GUYOTAT Pierre, Idiotie

Idiotie, est un récit surprenant, aux nombreux prix, écrit en 2018, deux ans avant la mort de son auteur, Pierre Guyotat. 

S’il présente, parfois, de brèves difficultés de lecture à cause, bien souvent, des structures  syntaxiques des phrases, avec les articles supprimés ou des séries d’accumulation, il devient très vitre attachant justement par ce rythme, parce que l’on y sent cette voix d’un homme âgé, pleine de vivacité à certains moments,  revenant sur cette période de sortie de l’adolescence ou de l’extrême jeunesse d’un jeune homme.  Avec beaucoup de tendresse et de réalisme. Et l’Algérie, comme le sexe sont au coeur de ce texte. 
Territoires à pacifier, la terre et le corps… Avec, sous-jacent, cet acte très symbolique du vol, comme métaphore.  Vol d’une terre, vol d’argent pour survivre…pour le corps. 

La recherche de la femme pour ce très jeune, son mystère que représente son sexe, le plaisir qui doit en jaillir, le désir d’écrire, de se libérer du père pour advenir homme. Et c’est l’engagement pour l’Algérie qui est la forme concrète de cette conquête, de cette volonté d’affirmation de l’être. 
La découverte de la promiscuité des autres dans les chambrées, la mise en avant de capacités qui l’entraîneront vers la rébellion, par la prise de conscience et l’affirmation de convictions politiques, d’écrits sur le réel vécu, l’emprisonnement dans cette fin de guerre d’Algérie. Cette misère-là, la mise à l’arrêt, dans tous les sens du terme, et dans la promiscuité d’une cellule de terre battue, quasi enterrée, l’affirme, le durcit, le fait naître au monde des hommes, fait de violences et de cruautés, dans un même mouvement vers la douceur violente et fascinante du corps féminin. 

Rejoignant les appelés de la guerre d’Algérie, en cette période précédant les accords d’Évian, et les mois qui le séparent au début de l’automne 1962, d’un retour en France. Avec toutes les conséquences pour les deux populations en présence, l’Européenne et l’Algérienne.
Dans le séjour difficile à Paris, avant le départ pour l’autre rive méditerranéenne, c’est la recherche incessante des filles qui le préoccupent, une manière de se libérer de la famille, du père, mais dans la présence douce et incessante de l’enfance qui est encore là. Dans le souvenir, si proche de la mère, morte. Dans les mots écrits, où les besoins du corps se disent dans leur crudité. Et, surtout, le désir d’écrire, d’être publié, impérieux.

Il y a l’entrainement militaire avant le départ. La conscience de notre soumission, l’ignorance où l’on nous tient de tout ce qui est et qui vient, c’est un cauchemar dont, sortant de l’enchantement de la sottise, il faut se réveiller et rire. Et la propagande en cette fin « d’événements » rend les jeunes hommes soumis, humiliés, du cri partout en nous, notre langage raréfié, notre esprit nié, nous serions les ambassadeurs de la France et de la civilisation occidentale…Vite aux camions, au train et au bateau !

Et tout cela dans l’ambiance d’un camp militaire, où la hiérarchie séparent les simples soldats, exécutants et les gradés, sur fond de conflit entre les généraux d’Alger , du Général de Paris, et en toile de fond, les mécaniciens  (qui) s’affairent autour de quelques uns de ces engins qui répandent le napalm sur les forêts, mitraillent les douars abandonnés de force.

Il y a aussi la description d’un membre de l’OAS, capable de s’embusquer et de tirer sur les premiers ouvriers, employés d’aspect arabe. 

Il y a aussi ces militaires algériens, « français-musulmans », qui désertent au dernier moment, pour l’ALN et en menaçant des soldats de notre commando. Ce qui sera la cause de son enfermement, soupçonné de complicité avec l’ennemi. Et qui lui vaudra de passer devant un tribunal militaire. C’est alors qu’il redécouvre le plaisir, l’assurance que l’on ne peut rien contre la pensée, fut-elle, celle fragile, d’un tout jeune homme. Ses réponses, le livre publié, ses carnets pris par les militaires, lui font découvrir , au cours de longs interrogatoires, le mot « intellectuel », pour eux, moi qui connaît alors à peine le mot, je serai plus maltraité que le non-instruit dont ils espèrent une soumission entière. 

Même s’il souffre physiquement, dans la dégradation du corps par les conditions de détention, de l’enfermement, de la pression morale, il a conscience d’être dans un juste mouvement et sa réflexion, son regard sont porté par une maturité historique, une bonne cause historique: ce que j’ai lu, relu, de la conquête initiale, cruelle, des répressions pour la maintenir, des spoliations, du mépris de l’Histoire de l’Autre, de la conscience historique de l’ « indigène » par la France, ailleurs par les autres puissances coloniales, le spectacle de la rue , des comportements, des gestes, le contraste entre une langue française – même dévoyée dans l’ordre militaire et la fanfaronnade extrémiste – dominatrice et un langage arabe, berbère infériorisé, pitoyable et menaçant, ce que j’ai vu dans le bled et su des exactions sur un peuple soumis à deux terreurs, tourmenté de deux appartenances difficiles à concilier, confirme ma foi dans l’indépendance: la magnanimité de ce peuple qui distingue ses tortionnaires de la France des Français qu’il aime, nous, Français, nous n’en serions pas capables du quart.

Et ceci dit sa colère contre les exactions de la conquête, violente, sauvage, avec ses massacres, ses enfumades, ses villages et leurs récoltes brûlés, ses crimes de guerre des militaires comme Pélissier, futur duc de Malakoff… Saint-Arnaud, le futur sbire du 2 décembre, séduisant leur auditoire français par leurs -exploits, et tous les régimes du dix-neuvième siècle en France trempent dans ce sang de la conquête de l’Algérie, dernier legs de la royauté bourbonienne, branche aînée.

Les traces dans la mémoire des peuples.

Et l’indépendance arriva. Et sonna l’heure des règlements de comptes. 

Il y a ce que l’on n’a pas dit pendant de longues décennies sur la fin de la guerre, ce qui était prévisible, ce qui fut trahi pour certains, abandonné pour d’autres. Nous pressentons que les factions renforçant de nouvelles, réprimées par l’urgence des combats de dernière heure, déchirements, meurtres, viols, tortures, massacres se préparent sur tout le territoire. Et que nous en ayons pris le texte nous fait complices du cessez-le-feu, de la reddition de la France, de sa défaite, diplomatique, de la trahison de son armée, victorieuse sur le terrain, de l’abandon vaguement programmé des populations loyales à la France.

