Amos Oz, dans son roman Judas, s’attaque à la complexité de la naissance et de la durée de l’État d’Israël, porté par un sionisme qui a des racines anciennes et des visions- conceptions qui ont évoluées au cours du temps, avant la seconde guerre mondiale. Mais il dit aussi la complexité des êtres humains pris, à leur niveau personnel, dans ces mouvements de contexte historique, payant parfois le prix fort de leurs engagements ou de leurs visions utopistes ou novatrices (?). Et c’est la figure de Judas, celle du traitre passé dans le temps, -comme une ligne directrice ou de questionnement, une traitrise possible à tous les niveaux, réels, humains ou idéologiques, qui parcoure, à la surface comme en profondeur les pertes et les choses de ce roman fascinant.
Comment trois personnages, en 1959, évoluent dans le huis-clos d’une rencontre qui semble être due au hasard?
Celui-ci prend la forme d’une petite annonce à laquelle répond un jeune homme, Shmuel Asch, timide, tignasse et barbe ébouriffées, à la posture physique particulière, tête en avant menant le corps, qui abandonne ses études, un mémoire sur Judas dans la tradition juive, à cause de la faillite de son père ne pouvant plus l’aider à les terminer.
Il devient homme de compagnie d’un vieux monsieur invalide, et c’est ainsi qu’il pénètre dans la maison de la rue Harav Elbaz, par une soirée humide d’automne. Jusqu’à l’arrivée du printemps, il restera là, entre trois autres personnages, Gershom Wald et sa belle-fille, Atalia Abranavel, dont le père, mort, présent dans leurs esprits, devient le sujet de l’interrogation de Shmuel par la figure de traitre qui lui est accolée.
Mais un fil soutient l’orchestration de ce roman, dans une Jérusalem nocturne, pluvieuse, froide, écrin qui enserre ces trois personnages, avec la force de la présence des morts, portant chacun un regard particulier sur Israël, soutenu par les douleurs de leur vie. Ce fil conducteur est celui de l’amour, déçu, incompris, tué, et l’essentiel désir, ici, entre Atalia et Shmuel, entre fascination et rejet, dans l’apparition d’une tendresse attachante qui renvoie le jeune homme vers la vie, après ce séjour de silence, de réflexions, de repli et de volupté.
D’un côté, Gershom Wald, érudit, fin psychologue mais d’une laideur fascinante, enjoué dans ses discussions mais dont les yeux gris sous les épais sourcils blancs en démentaient l’ironie et exprimaient le détachement, la souffrance comme s’ils ne participaient pas à la conversation mais se fixaient sur quelque chose de terrible, insupportable, partisan de deux états, et soutenant la politique de Ben Gourion.
De l’autre, Atalia, sa belle-fille, la fille de Shealtiel Abravanel qui restera fidèle aux idées de son père. Il pensait que le nationalisme enferme un état dans des frontières, et le narrateur de dire:
En 1948, Shealtel Abravanel, …avait tenté en vain de le (Ben Gourion) convaincre qu’il était encore possible d’arriver à un accord avec les Arabes sur le départ des Britanniques et la création d’une seule communauté judéo-arabe, à condition (d’abandonner) l’idée d’un État juif.
Et il est défini par Wald comme un rêveur, …qui croyait (comme Jésus, en référence à la thèse de Shmuel ) à l’amour universel, répondant alors à l’argument que Shmuel développait sur cette loi d’amour. Mais ce dernier rétorque:
Qu’est-ce qui vous fait penser que les Arabes n’ont pas le droit de lutter de toutes leurs forces contre des étrangers qui ont débarqué ici comme s’il venaient d’une autre planète pour leur confisquer leur pays, leurs terres, leurs champs, leurs villages, leurs villes, les tombes de leurs aïeux et l’héritage de leurs enfants ?…Mais dites-moi, vous, s’il existe un peuple au monde qui accepterait à bras ouverts l’invasion brutale de centaines de milliers d’étrangers, puis d’autres millions encore débarquant de lointains pays sous le curieux prétexte que les livres sacrés qu’ils ont transportés avec eux leur promettaient ce pays tout entier pour eux seuls ?
Mais le drame, la mort du fils, Micha, mon enfant, mon fils unique, arrête tous les discours entre les deux hommes, Wald et Abranavel, vivant depuis dans la même maison. Réfugiés dans l’étude et le silence, le mutisme. L’un, le père se sentant douloureusement responsable de l’engagement de son fils parce qu’il l’a élevé dans la nécessité de la guerre sainte, l’autre, parce que cette mort disait alors l’impossible entente tant désirée entre deux peuples, mais au fil des années, comprise comme inévitable. Et Atalia de résumer son point de vue, celui d’une femme…
En somme, les Juifs forment ici un immense camp de réfugiés. Pareil pour les Arabes. Ils revivent jour après jour le drame de leur défaite, et les Juifs vivent nuit après nuit dans la peur qu’ils se vengent. Ça arrange tout le monde, on dirait. Les deux peuples sont rongés par la haine et le fiel, ils sont sortis de la guerre avec une soif de vengeance et de justice. Des torrents de vengeance et de justice. Au point que le pays est couvert de cimetières et de centaine de villages en ruine.
