(Difficile tentative de résumer une pensée déjà concise et allant rapidement à l’essentiel)
Je veux parler ici d’une catastrophe lente à venir et suggérer que l’on ne prévient pas un désastre par la crainte des fins dernières….
C’est ainsi que l’historien Patrick Boucheron commence ce libelle dont le titre est en partie celui de l’ouvrage du philosophe Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains. Il le fait au nom de son travail d’historien, bien que de l’historien, dans notre société, l’on attende un décryptage de l’événement.
Plusieurs termes apparaissent et donnent à penser :
imminence… injonction de la transparence…l’histoire, comme discipline, ne s’affaiblit pas en exposant ses incertitudes… l’inquiétude du discours… le royaume de l’inconséquence… fabrique de l’ignorance (actions permanentes des lobbies)… l’inventaire de nos attachements… crise…trajectoire…crise de l’imminence… sortir du déni du danger…joie…courage…ne pas être fasciné par la catastrophe…
Doit-on s’engager, et au milieu de l’action, voir et commencer à prendre des décisions ? A partir de cette question, l’historien force sa nature et tente de proposer une réponse, dans le temps court des risques graves annoncés, politiques et climatiques. Temps qui génère l’angoisse et peut empêcher d’agir, crainte nous rendant fragile, dans un risque d’impuissance. Le temps qui reste est vraiment très court. Alors quel serait le petit tas de ruses, d’astuces et de renoncements qui nous empêche … de faire ployer l’ordre du temps ?
L’historien affirme que sa discipline ne doit pas l’exposer à des prises de positions sur le vrai et le faux d’une situation, mais à choisir de critiquer ceux qui en prennent la liberté de le faire. Il est plus nécessaire de s’interroger sur le contenu du discours, sur l’importance des mots choisis pour en parler, vecteurs des idées sous-jacentes. Ce n’est que la parole d’un historien, parlant en son nom, non en fonction du savoir prétendu à sa discipline, et non en fonction de l’émotion qui gouverne, en notre époque, la raison.
Savoir regarder ce qu’il y a de plus ténu dans l’ordre des événements.
S’appuyant sur le film de Claude Sautet, Les choses de la vie, la mort, au cours des premières scènes, du personnage principal, n’en est que l’événement, non l’issue, c’est à dire le commencement de la fin. Dans notre monde, un événement devient une crise alors qu’il faudrait considérer ce qui arrive comme une trajectoire, l’aboutissement d’un ensemble de petits événements non remarquables, parce que, là encore, l’on est indifférent à la marche du monde.
De ce fait, la crise climatique a commencé depuis longtemps sans être prise en considération par le politique, altérant la confiance qui peut être mis en lui. On parle alors de crise de l’imminence. Le futur surgit dans le présent. Auparavant, l’on pensait que le temps géologique était hors de la portée de l’humain, mais paradoxalement, maintenant, ce temps-là dépend de la décision politique. Il faut donc penser pourquoi l’on reste dans ce temps de l’inconséquence.
Boucheron s’appuie sur l’exemple de l’horloge Doomstay Clock . Pourquoi ? Parce que l’utilisation de la métaphore peut laisser espérer une sortie du déni du danger et rende l’écologie politique plus convaincante. Et la citation de Hans Jonas, philosophe allemand: La prophétie du malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise, et de se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alerte, en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice: il se pourrait que leur impair soit leur mérite.
La nécessité de prendre conscience que tout n’est pas accompli, laisse la possibilité d’agir dans ce temps qui reste, et de ne pas -trop – désespérer. D’où l’importance de cette jeunesse militante. Etre attentif pour voir les signes imperceptibles du surgissement de l’événement, car en craignant l’événement, on pourrait le faire surgir, comme le retour possible du pire. Nommer n’est pas éviter l’arrivée de ce qui est désigné.
Une catastrophe occupe tout l’espace mais deux points s’en dégagent: soit il y a la conjonction, soit le conflit secret de deux catastrophes: ce qui se voit et ce qui passe inaperçu souterrainement….et l’on peut… précipiter la catastrophe en croyant la prévenir.
De nombreux éléments sont altérés gravement comme la dégradation de la parole politique et le rapport à la vérité : une porte ouverte sur les dérives autoritaires. De plus, il y a la notion de la perception du temps et à l’intérieur, la perception des événements vécus. De la nouvelle, Les pêcheurs du bord de Seine, lors de la décapitation de Louis XVI, en 1793, Stephan Zweig écrit que les hommes ont un petit coeur étroit qui ne peut enfermer qu’une certaine dose de malheur. Ce n’est pas nous qui sommes trop peu sensibles, non, c’est qu’il se passe trop de choses « en ces temps historiques ». Le temps peut paraître court mais l’esprit humain a une certaine capacité d’absorption et de résistance. Jusqu’en 2027, c’est court, mais en même temps c’est long: d’où cette fameuse phrase de Chirac: Notre maison brûle et nous regardons ailleurs.