La veille du 1er juillet 1962. Il écrit: 
Nous essayons de convaincre deux de nos camarades supplétifs… de ne pas monter voter au douar; …eux qui nous étaient un peu indifférents – âge plus avancé, statut militaire déconsidéré- ils nous deviennent chers et nous pour eux …impossible de les retenir, ils veulent faire leur « devoir de citoyen »…voir leurs enfants….Feu dans le djebel d’avant la mer: le soir nous apprenons qu’ils ont été suppliciés et égorgés.
Nuits du 1er au 2 juillet, du 2 au 3: afflux de villageois aux grands yeux épouvantés, femmes, enfants, vieillards, vers nos murs barbelés…les ordres radio, vocaux confirmés par morse… sont d’empêcher toute entrée: l’indépendance est votée, reconnue et  proclamée, nous sommes en terre étrangère. 
C’est alors qu’ils essayent d’organiser des passages pour les aider, les laisser rentrer dans la camp, et la phrase se met à être poétique. 
La chouette maintient son cri, dans les diminutions du son, mais son terrain de chasse est comble d’êtres humains pourchassés ou craignant de l’être. 
…Rumeur de massacres, loin…Mais, là-haut, la rumeur des massacres sur piton, couronne de pleurs, de cris, comme une offrande à quels dieux ? un plateau exalté de forfaits.

Et le désespoir des militaires français qui se sentent trahis, fidèles à l’autorité.  Dans ce moment d’Histoire et de changements, dans le bruit des armes encore vibrantes, des massacres, dans les villes, Oran, et les campagnes, continuant, le narrateur repense à cette métropole oublieuse, en souci de ses seules rentrées scolaire, littéraire, parlementaire, financière.

Et dans ce temps de passation terminée, une scène de désir termine le livre, dans un face à face impossible, une approche fascinante, défendue, interdite par un garçon, un frère ? sur une toute jeune fille, dans une grande maison … aux volets clos sur l’exode ?

Puis le passage d’une rive à l’autre, en sens contraire de l’arrivée, sur le bateau et ces paroles d’un vieillard, décoration à l’appui… « …vous  ne nous avez pas défendus, hein ? Vous ne nous avez pas défendus …on vous a trompés, vous aussi ».

Et l’arrivée au camp de Sainte-Marthe, dans les faubourgs de Marseille.
Et quand ils descendent en ville, ils voient des groupes de famille chargées de sacs, de valises, en bas d’immeubles de location provisoire.  Le regard voyeur sur le désir d’une femme, sur le bateau, et le regard d’une jeune fille s’attardant sur lui, dans la ville d’en-face d’Alger. La remontée sur Paris, le train des militaires laissant passer les trains des rapatriés.

A la toute fin de ce récit, c’est comme un tombeau à la mémoire des appelés du contingent, (illégalement forcé à la guerre), ceux qui ne peuvent plus transmettre la vie, mutilés des organes, allongés dans les gorges, sur les plateaux, sur les pavés, sur les trottoirs de l’Algérie, mais aussi à la mémoire de tous ceux qui ont souffert des mutilations, des tortures, des violences, des anéantissements du corps, de l’esprit, ceux de cette guerre qui se termine à peine, les victimes à retardement du crime originel de la conquête. 

Il y a aussi dans ce beau récit, ce qui soutient cette parole qui dénonce la colonisation et la guerre, la nécessité d’écrire, apparue jeune, une nécessité comme le semence, qui a besoin de sortir de moi par du texte.
Pour Guyotat, après la lecture, et peut-on encore l’appeler récit ? ou confession de soi dans une forme de dénonciation? écrire devient une manière de sentir la vie et les émotions de l’autre. 

Au bord de l’évanouissement s’agissant de texte, tant la lecture de la moindre phrase à rendre compte de l’atrocité je la vis à l’intérieure de ceux qui la vivent, avec, en plus, le point de vue de qui la regarde se faire, supplice pénal, supplice politique, « misères de la guerre »; et plus la phrase est terne, plus forte est l’émotion qui est plus que de l’émotion, l’hallucination (ainsi dans l’oeuvre que je fais, ai-je toujours balancé entre la distanciation et l’immédiateté: entre spectateur, témoin interdit de cri et supplicié). 

Une manière et une éthique d’écriture. 

Ghyslaine Schneider

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DAZAI Osamu , Soleil couchant

Osamu Dazai, Soleil couchant

Ecrit après l’impensable de la bombe, la capitulation du Japon, la société japonaise est traumatisée dans son ensemble. L’entrée de la modernité au pays du Soleil Levant, au début du XXème siècle, bouscula, en détruisant, des pans entiers de l’ancienne société japonaise, ses modes de vie, sa manière de percevoir le monde qui l’entoure, ses valeurs. La ville d’Edo se transforme, et le roman La Sumida, de Nagaï Kafu, traduit cette fracture dans « l’être japonais », saisi le lecteur par la conscience de cette désolation et de ce désespoir. C’est dans des estampes d’Hiroshima et de Kunisada que l’ancien Japon  de la ville d’Edo peut aussi se rencontrer, peintres inscrivant dans leurs sensations au monde, cette vision particulière des japonais à vivre en lien avec la beauté de la nature, dans le changement des couleurs du ciel, des fleurs, des saisons successives. 

Cette empreinte est permanente dans le roman de Osamu Dazai, et scande la vie des personnages, reliant dans une relation étroite, leurs goûts à l’évolution de leurs sentiments, à leur superstition, où fleurs et certains animaux disent aux vivants ce qu’ils perçoivent implicitement dans leur âme. Le serpent parcoure le roman, emblème de vie et de mort, métaphore s’insinuant dans la poitrine de Kazuko, et dans la réalité du rêve de la mère mourante. Emblème de mort, il s’enroule près du père en train de mourir, petit serpent noir près de son lit, et s’accroche alors en nombre dans les arbres et les buissons de fleurs du jardin, comme dans une apparition fantomatique. 

Cette histoire de désir et de mort se déroule sur huit chapitres, s’appuyant sur tous les procédés littéraires, de la narration au dialogue,  du journal écrit par le frère Naoji, aux nombreuses lettres. Elle raconte la ruine d’une famille japonaise, obligée de partir de sa belle demeure, le retour du fils de la guerre dans le Pacifique dont le vécu se perd dans le silence mais dont le cri s’entend, sur ce chemin vers le suicide, dans une plongée dans les drogues, l’alcool, les femmes, les dettes, autant de tentatives vaines pour en sortir, un secret dans le coeur, vie marquée par l’impuissance à se dire aux autres et à se vivre. La soeur, en forme psychique inversée de la mère et du frère, sort de la tragédie, seule, poussée par son désir de vivre et de celui d’avoir un enfant. Des retours en arrière construisent l’épaisseur du roman, sa dimension temporelle, portée par la remémoration, associations liant le présent vécu au  passé des personnages.

