Voir cette pièce de théâtre est la première chose à faire. Se trace alors dans la mémoire les mouvements des personnages dans les différents espaces de Venise, Florence, Rome et la frontière italienne. Mais lire le texte de Brecht, après l’avoir vu au théâtre, permet d’en saisir l’ampleur, de se poser d’autres questions en prenant le temps de s’arrêter, et aussi d’en tirer des fils vers le monde contemporain. N’était-ce pas en filigrane, l’intention de Brecht, lors de l’écriture de la pièce en 1939 ?
Il ne s’agit pas de retracer ici la vie de Galilée, allant de recherches en découvertes, mais de la présenter dans la perspective induite par le dramaturge, le combat de la science contre l’obscurité. Ce principe peut se dérouler avec d’autres mots, la violence contre le droit de savoir ou de chercher. Il montre à quel point le savant avait compris l’utilité de la protection de certains esprits éclairés, dans cette époque où la papauté était toute puissante, où la religion conduisait politiquement la vie des hommes et les recherches des savants.
Derrière Galilée se profile la silhouette de Giordano Bruno, brûlé parce qu’il ne pouvait rien prouver ! Il n’avait que les calculs et théories du mouvement des astres autour du soleil, et refusant la rétractation de ses découvertes imposée par l’Inquisition, il perdra la vie. Cette idée dangereuse, Galilée agira différemment. Perfectionnant les lentilles d’une lunette hollandaise, il réussit à construire les preuves de la théorie de Bruno, les deux savants se situant dans la lignée copernicienne. Comment sauver le savoir lorsque la pression des autorités en place et les vérités établies contraignent le savant à renoncer à ses découvertes ?
Lui, Galilée croit en la douce violence de la raison sur les hommes. La plupart y succombent, et à la longue tous. Et il vrai qu’une partie des savants de l’Inquisition furent convaincus de ses théories.
En plus de l’importance de la raison démontrante, une autre remarque est avancée par un personnage, Sagredo, celle de la réaction des hommes à l’apparition de la vérité. C’est la nuit du malheur, celle où l’homme voit la vérité. Et l’heure de l’aveuglement, celle où il croit en la raison humaine. Comment les puissants peuvent-ils admettre une vérité lorsque celle-ci dérange, perturbe et veut changer l’ordre établi? Les hommes ne sont-ils pas menés aussi par d’autres affects que ceux de la raison ? L’intérêt, le ressentiment, la puissance du pouvoir, de l’argent …C’est à croire que l’homme a du mal à sortir de ce dilemme entre vérité et raison.
Galilée compose avec l’aide sollicitée auprès des puissants pouvant l’aider à vivre pour continuer ses recherches. Un vrai paradoxe, et une énergie folle en la croyance des avancées qu’apportent ces deux notions: le raisonnement dans la recherche et la force de dire la découverte des sciences.
L’inquiétude, la position de Dieu et les affirmations de l’Eglise, idées portées par Le Mathématicien qui interpelle Galilée sur le fait que des astres peuvent errer librement dans le ciel. Comment les hommes peuvent-ils vivre en liberté sans le regard de Dieu? Peut-on agir sans son regard, sans son contrôle ? Comment l’église de ce temps peut-elle admettre que ses dogmes soient remis en cause par les découvertes scientifiques ?
Et l’Inquisition de s’en mêler:
Pour ce qui est du sens des phénomènes que nous ne pouvons saisir… nous en avons attribué la responsabilité à un être suprême, nous avons dit que cela servait certains desseins et que tout cela découlait d’un vaste plan…mais à présent, vous accusez cet être suprême de ne pas savoir clairement comment se meut le monde des astres, ce que vous par contre, sauriez clairement. Est-ce sage ?
Dans ce processus de rappel impérieux aux croyances religieuses établies, il est important de porter un masque pour pouvoir continuer de faire ce que l’on doit. Car dénoncer cet ordre immuable serait bouleverser la vie des gens simples qui croient en l’Ecriture sainte qui a tout expliqué et tout justifié comme étant nécessaire, la sueur, la patience, la faim, la soumission et en qui maintenant on trouve tant d’erreurs. Et la science ne peut se taire pour ne pas déranger l’Église, l’ordre du monde et la vie des gens qu’elle a établis.
Peut-on trouver des parallèles dans notre société actuelle dans les remises en question sur l’importance de chacune des vies humaines et du navire qui nous porte ? Entre les intérêts de certains et l’intérêt de tous ?
Et Galilée de s’écrier: Ce ne sont pas les mouvements de quelques astres éloignés qui font dresser l’oreille à l’Italie mais la bonne nouvelle que des doctrines tenues pour inébranlables ont commencé à vaciller et chacun sait que celles-là sont trop nombreuses. Une certaine forme d’espoir.
Et chez Galilée, la volonté d’agir qui le pousse s’appuie sur la logique. Il prend cet exemple du pain sur la table, il y a ceux qui voient la pain que sur leur table ne veulent pas savoir comme on l’a préparé; cette racaille préfère remercier Dieu que le boulanger; mais ceux qui font le pain comprendront que rien ne bouge si on ne le fait pas bouger. C’est alors qu’il donne le mode d’emploi de la recherche: partir de l’hypothèse qui est avancée, l’immobilité de la terre comme exact, pour démontrer son inefficacité et faire apparaître ce qui est recherché réellement: l’immobilité du soleil.
Galilée fut obligé de se rétracter en juin 1633. Il accepta.
En revenant, entendant l’affirmation du jeune homme qui le suit depuis son enfance, Malheureux le pays qui n’a pas de héros, Galilée lui répond: Non. Malheureux le pays qui a besoin de héros. Derrière ces deux répliques, se cache le dramaturge. Parce que cette pièce, si elle donne à voir et à entendre une biographie du savant, elle projette l’ombre portée de l’époque qui en a vu son écriture, les moments où le fascisme se prépare à la guerre. Le passé permet de dire le contemporain.
Sa réputation a gagné l’Europe comme ses théories.
Galileo Galilei, prisonnier de l’Eglise usera ses yeux, le soir des nuits les plus claires à écrire les Discorsi, qui passeront incognito la frontière italienne, portés par Andrea, personnage qui traverse la pièce, comme un marqueur des changements du monde que le passage du temps implique.
C’est à se moment de la pièce, à la toute fin, que s’affirme la théorie que Brecht soutient dans cette pièce. Pour que la vérité se fasse jour, faut-il la défendre et en mourir, ou bien contourner l’opposition, y revenir subrepticement pour la faire jaillir en plein jour, en provoquant des conditions favorables ? Vous cachiez la vérité, dira Andrea. A l’ennemi. Dans le domaine de l’éthique vous aviez des siècles d’avance sur nous. …et Galilée lui avait déjà dit qu’il vaut mieux avoir les mains sales que vides.
Il y a aussi cette belle idée qu’à l’affirmation irrévocable de pensées ou de théories, la remise en question, le doute sont fondamentalement plus productifs. L’analyse scientifique permet des découvertes mais aussi pointe ceux qui soutenaient le contraire et entraînaient les gens dans une vision étroite ou erronée.
Cette idée, l’interrogation constante de ce qui est, issue d’un regard scientifique, paraît être universelle, et porte encore ses échos maintenant lorsque d’aucuns ne veulent pas voir le changement irréversible du monde. Cette idée demande un changement radical de penser ce monde.
Et dans le sens pascalien du terme, Penser est l’un des plus grands divertissements de l’espèce humaine, dira Galilée.
Ghyslaine Schneider