La littérature peut parfois s’appuyer sur des événements réels. Ce fut le cas pour ce roman qui reçut deux grands prix littéraires américains. Mais la force de celui-ci tient dans la manière dont la narration s’empare d’un fragment de la réalité. Un juif de Kiev, au début du XX siècle, est accusé d’un meurtre rituel, et emprisonné dans l’attente de son procès d’où il sortira acquitté.
L’histoire que nous raconte l’écrivain, Bernard Malamud, paraît être la même. Un pauvre juif, dont la femme vient de le quitter, délaissée par ce mari qui préfère lire Spinoza, la nuit, dans la cuisine, décide enfin de faire ce qu’elle lui demandait depuis toujours, partir. Mais le but ne semble pas être le même. Maintenant, poussé par la misère, l’absence d’attachement affectif, à part son beau-père, Shmuel et deux amis, et pour voir le monde, il quitte le shtetl parce que celui-ci est une prison… il tombe en poussière, de même que ses habitants. Ici, nous sommes tous prisonniers, je n’ai pas besoin de te le dire, aussi ai-je décidé qu’il était temps pour moi de tenter ma chance ailleurs. Je veux mener la vraie vie, connaître un peu de l’univers. J’ai lu quelques livres ces dernières années, et c’est étonnant de voir tout ce qui se passe, sans qu’aucun de nous n’en est la moindre idée.
C’est la lecture, puisqu’il n’y pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais, c’est de les craindre, qui a aiguisé son désir de partir. Spinoza, le juif rejeté par les juifs, qu’il aborde par la vie de l’homme, le conduit à réfléchir comment la philosophie soutient les difficultés de l’individu, l’ouvrant sur une autre conception du divin, comme la géographie et l’histoire, lorsqu’il se trouvera à Kiev, lui permettront de saisir la complexité politique du monde. Mais Yakov Box n’est pas intéressé par celle-ci, bien que la question ne lui sera pas épargnée durant son interrogatoire.
Sorti de la misère du shtetl, il retrouve la misère des russes ukrainiens. Mais aussi l’antisémitisme qui cantonne les juifs dans des quartiers réservés, où l’on est juif de naissance, l’être juif comme une nationalité. D’où la difficulté de trouver du travail. Devenu un bouc-émissaire, ayant caché son identité juive pour travailler, améliorer son sort, il est arrêté pour le meurtre rituel d’un enfant russe.
Les deux premiers chapitres, évoquant ces événements, commencent par la découverte du corps de l’enfant et se terminent sur l’arrestation de l’homme soupçonné, avant qu’il ne puisse fuir. Toute sa vie d’avant y est enclose.
Mais dés les premiers mots du roman, s’inscrit un motif qui court le long de la narration, … par la petite fenêtre à croisillons de sa chambre…Yakov Bok aperçut des Russes…. Ainsi, la fenêtre, la lucarne de la prison, où il imagine le dehors et ses odeurs, le judas de la cellule par lequel il est vu et il voit, devenu lieu de passage de l’intérieur vers l’extérieur et inversement, passage comme un espace de liberté, d’imagination, de surveillance, un passage qui, à la fin, vient buter, sur la vitre ronde de la voiture, qui le conduit au procès,sur le reflet d’un Juif vieilli et ratatiné, comme un renvoi irrévocable à lui-même, à cette judéité reconquise.Ce thème du passage se retrouve aussi dans celui du fleuve pour rejoindre Kiev et plus métaphorique, celui de la prison comme un passage vers un autre lui-même.
Le reste du roman se déroule ensuite d’une manière linéaire. Les retours en arrière ne se font pas dans les faits mais dans les réflexions, les pensées de Yakov Bok. Le temps qui s’étire est celui de la maturation de cette réflexion dans les tourments que lui infligent les gardiens de la prison et la justice, profondément antisémites. Des personnages, comme Bibikov, le juge d’instruction, ou son premier avocat, Oustrovky sont les deux aspects d’une justice distante du pouvoir, le premier, curieux de rencontrer un homme qui lui parle de Spinoza, l’autre, touché par son intelligence, se met à lui confier ce qu’il pense sur la régime tsariste. Tous les deux ont compris que le pauvre prisonnier n’est qu’un instrument pour ce pouvoir politique, ayant découvert le vrai meurtrier, et cela leur vaudra la mort pour le premier et l’évincement pour le second. Mais ils sont les deux visages de la compréhension auquel accédera Yakov: le destin d’un homme est inséparable de l’Histoire et de son implication politique.