Le roman commence par l’éloge de la mère. Cette mère si aristocratique est une modèle inatteignable pour ses deux enfants, surtout pour sa fille, consciente d’être sotte, à force de l’entendre répété …moi qui suit, d’après la formule de Naoji, une miséreuse de grande classe, finit par percevoir un désir de vie qui naît au fond d’elle, acculée à le trouver pour survivre, face à la préférence de sa mère pour son frère.
La main de la mère, si agile, qu’elle fait voler sa cuiller comme une hirondelle, devient une main, qui, déformée n’était pas celle de Mère. C’était la main d’une autre. …Puis, pour le fils acculée à trouver de l’argent, une autre main en plâtre…une main de Vénus …une main d’un blanc pur, comme une fleur de dahlia, montée sur socle. La main, à plusieurs moments du roman, marque le signe de l’aristocratie, fragilisée à la sortie de la guerre, puis figée symboliquement  dans une représentation en plâtre, aristocratie qui pour une part de celle-ci,  est vouée à mourir, à disparaître.  Le fils, conscient du peu de temps de vie qui reste à sa mère dira à son retour de la guerre, Mieux lui faudrait de mourir bientôt. Les êtres de la catégorie de maman ne sont pas faits pour continuer à vivre dans un monde comme celui-ci.
Celle qui faisait l’admiration de ses enfants, pleine de raffinement, … de grâce et de précision, aux attitudes absolument charmantes, mais étrangement séduisantes, avec un ton de voix vraiment adorable, cette mère qui faisait dire à son fils…nous ne sommes pas à la hauteur de Mère,  et  qui conclut, après avoir défini ce qu’est un véritable aristocrate, Maman est la seule aristocrate de notre famille. Elle en est le vrai symbole. Elle a un ton, un maintien qu’aucun de nous ne peut égaler. Peut-on survivre à un tel modèle? 

Sa fille raconte les événements qui traversent cette nouvelle vie en les liant, par associations au passé. La superstition surgit de l’épisode des oeufs du serpent enterrés,  et la Mère ira dans ce sens, que cet acte nous porterait malheur. Mais la sensibilité deKazuko lui laisse percevoir l’intolérable sensation qu’un affreux petit serpent, qui abrégerait les jours de Mère, s’était insinué dans mon sein. Il y a comme un échange de vie, la Mère s’étiolant au profit de sa fille qui reprend des forces, dans ce désir inconscient de mort de l’autre, dans un saisissement métaphorique du passage d’une vie de femme à une autre, et je ne peux éviter de penser que c’est en aspirant le souffle vital de mère que je me fortifie. Il en est de même pour l’incendie qu’elle a provoquée, développant en elle un sentiment de honte, un déshonneur, qu’elle se doit de surmonter. L’individu n’existe pas dans cette société, alors que cette jeune femme sent monter en elle, le désir qui différencie des autres.
C’est de la cohabitation de son aristocratie ineffaçable , tu n’as pas le même air que les autres, et de cet apprentissage difficile de coolie, durant la guerre, du travail aux champs, après la ruine de la famille, la faisant  devenir une campagnarde épaisse, que la jeune femme, laisse passer une énergie de vie, dans (m)son sein, une vipère est lovée, qui grossit au détriment de Mère, qui se développe, quelque effort que je fasse pour l’étouffer. La même idée se répète encore sous la forme du serpent pour dire ce combat qui s’annonce entre le passé et l’avenir, entre la vie et la mort, entre la mère, femme de l’aristocratie finissante et de la fille, nouvelle femme dans un monde post-apocalyptique.

Son besoin d’amour et d’enfant, l’effacement d’un mariage difficile, marqué par la perte du nouveau-né, la conduit à construire une histoire romanesque, autour d’un baiser donné par l’écrivain imbibé de saké, mentor de son frère. 

Ce romanesque rejoint la question du réalisme et du romanesque en littérature. Le frère qui semble endosser la figure de l’écrivain, car l’on sait qu’Osamu Dazai se servait d’éléments autobiographiques pour construire ses personnages, s’interroge sur la nature du roman et sur le génie de l’écrivain. Le roman distingué, parfait dans son genre, n’est pas approprié au monde de l’après-guerre, et il n’est pas ce qu’il désire parce que, même s’il peut l’écrire, celui-ci provoquerait sa honte. Le roman est là pour illuminer d’un sourire le visage d’un ami, en espérant que ce roman n’ait pas l’air affecté d’un bon ouvrage ! J’écrirai mon roman maladroitement, je le bâclerai délibérément, …(pour) voir heureuse la figure de mon ami. Cette conception du roman séduisant mais qui trompe, le romanesque qui détourne de la vie, se retrouve dans la relation aux livres de la mère et de la fille. 

Kazuko, durant l’été, envoie trois lettres à l’écrivain Uehada pour lui dire son désir et son amour grandissant. Une sorte de piège qui fonctionne. Chaque lettre s’appuie sur une référence à la littérature surtout européenne, et trame un sens plus profond que le simple énoncé de la narration. 
Si la première lettre permet au personnage de s’interroger sur les mots réalisme et romanesque au sujet de sa vie, de ce qu’elle dit dans cette lettre renvoie au roman de D.H. Lawrence, Amant et fils, écho à l’histoire du roman japonais, histoire anglaise où, tenue par les conventions sociales, la mère par sa mort, libère le fils sans l’entraîner dans le suicide.  
La deuxième, plus explicite s’appuie sur le roman de Balzac, La femme de trente ans. Ce roman rencontre ici la réalité du personnage Kazuko, renforçant sa ténacité, citant cette phrase de l’écrivain français, un peu de parfum de la jeune fille subsiste dans la femme jusqu’à ses vingt-neuf ans, mais il n’en reste rien dans le corps de la femme de trente ans. Le théâtre de Tchekov, avec un personnage de La cerisaie, vient illustrer la réaction du vieux peintre qui l’a demandé en mariage. Elle expliquera à l’écrivain qu’elle n’est pas comme le personnage de La Mouette, amoureuse d’un écrivain, mais elle s’inscrit dans le réalisme de sa propre vie, en réitérant son désir d’aimer librement et d’avoir un enfant. 
Et tel une mise en abyme, elle évoque les romans aux histoires d’amour pleines de bons sens de Uehara, l’écrivain-personnage, la nouvelle figure de l’écrivain  japonais opposée à Dazaï, en les confrontant à sa propre vie. Elle est, personnage de roman, non un personnage romanesque, mais  une femme pensant  librement  que la bonne vie consiste à pouvoir faire ce que je veux. Et dans la réalité de sa vie. Et le roman, sans être réaliste au sens strict du courant littéraire français, présente des personnages romanesques qui veulent s’approcher de la réalité de leur vie.
Paradoxalement, la troisième lettre revient à la littérature japonaise, le temps du Manyyôshû, ou du Conte de Genji, écrit par une femme, contre le rationalisme chinois, racontant l’histoire d’un enfant illégitime, situation romanesque émouvante et triste. Ce serait demander à l’écrivain de la soutenir, l’aider mais elle se dresse alors en tant que femme libre et consciente de l’importance de son désir, je voudrais être heureuse d’être née, d’être vivante, de penser qu’il existe un monde et des gens. La tentation du romanesque est évidente. 