Le territoire donné aux juifs appartenait aux Palestiniens. Ce rapt, pensé comme inévitable par Gershom Wald, allait aboutir à une guerre permanente. Abranavel, lui, discutait avec ses amis arabes, parlait plusieurs langues. Il pensait que les deux peuples pouvaient vivre ensemble, en bonne intelligence, en résolvant les malentendus. Mais était-il trop en avance sur son temps ou totalement utopiste, il fut considéré comme une traitre et s’exila dans le silence de sa maison. Au moment de sa démission du Comité exécutif sioniste, le narrateur ajoute que, selon le camarade Abranavel, la ligne choisie par Ben Gourion et d’autres mènerait inévitablement à un affrontement sanglant entre deux peuples vivant sur cette terre, un conflit dont l’issue était incertaine, un pari risqué mettant en jeu la vie ou la mort …
Mais de ces discussions surgit la figure du traitre que représente Judas, nom éponyme du roman et le traversant.
L’étude de Shmuel le situe dans la tradition religieuse. Pour les Juifs, Jésus est aussi un juif, et l’histoire s’est fixée sur lui en rejetant dans l’oubli le personnage de Judas. Le narrateur s’appuie sur des études faites sur Judas et sur Jésus, considérant ce dernier comme un juif. Judas, qui n’avait aucun besoin d’argent pouvant le pousser à trahir, fut fasciné par cet homme, Jésus, l’investissant de qualités divines, incapable de percevoir sa nature humaine, homme soumis à la colère, seulement, dit-il, j’ai négligé la malédiction du figuier, et de victime…(il est) devenu le symbole de la persécution et de l’oppression. …Il est né et il est mort juif. C’est Paul, Saül de Thrace, qui a inventé le christianisme.
Pour Shmuel, il était un réformateur rejeté par les Pharisiens. Mais à partir de là, se construit la religion chrétienne : Jésus, non reconnu par les juifs comme un des leurs, devient le point de départ d’une religion. Cette figure de Judas a servi à construire l’antisémitisme chrétien depuis ce fameux baiser donné au Christ pour le désigner comme l’homme à arrêter : le traitre aux yeux des chrétiens. Le seul chrétien, explique Shmuel, ce fut Judas. Puis…
Si les Juifs l’avaient reconnu, l’histoire aurait été différente. L’Église n’aurait pas existé. …Nous aurions évité l’exil, les persécutions, les pogroms, l’Inquisition, les massacres, les discriminations, sans parler de la Shoah.
Mais Wald explique à Shmuel: Judas ou pas, la haine des juifs n’aurait pas cessé ni diminué pour autant. Avec ou sans Judas, le Juif jouerait toujours le rôle du traitre aux yeux des croyants.
Cette figue du traitre représentée par Judas se retrouve aussi dans la famille de Shmuel, avec son grand-père, venu de Lettonie, employé par les Anglais, aidant aussi les militants sionistes qui l’assassinent, le pensant traitre à leur cause. Dans le monde politique, il en est de même pour …de Gaulle…élu grâce aux voies des partisans de l’Algérie française, et on apprit qu’il entendait abandonner ce pays et accorder l’indépendance à la majorité arabe, …pour Théodore Herzl …parce qu’il avait envisagé la création d’un État juif hors de la terre d’Israël, pour Ben Gourion…lorsqu’il accepta…la partition du pays en deux États… .
Et l’on pourrait conclure avec cette réflexion …
L’histoire a souvent produit des individus courageux, en avance sur leur temps, qui étaient passés pour des traitres ou des hurluberlus….Celui qui a envie de changer et qui aura le courage de le faire sera toujours considéré comme un traitre par ceux qui ne sont pas capables d’évoluer, les poules mouillées qui ne comprennent pas et haïssent toutes formes de nouveautés.
Les points de vue de ces trois personnages disent la complexité des relations entretenues avec l’État d’Israël, la difficulté de maintenir un état laïque, ligne originelle des premiers sionistes jusqu’à la dérive possible vers un état religieux. Chacun, Wald, père meurtri par la mort de son fils, Abravanel, rejeté à cause de ses idées et de sa culture ouverte sur le monde, sa volonté de conciliation entre Arabes et Juifs, comme trahi par la guerre entre ces deux communautés, pris dans la tourmente désespérante de son intimité meurtrie par la mort violente du mari de sa fille, et cette dernière, portée par les idées de son père, dans une relation distante avec lui, mais portant la tragédie des femmes violentée par la guerre, chacun est obligé de s’arranger avec sa souffrance respective, le conduisant à avoir un point de vue personnel sur le drame et la construction de cet État.
Le personnage de Shmuel, attachant parce qu’en quête désespérée d’une compréhension de son monde, ayant reconstruit dans son coeur la famille nouvelle qu’il espérait, (et là se pose en filigrane la question d’être le fils de qui ?, Jésus, fils de Dieu ou simple réformateur juif ? ) se retrouve en descendant vers le sud, dans un monde s’ouvrant sur le printemps, dans le désordre du quotidien des bourgades, sur la beauté des femmes, prend encore le temps de poser ses affaires dans une rue, et il resta là à s’interroger.
Lire, relire, parler, discuter, revenir sur ses propos, y introduire le doute, puis en affirmer d’autres. Le travail de l’étude et du dialogue.
Amos Oz, dans un entretien au journal Marianne, répond à la question du journaliste :
Le judaïsme est une querelle éternelle. Ne me demandez pas pour qui je suis dans ce livre. J’essaie de restituer les convictions de chaque protagoniste avec le plus d’exactitude possible.
….
Les autres pays ne se sont pas construits sur des rêves, mais sur des réalités démographiques, politiques, géographiques. Parce qu’Israël est né du rêve, il est forcément décevant comme tout rêve accompli, que ce soit un voyage exotique, un désir brûlant, voire l’écriture d’un livre.
Ghyslaine Schneider