Bien des commentaires sur ce roman s’attachent à la transcription de la quatrième de couverture, ou à l’expression d’avis se contentant de marquer l’intérêt ou la déception d’une lecture, en réalité bien plus complexe qu’elle n’y parait.
On ne peut nier que Dévorer le ciel met en scène le début de l’adolescence et la jeunesse de Theresa, Bern, Tommaso et Nicola, liés par les espoirs et les désirs, mais aussi par la question problématique de la relation au père. Ils sont la rencontre de deux mondes, deux régions d’Italie, trouvant, dans la force de leur jeunesse, l’impulsion de construire une utopie, de vivre leur sexualité, d’aimer, de désirer des enfants, et ainsi, cette vie exubérante se confrontera alors à la mort et aux pulsions destructrices. Et lorsque les événements et les êtres déraillent, comme à la mort de Nicola, ce qui était supporté dans le silence par la société, éclate, avec violence, acrimonie et jugements envers cette ferme de jeunes hippies. Conformisme et son envers s’opposent sans compréhension, sans dialogue.
Pour tenter d’expliquer ce qui arrive dans la vie de chacun, dans cette quête de valeurs, Tommasio extrait une phrase d’un livre appartenant à Bern, qu’il lit à Teresa, toute vérité est en soi chose morte, un cadavre, elle n’est vivante que de la même façon que mes poumons sont vivants…Les vérités sont des matériaux comme le blé ou l’ivraie; sont-elles blé ou ivraie, à moi d’en décider, posant cette question fondamentale: de ce qui nous arrive, qu’en faisons-nous ? De quel côté de la vie allons-nous ?
Le temps romanesque est bousculé et la narration, si elle progresse sur plus d’une dizaine d’années, se permet des retours en arrière pour comprendre ce qui n’est pas connu de la narratrice, Teresa. Double intérêt, celui de la progression de l’histoire racontée, mais aussi perception d’événements par les autres personnages, comme une forme de leur roman personnel, Tommaso étant la deuxième voix de la narration. Ainsi les scènes se construisent à partir de leur ressenti, cet aspect permettant la transition avec la scène suivante, les dialogues s’enchainant. A partir de cette situation d’écriture, chaque personnage devient le héros ou l’acteur réel de ce qu’il vit. La narratrice, actrice et témoin, reste le fil conducteur, le lien avec les autres garçons de l’histoire, une disposition de narration, miroir des liens étroits et complexes entre les jeunes gens. Et le rythme des événements de leur vie suit celui de leur développement psychique, comme celui de leur âge.
Ce récit, qui enchâsse des récits rétrospectifs, trouble le temps de la narration mais aussi les émotions des personnages qui reviennent sur leur vécu proche. Le temps prend l’allure et le rythme de celui de la vie, devient le partage d’un temps intérieur, en opposition au temps linéaire. Teresa pensa, au moment de la mort de Nicola, en lisant ce nom (le Scalo, bar où ils se sont rendus ensemble) … j’eus le vertige. Je me revis là-bas, en compagnie de Nicola, des années plus tôt, moi insatisfaite de ce tête à tête, et lui cherchant un prétexte pour me retenir. Commentaire sur une scène déjà lue. Imbroglio du désir et de l’amour….Des années plus tard, il n’y aurait plus que Tommaso et moi pour nous remémorer ces étés. Nous étions désormais adultes, nous avions plus de trente ans, et j’étais encore incapable de dire si nous nous considérions comme des amis ou comme l’exact contraire. Mais nous avions passé une bonne partie de notre vie ensemble, la plus importante peut-être….
Le temps est aussi un personnage atypique de ce roman et une caractéristique d’écriture de Paolo Giordanio, expérience que l’on peut éprouver aussi à la lecture de son autre roman, Le corps humain.
Ce roman pose une autre question importante, celle de l’utopie, qu’elle soit religieuse ou écologiste, face aux réalités humaines, individuelles ou sociétales. Donner sens à sa vie passe parfois par l’acceptation d’un chef charismatique, entreprenant, inspiré, envahissant, autoritaire.
Cesare et Danco sont deux consciences qui dirigent les autres.
Cesare s’appuie sur une imprégnation biblique pour étendre cet amour du divin aux êtres et à la Nature. Cette vision déiste du monde le remplit d’une empathie et d’une acceptation des erreurs des autres, pour les faire revenir patiemment du côté lumineux, mais qui ne lui permet pas de résister à ses pulsions lorsqu’il voit les amours de Bern et de Teresa. Déconnecté d’une certaine réalité des troubles humaines, impuissant devant la prégnance des désirs, des siens, des autres, mais imprégnant son entourage de son fonctionnement de penser.
