de son texte, Le malaise dans la culture:
« La question décisive pour le destin de l’espèce humaine semble être de savoir dans quelle mesure le développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement. »
Et la suite qui nous renvoie à notre contemporanéité …
« A cet égard, l’époque présente mérite peut-être justement un intérêt particulier. Les hommes sont maintenant parvenus si loin dans la domination des forces de la nature qu’avec l’aide de ces dernières il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, de là une bonne part de leur inquiétude présente, de leur malheur, de leur fond d’angoisse. Et maintenant il faut s’attendre à ce que l’autre des deux « puissances célestes », l’Éros éternel, fasse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel. Mais qui peut présumer du succès et de l’issue ?
Ghyslaine Schneider
* Prête à servir: expressions soulignées parce en italique dans le texte
Références
Freud, La malaise dans la culture
Marlène Belilos: Freud et la guerre , Coll. Michel de Maule, 2011
Lecture
Karel Čapek: La maladie blanche, Les Éditions du Sonneur, 2022