Le temps aussi s’empare de Yakov. Les mois, les jours, les minutes s’accumulaient sur sa tête, et les cycles alternatifs de lumière et d’obscurité s’entassaient sur les fragments de temps longs et courts. Compté avec l’espoir, il disparaît dans la réalité qui s’enfuit de la tête du prisonnier, avec le surgissement des hallucinations, des rêves éveillés, des plongées dans un sommeil léthargique, jusqu’au jour, où la rage de l’injustice se transforme en haine et en meurtre de soi. Comprenant alors qu’il desservirait les juifs par la suppression de sa vie, dans une préfiguration de ce qui arrivera en Europe, sentant par ce refus la maîtrise de son destin, il entre, au bout de cette lente et ultime maturation des dernières pages du roman, dans le combat politique. Le temps de la narration se superpose au temps long de la maturation de la conscience.
Son univers carcéral se rétrécie au fur et à mesure jusqu’à devenir une cellule d’isolement où il attendra son procès. Là s’amplifie l’exacerbation antisémite, jusqu’à l’épuisement de tous les clichés connus. En dehors, dans le monde russe de Kiev, il a pu fuir dès qu’il sentait qu’il pouvait être découvert mais en prison, c’est de face qu’il les reçoit, dans la meurtrissure dégradante et progressive de son corps. De la part de ses gardiens, des directeurs de prison…
Son corps s’altère, devient malade, alors, dans le supplice de l’attente de son procès, sa conscience claire et raisonnante s’obscurcit sous les sévices subis. Ce corps, dont on attend les menstruations, dans un vieux cliché antisémite, ce corps qui ne peut être, dans la haine du juif, qu’un corps d’homme sans virilité, comme un corps de femme, est violé, par la mise à nu de son intimité, à chaque fouille par le directeur-adjoint, plusieurs fois par jour.
Mais, ce personnage complexe est aiguillonné par son désir de savoir et de comprendre. Aux autres qui l’agressent, il répond avec prudence mais avec conviction et humour, brillant d’intelligence, rendant les autres encore plus violents. Avec les officiels, avec les gardiens, c’est sa raison qui surprend et son raisonnement qui le tient dans les affres de la prison, dans l’étouffement de l’été et les murs de glace de l’hiver. Ses réparties logiques désarçonnent, excitant la rage et la haine, et par moment, mettent à nu les failles de l’autre.
Ainsi, la parole est son arme.
Comme dans cette scène drôle où Grubeshov, le procureur, lui présente un livre répertoriant toutes les formes de nez, dit juif, il répond que celui-là, c’est le vôtre. Avec logique et impertinence. Mais si ces clichés sont véhiculés à tous les étages de la société, ils disent en miroir les images de pogroms… il redoutait le pogrom dont le journal brandissait la menace, n’oublions pas qu’un an à peine après sa naissance, son propre père, avait été tué… deux soldats ivres avaient descendu les trois premiers juifs rencontrés en chemin; son père avait été le deuxième… jeune écolier Yakov avait été témoin d’un vrai pogrom, et il entend … les supprimer jusqu’au dernier, ce qu’on a bien essayé de faire déjà, mais jamais comme il aurait fallu. En prison, il vit dans sa tête une mortelle émeute, emporté par sa peur et la compréhension du monde dans lequel il est plongé.
Cet antisémitisme du début du XXe siècle est saisi par l’écrivain qui en démonte les mécanismes et les aligne dans l’histoire de Yakov. Presque tous sont présents. Ecrit après la seconde guerre mondiale, aux États-Unis, c’est avec ce recul que le narrateur le dénonce, dans la connaissance terrible de la Shoah, dont le délire de Yakov semble préfigurer, littérairement et rétroactivement, l’événement en évoquant la montée dans les trains et les corps brûlés, lors de pogroms.