C’est ainsi que la jeune femme se retourne vers la littérature politique et particulièrement vers la figure combattante de Rosa Luxembourg. Elle expliquera, après que sa mère ait aperçu ces livres, lui jetant un petit coup d’oeil chargé de tristesse…, que les lectures favorites de cette dernière sont Hugo, les Dumas père et fils, Musset, Daudet; disant, mais je sais que ces livres doucement romanesques sont eux-même imprégnés d’un parfum révolutionnaire, une concession à cette littérature. Elle ne tombe pas complètement dans le piège de romans qui seraient mensonges sur la vie, et ne détruiraient pas les idées conventionnelles. Un peu comme dans Madame Bovary où l’héroïne perçoit le monde à travers les romans de Walter Scott.

Dans ce monde nouveau, l’écrivain Uehara est un fils de paysan, méprisant les  aristocrates, incapables de comprendre nos sentiments. Même si sa famille a toujours soutenu les artistes, Naoji dira de l’écrivain que ses seuls atouts sont une audace de paysan, une folle confiance en soi et même un vrai talent commercial. On a l’impression que se dessine, déjà ce qui fait les nuances d’échelle de valeur dans la littérature du siècle de Dazaï.  

Cependant, Naoji ne se retrouve nulle part dans cette société aristocratique, ni dans celle qui émerge. Séparé des siens, classe huppée tandis que pour les gens du peuple, il est un homme affecté qui les considérait comme inférieurs. Affirmant avant de se tuer, son appartenance aristocratique parce que sa souffrance l’a ouvert à la différence qui existe intrinsèquement entre les hommes, parce qu’il est un aristocrate qui a voulu échapper à son ombre et qui a fait des folies. Parce que, aussi, il a le sentiment de l’honneur : ne pas accepter d’être entretenu mais contraint de le faire. Parce que nous sommes devenus des pauvres. Pendant que j’étais vivant et que j’en avais les moyens, j’ai toujours pensé à payer pour les autres; mais, à présent, nous ne pouvons survivre que payer par autrui. 
A toutes les souffrances de ce personnage, celles dites sur sa pauvreté, son incapacité à rester en dehors de ce courant de désespoir de la perte, celles non dites, mais toutes aussi prégnantes de la guerre, s’ajoute un délicat amour non avoué, sauf à sa soeur.

Et une boucle étrangle les personnages, une mère, trop délicatement aristocratique, malgré ses efforts pour répondre à la vie, un fils, dont l’impuissante désolation conduit au suicide, malgré son secret, et une soeur, à l’amour lucide, vécu au début, elle aussi comme un secret, soutenue par cette force qui la conduit à se dire, il faut que je survivre et que je lutte avec le monde, pour satisfaire mes désirs, seule à s’en sortir et à se délivrer de  l’étranglement du passé. Chacuncomme uneréponse à la nouvelle société japonaise qui devient, pour cette aristocratie déchue,  celle de l’Empire du Soleil couchant. 

Dans ce Japon de l’après-guerre, même si le sentiment d’être victimes, victimes d’une morale provisoire, ilémerge, non une nouvelle morale, mais quelque chose, alors, d’imperceptible, de l’ordre de la conscience du premier pas que fait Kazuko, écrivant dans la dernière lettre du roman à Uheara,  je crois qu’en m’engageant une première fois j’ai pu faire reculer si peu que ce soit l’ancienne morale. Et j’ai l’intention de mener un deuxième et un troisième combat, avec l’enfant qui va naître. 

C’est le désir qui remplace la perte d’un monde.

Cette histoire de personnages qui meurent par incapacité d’adaptation et de dépassement de la perte, de la honte, d’un monde incompréhensible, se termine par la vie qui jaillit. 

Et, si la littérature est convoquée dans ce roman, la peinture l’est aussi, celle de Monet ou de Marie Laurencin, aimée du poète Apollinaire, marque du temps qui passe comme les amours… la Seine coule sous le Pont Mirabeau. Cette famille japonaise est chrétienne. Est-ce pour cela que Kazuko a cette pensée, que le visage de sa mère morte évoquait la Vierge d’une Pietà.  
Et, en mémoire de l’amour de son frère pour la femme d’un peintre-écrivain, Kazuko, encore, a ce désir que son épouse prenne mon enfant dans ses bras. Comme  pour regarder, une Vierge à l’enfant, une Vierge en majesté.

Dans ce Japon nouveau qui émerge de l’enfer, la femme se trouve dans ce passage entre le monde ancien et mourant, et le nouveau, incertain mais plein du désir, histoire d’un féminin qu’a saisi Dazaï. L’histoire de la  femme, mater dolorosa, au fils mort, devenant vierge triomphante portant le Christ-Roi, victime propitiatoire d’une religion ou d’un monde à venir. 

Ghyslaine Schneider

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MALAMUD Bernard , L’homme de Kiev

La littérature peut parfois s’appuyer sur des événements réels. Ce fut le cas pour ce roman qui reçut deux grands prix littéraires américains. Mais la force de celui-ci tient dans la manière dont la narration s’empare d’un fragment de la réalité. Un juif de Kiev, au début du XX siècle, est accusé d’un meurtre rituel, et emprisonné dans l’attente de son procès d’où il sortira acquitté. 