En fait, ne pas se contenter du temps qui reste passivement mais de vivre le temps qui reste. Boucheron évoque cette date de 2027, échéance électorale qui semble paralyser par les risques, alors propose-t-il, ne le soyons pas et ne perdons pas notre temps en conjectures inefficaces, puisque voter est un pari sur l’avenir. La parole politique, macroniste, autoritarisme sur fond de capitalisme ensauvagé, se dément elle-même, affirmant un jour une chose, une autre fois, son contraire, dans un déni démocratique (ex. Le réforme des retraites).
Et, il y a « la montée du front national ».
Il cite cette réflexion de Walter Benjamin que la catastrophe n’est pas surgissement de l’inattendu, mais continuation du pire, dés lors que personne ne trouve le moyen d’y contrevenir. Il s’en suit l’évocation de la crise des migrants sous fond de racisme et de xénophobie, moteurs de l’extrême-droite et de la droite actuelle. Comme le vote actuel est un vote contre, la droite a préparé, d’une certaine manière, sa possible arrivée par des textes de lois et des mesures policières.
L’exemple italien: l’incrédulité dans l’épidémie de covid qui touchait la Lombardie peut nous renseigner sur le processus. Sur le plan politique, il y a eu Berlusconi, Beppo Grillo, promouvant le saccage audiovisuel, de la diversité culturelle. Plus d’esprit critique ! Et Matteo Salvini pour le langage plus qu’outrancier et les dénis.
Les régimes autocrates ou autoritaires testent les limites de là où ils peuvent aller, le XXe siècle nous apprenant que l’histoire ne se répète pas mais selon Hannah Arendt, c’est l’art de se souvenir de ce dont les hommes en société, sont capables. L’historien Timothy Snyder, dans De la tyrannie, rappelle que pour l’essentiel, le pouvoir autoritaire est librement consenti, le pouvoir en prenant la mesure et agissant en conséquence. Le langage en subit l’effraction, le parler juste n’existe plus. Les droits humains sont maltraités, les étrangers, enfermés dans des camps, les fonctionnaires discrédités et les intellectuels, bafoués. Le fascisme des années du XXe siècle ne reviendront pas d’une manière semblable mais pèsent sur nous comme des fantômes. N’agissons-nous pas , comme l’explique Hélène Cixous, dans 1938, Nuits, …Qui veille, là-haut ou au fond de nous à ce que nous obéissons comme des insensés, au démon du contretemps.
Dans la question que Boucheron pose, il y a le retour sur la nécessité de penser: comment organiser son pessimisme pour ne pas désespérer du temps qui reste , comment prendre sa part des combats à mener en rendant serviable à toutes et à tous, un travail de pensée?
Les événements, comme le temps qui passe, nous marquent et peuvent faire un travail de sape, meurtrissant notre courage et notre volonté. La tentation de la radicalité en se débarrassant de la réflexion, de la pensée peut être regrettable. Il y aurait :
- l’heure d’exactitude », selon Marc Bloch: nommer exactement les choses qui se passent; trouver des mots pour encourager l’action.
Pour cela:
- apprendre « à vivre avec le trouble » (selon la penseuse de l’écoféminisme Donna J. Haraway)
- lire tous ceux qui se sont révoltés contre la barbarie sans gagner la débâcle, qui ont gagné la guerre des détails. Comme Ernst Bloch, dans Héritage de ce temps, posant une question essentielle: Comment en est-on arrivé là ? Imaginer quelque possible recommencement de la vie démocratique et de l’énergie émancipatrice.
- recourir à l’histoire comme le dit George Didi-Hubermann, dans Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève: …seule est féconde la ressouvenance qui est aussi souvenir de ce qui reste à faire.
Patrick Boucheron suggère, au moment où la recherche de l’histoire est méprisée, de ne pas renoncer à chercher, partout où l’on peut le faire, des conjurations d’intelligences. … même si les choses horribles commencent toujours intelligemment.
Les livres nous permettent de nous arrêter et de penser. C’est une chose essentielle à faire parce que les livres accompagnent les changements souterrains ou évidents. Pour lui encore, ce mouvement profond doit s’accompagner de la joie, évidence qui traverse les corps. L’idéologie mortifère doit être combattu …en imaginant autre chose.
Il est encore nécessaire de ne pas être fasciné par la catastrophe qui s’annonce, de ne pas s’habituer à ce ce que l’on entend, mais d’imaginer, de se déplacer dans ce monde, dans une action constructive d’utopies concrètes qui, à force de ténacité d’imagination, s’inventent en situation, de celles qui, mises en commun par de nouveaux modes d’existence, révèlent en nous une force et un courage que vous n’espériez même pas. …c’est déjà présent, partout où l’on combat, où l’on résiste, où l’on s’engage, là surtout où on ne se laisse pas engourdir par cette soumission anticipée à la catastrophe qui vient.
…étonner la catastrophe… afin de ne pas manquer au temps qui reste.
Résumé par Ghyslaine Schneider