Mais ce personnage résiste.Dans une résistance par l’étude. Dans la remémoration de ses anciennes lectures pour éviter le désoeuvrement. Il s’appuie sur elles pour penser et réciter des passages de la Bible, recomposés comme des poèmes. Il lira le Nouveau Testament pour comprendre ce Dieu chrétien, en s’interrogeant sur le désaccord entre la parole d’amour et de justice, et son emprisonnement. Son Dieu à lui, il le sait, est trop occupé ailleurs pour penser à ses tourments. Et en s‘appuyant sur Spinoza: Quand on considère les principes fondamentaux, ou bien Dieu est notre invention et n’y peut rien, ou bien il est une force au sein de la nature mais pas de l’Histoire. Une force n’est pas un père. Dieu est un vent froid ; à nous d’essayer de le réchauffer. À vrai dire, j’en ai fait mon deuil.
La Bible sera, par ses citations, toujours en écho à ce qu’il vit, comme des contre-points inévitables qui sèment un doute sur le religieux. Le narrateur comme un perturbateur ironique, met dans la bouche d’un partisan des Cent-Noirs*:
« Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux leur appartient »
« Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde «
« Heureux ce qui sont persécutés pour la justice, car leur royaume des cieux leur appartient »
Ainsi pour Yakov, la vie simple, la pauvreté, la misère, l’injustice ne seront pas les éléments qui lui épargneront, dans ce monde, la solitude et le mépris, la déchéance et les humiliations dégradantes du corps, l’incertitude perverse, maintenue par la justice. Yakov reste dans le présent de sa souffrance, au centre des provocations en tous genres. Libre-penseur, il interroge un Dieu silencieux.
Cette lucidité qui perdure au-delà des sévices le conduit à se poser deux questions durant ce temps long de l’attente.
Pourquoi cette soi-disante justice a besoin d’un crime d’un juif ? Il pose la question à la justice, en donnant une possible réponse: Et si ce meurtre avait été commis par une organisation antisémite dans le but de compromettre les Juifs?
C’est le début de son raisonnement qui prend forme dans ce qu’il voit lors de la reconstitution du crime et dans ce qu’il entendra par la suite. Ce libre-penseur, dans la perte de Dieu, attaché avec force à son innocence, comprend que pour détourner la population d’un soulèvement contre la misère où le peuple est plongé, il est nécessaire de lui procurer des boucs-émissaires, … d’avoir été désigné, parmi les 3 millions de juifs établis en Russie, comme l’assassin présumé d’un enfant chrétien ? Alors, il n’est rien de tel que d’accuser quelqu’un de posséder ce que l’on n’a pas, même si l’autre n’a rien. Les clichés les plus abjectes sur les juifs sont là pour organiser des pogroms…
Et en parlant avec son avocat, celui-ci lui dira en évoquant les conservateurs russes: Et à seule fin de distraire l’attention populaire de la constitution, ils attisent un nationalisme dirigée contre tous les Russes non orthodoxes. Ils persécutent l’ensemble des minorités : polonaise, finnoise, allemande et la nôtre, surtout la nôtre. Il détournent le mécontentement populaire vers les juifs. C’est une solution toute simple à leurs problèmes… Telle est votre destinée au sein de l’Histoire, conclut Ostrovsky.
Yakov Bok comprend que la vie d’un homme est intrinsèquement liée à cette Histoire dans laquelle tout homme est plongé. Dans son shtetl, il ne comprenait pas le monde quand celui-ci ne venait pas à lui dans un déferlement de violence, mais son emprisonnement lui fait accéder à cette conscience qui sait et qui raisonne dans les événements du monde. Il sait, enfin, qu’il est lié à l’Histoire.
A partir de cette idée saisissante pour Yakov, il s’en pose une deuxième à la toute fin du roman. Pourquoi moi ? Se demandait-il pour la énième fois. Pourquoi fallait-il que cela arrivât à un pauvre réparateur à demi ignare ? Qui pourrait souhaiter ce genre d’apprentissage ?… il y avait toutes sortes de réponse à sa première question. Il voyait en son malheur tantôt un élément de son destin personnel –fruit de ses faiblesses et de ses erreurs–, tantôt le résultat de la pression des circonstances, mais sans jamais réussir –était-ce possible d’ailleurs?– à faire le départ entre l’une et l’autre hypothèse.
Il comprend que l’homme, s’il est pris dans l’Histoire, un juif l’est comme un autre homme et aucun Juif n’était innocent dans un état corrompu. Ostrovskylui avait rappeler que l’antisémitisme n’était pas le seul fléau sévissant en Russie. Ceux qui persécutaient des innocents n’étaient jamais des hommes libres. D’où la formidable question de la liberté….