L’histoire que nous raconte l’écrivain, Bernard Malamud, paraît être la même. Un pauvre juif, dont la femme vient de le quitter, délaissée par ce mari qui préfère lire Spinoza, la nuit, dans la cuisine, décide enfin de faire ce qu’elle lui demandait depuis toujours, partir. Mais le but ne semble pas être le même. Maintenant, poussé par la misère, l’absence d’attachement affectif, à part son beau-père, Shmuel et deux amis, et pour voir le monde, il quitte le shtetl parce que celui-ci est une prison… il tombe en poussière, de même que ses habitants. Ici, nous sommes tous prisonniers, je n’ai pas besoin de te le dire, aussi ai-je décidé qu’il était temps pour moi de tenter ma chance ailleurs. Je veux mener la vraie vie, connaître un peu de l’univers. J’ai lu quelques livres ces dernières années, et c’est étonnant de voir tout ce qui se passe, sans qu’aucun de nous n’en est la moindre idée.

C’est la lecture, puisqu’il n’y pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais, c’est de les craindre, qui a aiguisé son désir de partir. Spinoza, le juif rejeté par les juifs, qu’il aborde par la vie de l’homme, le conduit à réfléchir comment la philosophie soutient les difficultés de l’individu, l’ouvrant sur une autre conception du divin, comme la géographie et l’histoire, lorsqu’il se trouvera à Kiev, lui permettront de saisir la complexité politique du monde. Mais Yakov Box n’est pas intéressé par celle-ci, bien que la question ne lui sera pas épargnée durant son interrogatoire. 

Sorti de la misère du shtetl, il retrouve la misère des russes ukrainiens. Mais aussi l’antisémitisme qui cantonne les juifs dans des quartiers réservés, où l’on est juif de naissance, l’être juif comme une nationalité. D’où la difficulté de trouver du travail. Devenu un bouc-émissaire, ayant caché son identité juive pour travailler, améliorer son sort, il est arrêté pour le meurtre rituel d’un enfant russe. 
Les deux premiers chapitres, évoquant ces événements, commencent par la découverte du corps de l’enfant et se terminent sur l’arrestation de l’homme soupçonné, avant qu’il ne puisse fuir. Toute sa vie d’avant y est enclose. 

Mais dés les premiers mots du roman, s’inscrit un motif qui court le long de la narration, … par la petite fenêtre à croisillons de sa chambre…Yakov Bok aperçut des Russes…. Ainsi, la fenêtre, la lucarne de la prison, où il imagine le dehors et ses odeurs, le judas de la cellule par lequel il est vu et il voit, devenu lieu de passage de l’intérieur vers l’extérieur et inversement, passage comme un espace de liberté, d’imagination, de surveillance, un passage qui, à la fin, vient buter, sur la vitre ronde de la voiture, qui le conduit au procès,sur le reflet d’un Juif vieilli et ratatiné, comme un renvoi irrévocable à lui-même, à cette judéité reconquise.Ce thème du passage se retrouve aussi dans celui du fleuve pour rejoindre Kiev et plus métaphorique, celui de la prison comme un passage vers un autre lui-même.

Le reste du roman se déroule ensuite d’une manière linéaire. Les retours en arrière ne se font pas dans les faits mais dans les réflexions, les pensées de Yakov Bok. Le temps qui s’étire est celui de la maturation de cette réflexion dans les tourments que lui infligent les gardiens de la prison et la justice, profondément antisémites. Des personnages, comme Bibikov, le juge d’instruction, ou son premier avocat, Oustrovky sont les deux aspects d’une justice distante du pouvoir, le premier, curieux de rencontrer un homme qui lui parle de Spinoza, l’autre, touché par son intelligence, se met à lui confier ce qu’il pense sur la régime tsariste. Tous les deux ont compris que le pauvre prisonnier n’est qu’un instrument pour ce pouvoir politique, ayant découvert le vrai meurtrier, et cela leur vaudra la mort pour le premier et l’évincement pour le second. Mais ils sont les deux visages de la compréhension auquel accédera Yakov: le destin d’un homme est inséparable de l’Histoire et de son implication politique.

Le temps aussi s’empare de Yakov. Les mois, les jours, les minutes s’accumulaient sur sa tête, et les cycles alternatifs de lumière et d’obscurité s’entassaient sur les fragments de temps longs et courts. Compté avec l’espoir, il disparaît dans la réalité qui s’enfuit de la tête du prisonnier, avec le surgissement des hallucinations, des rêves éveillés, des plongées dans un sommeil léthargique,  jusqu’au jour, où la rage de l’injustice se transforme en haine  et en meurtre de soi. Comprenant alors qu’il desservirait les juifs par la suppression de sa vie, dans une préfiguration de ce qui arrivera en Europe, sentant par ce refus la maîtrise de son destin, il entre, au bout de cette lente et ultime maturation des dernières pages du roman, dans le combat politique. Le temps de la narration se superpose au temps long de la maturation de la conscience.

Son univers carcéral se rétrécie au fur et à mesure jusqu’à devenir une cellule d’isolement où il attendra son procès. Là s’amplifie l’exacerbation antisémite, jusqu’à l’épuisement de tous les clichés connus. En dehors, dans le monde russe de Kiev, il a pu fuir dès qu’il sentait qu’il pouvait être découvert mais en prison, c’est de face qu’il les reçoit, dans la meurtrissure dégradante et progressive de son corps. De la part de ses gardiens, des directeurs de prison… 

Son corps s’altère, devient malade, alors, dans le supplice de l’attente de son procès, sa conscience claire et raisonnante s’obscurcit sous les sévices subis. Ce corps, dont on attend les menstruations, dans un vieux cliché antisémite, ce corps qui ne peut être, dans la haine du juif, qu’un corps d’homme sans virilité, comme un corps de femme, est violé, par la mise à nu de son intimité, à chaque fouille par le directeur-adjoint, plusieurs fois par jour.

Mais, ce personnage complexe est aiguillonné par son désir de savoir et de comprendre. Aux autres qui l’agressent, il répond avec prudence mais avec conviction et humour, brillant d’intelligence, rendant les autres encore plus violents. Avec les officiels, avec les gardiens, c’est sa raison qui surprend et son raisonnement qui le tient dans les affres de la prison, dans l’étouffement de l’été et les murs de glace de l’hiver. Ses réparties logiques désarçonnent, excitant la rage et la haine, et par moment, mettent à nu les failles de l’autre. 

Ainsi, la parole est son arme.
Comme dans cette scène drôle où Grubeshov, le procureur, lui présente un livre répertoriant toutes les formes de nez, dit juif, il répond que celui-là, c’est le vôtre. Avec logique et impertinence. Mais si ces clichés sont véhiculés à tous les étages de la société, ils disent en miroir les images de pogroms… il redoutait le pogrom dont le journal brandissait la menace, n’oublions pas qu’un an à peine après sa naissance, son propre père, avait été tué… deux soldats ivres avaient descendu les trois premiers juifs rencontrés en chemin; son père avait été le deuxième… jeune écolier Yakov avait été témoin d’un vrai pogrom, et il entend … les supprimer jusqu’au dernier, ce qu’on a bien essayé de faire déjà, mais jamais comme il aurait fallu. En prison, il vit dans sa tête une mortelle émeute, emporté par sa peur et la compréhension du monde dans lequel il est plongé. 