Dans ce mouvement de concevoir le monde, si la réalité se montre résistante, il faut se rattacher à un besoin de croire en quelque chose d’extérieur, en des phrases comme une pensée magique, comme le pressent Teresa de Bern, le regardant l’accompagner à Kiev, pour une fécondation artificielle, et pensant, face à ses propres réflexions intérieures, qu’il m’aurait dit d’arrêter avec ces bêtises, il aurait récité les phrases de Sanfelice (le médecin italien qui les prend en charge) ainsi qu’il récitait autrefois les psaumes.
Danco est un repris de justice, pour ses actes de militantisme extrémiste. A la ferme que Teresa leur a acheté avec l’héritage de sa grand-mère, c’est lui qui prend en main les actions écologistes, dans d’apparentes discussions démocratiques, qui n’excluent pas les rancunes sourdes des autres participants, se taisant et acceptant d’une certaine façon. Fin de la propriété pour se dégager des règles de la société. Par son autorité, Danco, comme Cesare, rentre dans la tête des personnages, même de Bern (qui) racontait ces détails, tout enflammé, …à travers sa voix, c’était Danco qui parlait.
Une description de la ferme de Cesare, décrite par le Père Valerio, au moment de la mort de Nicola, pourrait s’appliquer à cette communauté auto-gérée,…comme une portion du monde parfaite, où le mal ne pouvait s’insinuer. Mais le mal… s’était insinué sous forme de serpent y compris dans le jardin d’Eden. La difficile conciliation de l’idéal et de la raison.
Lors de l’épidémie de Xylella atteignant les oliviers, ils décident de refuser l’abattage et d’agir autrement. Désarmés devant l’expansion de la maladie et face aux malversations opportunistes, apparaissant autour de ce problème. Impuissance scientifique et impuissance de certains face aux corruptions économico-politiques.
Les deux communautés de Danco et de Cesare seront des échecs. L’utopie, dans ce roman, religieuse ou écologique, s’effondre au contact des réalités sociétales et humaines et pose, en fond de réflexion, le problème de la gouvernance politique de la société en général et de l’émergence de ces micro-sociétés désirant un autre fonctionnement du monde.
Si ce roman aborde ces questions essentielles, une autre, contemporaine, file sur sa moitié et forme le dernier chapitre, Le jour noir, …Vous savez ce qu’on dit à Kiev ? Qu’il faut faire des réserves pour le jour noir. Qui finira toujours par arriver. Qui arrive toujours. Tchnorny den’,* le jour noir.
Les questions de l’insémination artificielle, celle de la mère porteuse, celle de la congélation d’embryons…. Leur médecin leur explique qu’ils sont dans le troisième millénaire, l’ère des possibilités infinies…Mais eux, … Bern et moi vivions encore dans le millénaire précédent, nous dépendions du soleil, de la pluie et des saisons.
Encore la question du temps, non plus littéraire mais celui de l’époque, ici des valeurs que la société veut nous faire porter, accepter.
Alors, le roman pointe un domaine où l’homme arrive à combler le désir par le développement de sa science. A donner du désir et de la vie. De l’espoir. De la joie. Une renaissance. Des embryons congelés. L’un deux redonne vie à un être déjà mort.
A Kiev.
En Ukraine.
Dévorer le ciel se confronte aussi au thème de la mort.
Celle, dramatique de Violalibera, un suicide de désespoir et d’impuissance.
Celle, tragique de Nicola, assassiné par Bern.
Le romancier construit une situation violente où se débattent des jeunes pris par le désir de leur sexualité, par le désir de liberté absolue, par le désir d’expérimenter tous les possibles. Une jeune fille enceinte des trois garçons. Un jeu quasi enfantin pour décider qui en sera le père. La jeune fille et la mort. Elles les hanteront longtemps, profondément.
Cela paraît être une situation banale de jeunes gens amoureux d’une même jeune fille. Et ce scénario se répète. Au-delà de cette première raison, pour ces trois frères qui ne le sont pas, mais que Cesare et Floriana voudraient qu’ils soient, les tempéraments s’opposent comme le choix de vie des parents pour leur enfant propre. Dans cette ferme, lieu vécu comme un paradis, le serpent rentre sourdement à l’intérieur des êtres. La croyance impose à Cesare une décision, garder le fils de sa soeur, qui, du fait de cette prière, votre mari a sauvé l’enfant qui tuerait trente ans plus tard son propre fils, conclut la journaliste qui interroge Floriana.