Yakov sort de prison dans une voiture noire pour aller à son procès. Le temps, devient le temps de l’écriture, de la lecture, alors il se coule dans le mouvement de sa pensée et ce qu’il voit, et marque le cheminement de la voiture. Etonnamment, la pensée s’étire et il prend le temps d’avoir une longue discussion rêvée avec le Tsar. Mais là, le roi est nu: dépouillé de ses vêtements, il dialogue avec Yakov, pouvant pardonner tous les méfaits des Juifs mais pas celui d’avoir commis un crime rituel. Et à nouveau, la symbolique du sang apparaît: du reproche de déicide accusant d’avoir fait couler le sang du Christ, au mystère de la messe chrétienne qui le réitère, du crime rituel dont on accuse les juifs pour se régénérer, on arrive au fils du tsar, hémophile. Là c’est le sang qui encore signe la mort. Le sang qui coule devient alors intolérable aux yeux du tsar. La parole se fait humble, le pouvoir n’a pas été voulu, le tsar n’en veut pas aux juifs, il apparaît comme le petit père aimé…
Mais surgit dans la conscience de Yakov, une nouvelle vison du monde: le prisonnier est en train de se politiser: Petit Père….vous avez réussi à nous donner l’État le plus pauvre et le plus réactionnaire de toute l’Europe. …vous n’avez rien fait…. Vous vous dites bon, et pour le prouvez vous organisez des pogroms.
Les excuses ou les raisonnements pervers du tsar, la fomentation des pogroms sont l’expression la plus authentique de la volonté du peuple, dit-il, ne fonctionnent plus. Ainsi Yakov a compris que l’homme doit être engagé et ne pas se laisser faire: … personne ne peut se permettre d’être apolitique, et surtout pas un juif. Impossible d’être juif et apolitique, c’est clair. On ne peut rester assis à se laisser tranquillement détruire….
…Puis il pensa : là où l’on ne se bat pas pour la liberté, elle n’existe pas. Que dit Spinoza? Si l’État agit d’une façon que la nature humaine réprouve, le moindre mal est de le détruire. Mort aux antisémites ! Vive la révolution! Vive la liberté !
Yakov a compris et il est, de libre-penseur, devenu un homme libre.
Cette liberté, si douloureusement approchée et acquise, fut un long combat, solitaire et difficile, profondément humain. Il se tisse en creux métaphorique tout au long du roman. C’est le combat de l’Ange et de Jacob, raconté dans la Bible, présente en prison et dans sa mémoire.
La fin du premier chapitre évoque le passage du Dniepr, présenté comme vu faiblement au loin…au bas d’une montagne, (coulant) large et sombre…où se réfléchissait une lune à demi voilée. Le vieux cheval marche lentement vers ses bords, comme avec réticence. C’est le cheval qui sera négocié auprès du passeur, Yakov est trop pauvre pour le prix demandé de ce passage.
L’on peut mettre en parallèle cette expression du début du roman sur le cheval, laissé au passeur, et vu par le personnage comme s’il avait l’air d’un vieux juif, alors qu’à la fin, c’est lui qui se perçoit comme un Juif vieilli. On passe d’un regard sur le monde extérieur à un regard sur soi.
On retrouve cette remarque sur la symbolique du cheval: «… Car le cheval n’est pas un animal comme les autres. Il est la monture, le véhicule, le vaisseau, et son destin est donc inséparable de l’homme. Entre eux deux, intervient une dialectique particulière, source de paix ou de conflit, qui est celle du psychisme et du mental ». Si c’est le cavalier qui le dirige le jour, « la nuit quand le cavalier est devenu aveugle, le cheval peut se faire voyant et guide : c’est lui qui commande, car lui seul peut franchir impunément les portes du mystère inaccessible à la raison. »**
L’on peut penser alors que Yakov abandonne une certaine forme de judéité, en abandonnant son cheval, comme le sac contenant ses objets de prière tomba alors dans le Dniepr où il coula comme du plomb. Ce qui lui arrivera sera comme une initiation au pays d’Esaü dont il entend, en frémissant la terrible description.