Cet antisémitisme du début du XXe siècle est saisi par l’écrivain qui en démonte les mécanismes et les aligne dans l’histoire de Yakov. Presque tous sont présents. Ecrit après la seconde guerre mondiale, aux États-Unis, c’est avec ce recul que le narrateur le dénonce, dans la connaissance terrible de la Shoah, dont le délire de Yakov  semble préfigurer, littérairement et rétroactivement, l’événement en évoquant la montée dans les trains et les corps brûlés, lors de pogroms. 

Mais ce personnage résiste.Dans une résistance par l’étude. Dans la remémoration de ses anciennes lectures pour éviter le désoeuvrement. Il s’appuie sur elles pour penser et réciter des passages de la Bible, recomposés comme des poèmes. Il lira le Nouveau Testament pour comprendre ce Dieu chrétien, en s’interrogeant sur le désaccord entre la parole d’amour et de justice, et son emprisonnement. Son Dieu à lui, il le sait, est trop occupé ailleurs pour penser à ses tourments. Et en s‘appuyant sur Spinoza: Quand on considère les principes fondamentaux, ou bien Dieu est notre invention et n’y peut rien, ou bien il est une force au sein de la nature mais pas de l’Histoire. Une force n’est pas un père. Dieu est un vent froid ; à nous d’essayer de le réchauffer. À vrai dire, j’en ai fait mon deuil.

La Bible sera, par ses citations, toujours en écho à ce qu’il vit, comme des contre-points inévitables qui sèment un doute sur le religieux. Le narrateur comme un perturbateur ironique, met dans la bouche d’un partisan des Cent-Noirs*:
« Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux leur appartient »
« Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde « 
« Heureux ce qui sont persécutés pour la justice, car leur royaume des cieux leur appartient »
Ainsi pour Yakov, la vie simple, la pauvreté, la misère, l’injustice ne seront pas les éléments qui lui épargneront, dans ce monde, la solitude et le mépris, la déchéance et les humiliations dégradantes du corps, l’incertitude perverse, maintenue par la justice. Yakov reste dans le présent de sa souffrance, au centre des provocations en tous genres.  Libre-penseur, il interroge un Dieu silencieux.
Cette lucidité qui perdure au-delà des sévices le conduit à se poser deux questions durant ce temps long de l’attente. 
Pourquoi cette soi-disante justice a besoin d’un crime d’un juif ? Il pose la question à la justice, en donnant une possible réponse: Et si ce meurtre avait été commis par une organisation antisémite dans le but de compromettre les Juifs?

C’est le début de son raisonnement qui prend forme dans ce qu’il voit lors de la reconstitution du crime et dans ce qu’il entendra par la suite. Ce libre-penseur, dans la perte de Dieu, attaché avec force à son innocence, comprend que pour détourner la population d’un soulèvement contre la misère où le peuple est plongé, il est nécessaire de lui procurer des boucs-émissaires, … d’avoir été désigné, parmi les 3 millions de juifs établis en Russie, comme l’assassin présumé d’un enfant chrétien ? Alors, il n’est rien de tel que d’accuser quelqu’un de posséder ce que l’on n’a pas, même si l’autre n’a rien. Les clichés les plus abjectes sur les juifs sont là pour organiser des pogroms…
Et en parlant avec son avocat, celui-ci lui dira en évoquant les conservateurs russes: Et à seule fin de distraire l’attention populaire de la constitution, ils attisent un nationalisme dirigée contre tous les Russes non orthodoxes. Ils persécutent l’ensemble des minorités : polonaise, finnoise, allemande et la nôtre, surtout la nôtre. Il détournent le mécontentement populaire vers les juifs. C’est une solution toute simple à leurs problèmes… Telle est votre destinée au sein de l’Histoire, conclut Ostrovsky.
Yakov Bok comprend que la vie d’un homme est intrinsèquement liée à cette Histoire dans laquelle tout homme est plongé. Dans son shtetl, il ne comprenait pas le monde quand celui-ci ne venait pas à lui dans un déferlement de violence, mais son emprisonnement lui fait accéder à cette conscience qui sait et qui raisonne dans les événements du monde. Il sait, enfin,  qu’il est lié à l’Histoire. 

A partir de cette idée saisissante pour Yakov, il s’en pose une deuxième à la toute fin du roman. Pourquoi moi ? Se demandait-il pour la énième fois. Pourquoi fallait-il que cela arrivât à un pauvre réparateur à demi ignare ? Qui pourrait souhaiter ce genre d’apprentissage ?… il y avait toutes sortes de réponse à sa première question. Il voyait en son malheur tantôt un élément de son destin personnel –fruit de ses faiblesses et de ses erreurs–, tantôt le résultat de la pression des circonstances, mais sans jamais réussir –était-ce possible d’ailleurs?– à faire le départ entre l’une et l’autre hypothèse.
Il comprend que l’homme, s’il est pris dans l’Histoire, un juif l’est comme un autre homme et aucun Juif n’était innocent dans un état corrompu. Ostrovskylui avait rappeler que l’antisémitisme n’était pas le seul fléau sévissant en Russie. Ceux qui persécutaient des innocents n’étaient jamais des hommes libres. D’où la formidable question de la liberté….

Yakov sort de prison dans une voiture noire pour aller à son procès. Le temps, devient le temps de l’écriture, de la lecture, alors il se coule dans le mouvement de sa pensée et ce qu’il voit, et marque le cheminement de la voiture. Etonnamment, la pensée s’étire et il prend le temps d’avoir une longue discussion rêvée avec le Tsar. Mais là, le roi est nu: dépouillé de ses vêtements, il dialogue avec Yakov, pouvant pardonner tous les méfaits des Juifs mais pas celui d’avoir commis un crime rituel. Et à nouveau, la symbolique du sang apparaît: du reproche de déicide accusant d’avoir fait couler le sang du Christ, au mystère de la messe chrétienne qui le réitère, du crime rituel dont on accuse les juifs pour se régénérer, on arrive au fils du tsar, hémophile. Là c’est le sang qui encore signe la mort. Le sang qui coule devient alors intolérable aux yeux du tsar. La parole se fait humble, le pouvoir n’a pas été voulu, le tsar n’en veut pas aux juifs, il apparaît comme le petit père aimé… 
Mais surgit dans la conscience de Yakov, une nouvelle vison du monde: le prisonnier est en train de se politiser: Petit Père….vous avez réussi à nous donner l’État le plus pauvre et le plus réactionnaire de toute l’Europe. …vous n’avez rien fait…. Vous vous dites bon, et pour le prouvez vous organisez des pogroms. 