On ne peut ne pas penser aux deux moments de la Bible, celui où Abraham obéit à l’ordre de Dieu, et aux enfants d’Adam et d’Ève, Caïn tuant Abel. Le crime de Bern, l’assassinat de Nicola, le pousse à fuir avec Danco et Guilana. « Tu seras errant et vagabond sur la terre… dit l’Eternel à Caïn », explique la Bible. Ils se retrouvent, fidèles à leurs idées, Danco s’étant rendu à la police, loin du monde, en Islande, pour trouver un lieu qui ne soit pas corrompu par l’homme. Quelque chose d’intact. En effet, ils le trouvent dans un glacier, un Lofthellir*, titre de l’avant-dernier chapitre. Cet idée de l’Eden poursuit le personnage de Bern, allié maintenant à ce qu’ils avaient entrepris avec Danco, l’activisme écologique. Trouver un morceau de terre portant toute la pureté de l’origine, un lieu vierge. Une virginité pouvant effacer les actes désastreux accomplis. Un lieu qui, par son extrémisme conduirait à une forme de mort rédemptrice.
Le thème de la grotte, jamais visitée, dont la sortie est inconnue, et l’entrée si difficile, fait surgir l’intertextualité, entre littérature française et italienne. Celle de Tournier avec son Robinson, y descendant pour se retrouver, ou Quignard, expliquant que l’homme ne peut remonter par l’étroit passage d’où il vient au monde, mais dont il garde la trace, la recherchant inconsciemment peut-être, comme au moment d’un bain, lorsqu’il entre ses doigts de pied dans l’eau où il va s’exposer au souvenir de sa première condition.*
Bern en pénétrant dans cette grotte de glace, en ayant allégé sa chair, se dirige en contre-courant de ce qu’écrit Quignard, dans Les larmes, …nous allons vagissant et pleurant la première grotte qui reste derrière nous comme une nuit qui nous suit et que nous ne manquerons jamais d’atteindre, alors que nous cherchons à nous écarter le plus que nous pouvons d’elle tant elle nous fait horreur. Bern, face à l’irréversibilité de son crime et l’impossibilité de son amour pour Teresa, accepte la mort.
Mais, le narrateur sait-il que pour son lecteur contemporain, ces pensées sur le monde, mises en scène avec vivacité, romanesque et pertinence, le rendrait insatisfait, impuissant, désespéré ?
Effectivement, de ce monde, ravagé par les croyances de toutes sortes, où tout porte l’empreinte de l’homme, passé impitoyablement maître de la nature, individualiste effréné, il dresse un constat à l’image exacte de ce qui se passe. C’est comme si nos propres actions individuelles perdaient de leur désir et de leur efficacité face à la toute puissance des intérêts économiques, politiques, sociétaux.
Un écho littéraire parcourt l’oeuvre, lien de Teresa avec sa grand-mère et avec Bern, le roman d’Italo Calvino, Le baron perché. Si à la fin de ce roman, le frère-narrateur explique que les gens simples peuvent avoir un regard plus pertinent que les gouvernants, que ces derniers apportent des drames mais pas « d’idées », le frère du baron perché, en évoquant les livres lus par Côme, écrit ce qui pourrait définir Bern, au-delà de toutes les réflexions qui, ici, tentent d’analyser ce roman de Giordano… « Mais ce qu’il voulait dire, je ne le trouve pas là. Sa vérité était d’un autre ordre, elle avait quelque chose de total, elle ne pouvait pas s’exprimer par des mots, mais uniquement en vivant comme il a vécu. C’est en restant impitoyablement lui-même, comme il le fit jusqu’à la mort, qu’il pouvait apporter une leçon à tous les hommes. »
Mais la fin de ce roman-là est empreint de tristesse, de nostalgie devant le changement de la végétation de leur région, de ces arbres qui « ont cessé toute résistance… ( et des) hommes ( qui ) ont été pris de la rage des cognées… » D’ombreuse et variée, elle est remplacée par des spécimens d’autres continents plus chauds. Méconnaissable.
Ce qui reste alors, ce sont les mots, l’encre, les ratures sur la page…« une broderie sur le néant».
Un beau roman empoignant le lecteur jusqu’aux derniers mots, miroir des désirs ou des souvenirs de jeunesse, selon … .
Une littérature qui pense le monde.
Ghyslaine Schneider
- Tchnorny den’: mot ukrainien
- Lofthellir : mot islandais, – caverne d’air-
- Pascal Quignard, Les larmes