La perte des objets de prière symboliserait sa tentation de pénétrer le monde d’Esaü, le monde qu’il fuira dans Kiev, le monde des antisémites, et tout en le voyant, il cède, comme pour confirmer un cliché sur les juifs, véhiculé depuis des siècles, celui de l’âpreté du gain, pour une meilleure vie. Pénétré dans ce monde par ruse, ce sera pour lui taire son identité juive, sans forcément y renoncer mais les Juifs, il en avait par-dessus la tête de leur histoire, de leur destin et de leur culpabilité. Ce n’est que progressivement, comme si la prison était le coup reçu à la hanche par Jacob dans son combat avec l’Ange, qu’il retrouve cette identité et comprend qu’il faut s’engager.
Et c’est alors que l’on accède au deuxième niveau de symbolisation. Il a quitté le shtetl pour voir le monde, et passe un fleuve comme Abraham et « se met en route hors du lieu de sa naissance »***. En le passant, il se dirige vers le pays d’Esaü, l’autre frère jumeau de Jacob.
Et là, il fait l’expérience de la haine. Au fond de sa prison, dans le froid, la vermine, la puanteur de la cellule et la sienne, le mépris, il a cette hallucination: Au fond du gouffre, le réparateur grelottait des heures durant. Qui l’eût cru ? Le tsar en personne avait entendu parler de lui. Le tsar était convaincu de sa culpabilité. Le tsar voulait qu’il fut condamné et châtié. Yakov s’imaginait enfermé dans une pièce avec l’empereur de toutes les Russies, l’affrontant en combat singulier. Ils luttaient dans le noir, barbe contre barbe, jusqu’au moment où Nicolas se proclamait ange de Dieu et montait au ciel. Seulement, il ne lui donne pas sa bénédiction…
Ce combat est une lutte pour l’accomplissement de soi. Les deux compréhensions de Yakov, la vie d’un homme est indissociable de l’Histoire et un Juif ne doit pas être apolitique, se métaphorisent dans ce combat de l’Ange et de Jacob. Son combat est celui de sa longue résistance, physique, mentale et morale (il tient à soutenir son innocence), tout au long de ces années de prison, pour accéder à son procès.
Dans la Bible, le combat a lieu près d’un ruisseau qui se nomme Yabbok: il sépare deux mondes mais aussi, c’est un lieu de passage, comme la lucarne, comme le Dniepr. Dans un appel phonétique entre les noms du personnage, Yakov Bok et le nom du ruisseau, Yabbok, témoin du combat.
En rentrant au pays d’Esaü, son changement de nom, la suspension de son identité, lui vaudra à la fois, la douleur de la prison, mais surtout l’accès à la compréhension et à l’affirmation de son identité juive, dans l’engagement de soi dans le monde.
Vie inséparable de l’Histoire.
Inséparable du politique.
Pour conclure, l’on peut se poser cette question essentielle qui se construit tout au long du roman: que veut dire ne plus être apolitique ?
J.P. Vernant, célèbre helléniste, écrit dans Les origines de la pensée grecque:
« Avènement de la Polis, naissance de la philosophie : entre les deux ordres de phénomènes les liens sont trop serrés pour que la pensée rationnelle n’apparaisse pas, à ses origines, solidaire des structures sociales et mentales propres à la cité grecque.…
De fait, c’est sur le plan politique que la Raison, en Grèce, s’est tout d’abord exprimée, constituée, formée.… Ainsi s’est dégagée, définie une pensée proprement politique, extérieure à la religion, avec son vocabulaire, ses principes, ses vues théoriques. »
Plus loin, dans La traversée des frontières, dans le chapitre, La Naissance du politique, il approfondit en évoquant la Polis, la « cité-État »:
« Le mot politeia, va s’appliquer aux diverses formes de constitution qu’on doit définir, remplacer, comparer entre elles, ce qu’on peut aussi imaginer, refaire mentalement en dressant le tableau d’une constitution idéale. Le politique, dès lors, ne se contente plus d’exister dans la pratique institutionnelle : il est devenu «conscience de soi», il donne à la vie en groupe, aux individus réunis dans une même communauté, leur caractère proprement humain. »
Ghyslaine Schneider
* Les Cent-Noirs: parti nationaliste, extrême droite, et antisémite, du début du XXe siècle, en Russie
**Dictionnaire des Symboles, JeanChevalier
*** Réflexions sur la question antisémite, Delphine Horvilleur