Les excuses ou les raisonnements pervers du tsar, la fomentation des pogroms sont l’expression la plus authentique de la volonté du peuple, dit-il, ne fonctionnent plus. Ainsi Yakov a compris que l’homme doit être engagé et ne pas se laisser faire: … personne ne peut se permettre d’être apolitique, et surtout pas un juif. Impossible d’être juif et apolitique, c’est clair. On ne peut rester assis à se laisser tranquillement détruire….
…Puis il pensa : là où l’on ne se bat pas pour la liberté, elle n’existe pas. Que dit Spinoza? Si l’État agit d’une façon que la nature humaine réprouve, le moindre mal est de le détruire. Mort aux antisémites ! Vive la révolution! Vive la liberté !
Yakov a compris et il est, de libre-penseur, devenu un homme libre.

Cette liberté, si douloureusement approchée et acquise, fut un long combat, solitaire et difficile, profondément humain. Il se tisse en creux métaphorique tout au long du roman. C’est le combat de l’Ange et de Jacob, raconté dans la Bible, présente en prison et dans sa mémoire. 

La fin du premier chapitre évoque le passage du Dniepr, présenté comme vu faiblement au loin…au bas d’une montagne, (coulant) large et sombre…où se réfléchissait une lune à demi voilée. Le vieux cheval marche lentement vers ses bords, comme avec réticence. C’est le cheval qui sera négocié auprès du passeur, Yakov est trop pauvre pour le prix demandé de ce passage. 
L’on peut mettre en parallèle cette expression du début du roman sur le cheval, laissé au passeur, et vu par le personnage comme s’il avait l’air d’un vieux juif, alors qu’à la fin, c’est lui qui se perçoit comme un Juif vieilli. On passe d’un regard sur le monde extérieur à un regard sur soi.
On retrouve cette remarque sur la symbolique du cheval: «… Car le cheval n’est pas un animal comme les autres. Il est la monture, le véhicule, le vaisseau, et son destin est donc inséparable de l’homme. Entre eux deux, intervient une dialectique particulière, source de paix ou de conflit, qui est celle du psychisme et du  mental ». Si c’est le cavalier qui le dirige le jour, « la nuit quand le cavalier est devenu aveugle, le cheval peut se faire voyant et guide : c’est lui qui commande, car lui seul peut franchir impunément les portes du mystère inaccessible à la raison. »**
L’on peut penser alors que Yakov abandonne une certaine forme de judéité, en abandonnant son cheval, comme le sac contenant ses objets de prière tomba alors dans le Dniepr où il coula comme du plomb. Ce qui lui arrivera sera comme une initiation au pays d’Esaü dont il entend, en frémissant la terrible description.
La perte des objets de prière symboliserait sa tentation de pénétrer le monde d’Esaü, le monde qu’il fuira dans Kiev, le monde des antisémites, et tout en le voyant, il cède, comme pour confirmer un cliché sur les juifs, véhiculé depuis des siècles, celui de l’âpreté du gain, pour une meilleure vie. Pénétré dans ce monde par ruse, ce sera pour lui taire son identité juive, sans forcément y renoncer mais les Juifs, il en avait par-dessus la tête de leur histoire, de leur destin et de leur culpabilité. Ce n’est que progressivement, comme si la prison était le coup reçu à la hanche par Jacob dans son combat avec l’Ange, qu’il retrouve cette identité et comprend qu’il faut s’engager.

Et c’est alors que l’on accède au deuxième niveau de symbolisation. Il a quitté le shtetl pour voir le monde, et passe un fleuve comme Abraham et «  se met en route hors du lieu de sa naissance »***. En le passant, il se dirige vers le pays d’Esaü, l’autre frère jumeau de Jacob. 
Et là, il fait l’expérience de la haine. Au fond de sa prison, dans le froid, la vermine, la puanteur de la cellule et la sienne, le mépris, il a cette hallucination: Au fond du gouffre, le réparateur grelottait des heures durant. Qui l’eût cru ? Le tsar en personne avait entendu parler de lui. Le tsar était convaincu de sa culpabilité. Le tsar voulait qu’il fut condamné et châtié. Yakov s’imaginait enfermé dans une pièce avec l’empereur de toutes les Russies, l’affrontant en combat singulier. Ils luttaient dans le noir, barbe contre barbe, jusqu’au moment où Nicolas se proclamait ange  de Dieu et montait au ciel. Seulement, il ne lui donne pas sa bénédiction…

Ce combat est une lutte pour l’accomplissement de soi. Les deux compréhensions de Yakov, la vie d’un homme est indissociable de l’Histoire et un Juif ne doit pas être apolitique, se métaphorisent dans ce combat de l’Ange et de Jacob. Son combat est celui de sa longue résistance, physique, mentale et morale (il tient à soutenir son innocence), tout au long de ces années de prison, pour accéder à son procès. 
Dans la Bible, le combat a lieu près d’un ruisseau qui se nomme Yabbok: il sépare deux mondes mais aussi, c’est un lieu de passage, comme la lucarne, comme le Dniepr. Dans un  appel phonétique entre les noms du personnage, Yakov Bok et le nom du ruisseau, Yabbok, témoin du combat. 

En rentrant au pays d’Esaü, son changement de nom, la suspension de son identité, lui vaudra à la fois, la douleur de la prison, mais surtout l’accès à la compréhension et à l’affirmation de son identité juive, dans l’engagement de soi dans le monde.

Vie inséparable de l’Histoire. 
Inséparable du politique.

Pour conclure, l’on peut se poser cette question essentielle qui se construit tout au long du roman: que veut dire ne plus être apolitique ? 

J.P. Vernant, célèbre helléniste,  écrit dans Les origines de la pensée grecque: 
« Avènement de la Polis, naissance de la philosophie : entre les deux ordres de phénomènes les liens sont trop serrés pour que la pensée rationnelle n’apparaisse pas, à ses origines, solidaire des structures sociales et mentales propres à la cité grecque.…
De fait, c’est sur le plan politique que la Raison, en Grèce, s’est tout d’abord exprimée, constituée, formée.… Ainsi s’est dégagée, définie une pensée proprement politique, extérieure à la religion, avec son vocabulaire, ses principes, ses vues théoriques. »

Plus loin, dans  La traversée des frontières, dans le chapitre, La Naissance du politique, il approfondit en évoquant la Polis,  la « cité-État »: 
« Le mot politeia, va s’appliquer aux diverses formes de constitution qu’on doit définir, remplacer, comparer entre elles, ce qu’on peut aussi imaginer, refaire mentalement en dressant le tableau d’une constitution idéale. Le politique, dès lors, ne se contente plus d’exister dans la pratique institutionnelle : il est devenu «conscience de soi», il donne à la vie en groupe, aux individus réunis dans une même communauté, leur caractère proprement humain. »

Ghyslaine Schneider

* Les Cent-Noirs: parti  nationaliste, extrême droite, et antisémite, du début du XXe siècle, en Russie
**Dictionnaire des Symboles, JeanChevalier
*** Réflexions sur la question antisémite, Delphine Horvilleur

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BADEA Alexandra, Points de non-retour {Thiaroye}

Points de non-retour, de Thiaroye, jouée au théâtre de la Colline à Quais de Seine, au Festival d’Avignon 2019 sont les deux pièces d’une trilogie de la dramaturge Alexandra Badea.
Ces deux pièces attachent ensemble l’Histoire de la décolonisation, ce nouvel esprit soufflant sur l’Afrique à la fin de la seconde guerre mondiale, sur l’Algérie, dans son combat pour l’indépendance, et la vie intime des individus, pris dans ce maelström, bouleversements aux  traces douloureuses. 
Alexandra Badea construit un monde où les hommes et les femmes  ne pourront comprendre ce qu’ils vivent dans leur présent qu’en faisant un chemin remontant la chaîne des générations,  saisissant les traces restées de la transmission de cet héritage sourd et lointain. Pour elle, il importe de « travailler pour saisir les zones où le politique interfère dans l’intime … dans la fiction et l’écriture poétique ».

La construction des pièces instaure un dispositif théâtral particulier, dans une alternance de scènes s’appuyant sur le temps, temps de la génération du traumatisme autour des indépendances, temps du silence et de la parole impossible de la première génération dans la parole de leurs enfants, et  le temps de la colère, la souffrance de la deuxième génération d’un rêve trahiles produits d’une Histoire engendrée par la guerre. 
Un personnage  parcourt les deux pièces, celui de Nora, documentariste à la radio. Elle fait des reportages, … j’enregistrais des gens, leurs témoignages, leurs histoires.* De la seconde génération, son histoire se déplie dans Quais de Seine, avec l’appui de la psychanalyse. Sa rencontre avec un homme qu’elle a aimé, mort en lui léguant son ordinateur, parce que lui-même était dans ce mouvement de recherche, la conduit sur les traces quasi inexistantes du massacre de soldats français, des tirailleurs sénégalais, le 1er décembre 1944, à Thiaroye, au Sénégal. Elle a acquis, par ses reportages, une volonté pour réparer. Pour fermer ces blessures … C’est une guerre contre l’oubli.* Pour elle, faire le deuil d’un événement est une connerie On ne peut atteindre l’aube sans traverser la nuit. Et plus tard, face à la volonté de diluer son émission, elle prendra une position politique sans compromis. 

De la même génération, il y a les personnages de Biram, petit-fils du tirailleur sénégalais assassiné et Régis, petit-fils de celui qui a participé comme soldat au massacre de ces soldats français, petits-enfants de colonisés et de colonisateurs,  avec une demande de réparation des décennies plus tard. 
Régis se heurte au silence de son père, Paul, lequel rejette le sien, n’ayant entendu que le récit de sa mère, qui, sans chercher la raison réelle du départ de son mari après le massacre, transmet à ses enfants sa douleur d’avoir été abandonnée. Il a appris à se taire, à ne plus poser les questions qui dérangent, à faire comme les autres, à renvoyer dans le silence l’essentiel. 
Biram ne voit plus son père, Amar, qui ne lui a rien dit, préférant partir pour fuir dans le silence, pour ne pas être dans le compromis et le mensonge…et ça ne servira à rien, un jour il connaîtra la vérité… je vais m’enfermer dans le silence mais je ne vais pas mentir. Sa parole reste difficile avec sa mère puisque celle-ci préfère se pencher sur les histoires des autres, plutôt que sur la sienne, issue aussi de la guerre. Ces propos posent la question, poursuivie dans Quais de Seine, d’un possible amour entre un soldat ennemi et une femme du pays envahi? Qu’en est-il de l’avenir psychique de l’enfant ? Pour lui, mensonge ou vérité ?

Si le travail psychanalytique est essentiel pour retrouver le chemin tu dans Quais de Seine, dans Thiaroye, ce sont des visions nocturnes, éclairant ceux qui les vivent, mises en scène de rêves, écrites dans les didascalies. Travail de l’inscription en soi du non-dit : « Dans une famille les enfants et les chiens savent tout ». C’est pas moi qui le dit. C’est Françoise Dolto.… on n’a pas le droit de savoir ni d’en parler mais on n’a pas le droit d’oublier non plus, dit le thérapeute.* 
La première vision affecte Amar lorsqu’il dort avec Nina. Le dispositif scénique,  une vitre ou une fenêtre sépare toujours le personnage de son rêve. Peu ou presque pas de mots mais des échanges de regards, dans le miroir de l’expression « se regarder en face »… Pour le fils du tirailleur sénégalais, c’est tout d’abord un homme noir qui est tué, puis cet homme revient en uniforme, et enfin:
L’ homme de dehors a le visage d’Amar
Il enterre le corps près du mur de la maison
Il regarde ensuite Amar comme s’il était le reflet d’un miroir

Amar continue à regarder l’homme du dehors qui le regarde encore
Ils se regardent pendant un temps
Nina ne voit rien, ne comprend rien
L’homme disparaît
La mort de son père émerge à sa conscience lors de la dernière vision-rêve. Et il dira: la nuit quelqu’un d’autre s’empare de mon corps. Cet homme cherchera pendant trente ans les signes qui pourraient le faire accéder à cette vérité. Et ce sera Régis, en entendant l’émission de Nora qui, avec elle, rencontrera Biram, lui transmettra le journal du grand-père relatant les événements, les lettres de ses grands-parents et les photos où il peut voir enfin ses parents réunis. Petits-enfants de colonisés et de colonisateurs se rejoignent dans une forme de réparation.
Pour Régis, les visions-rêves le renvoient à d’autres questions, celles du silence des adultes (il se voit enfant posant des questions à son père, enfermé dans son silence et  ce rêve, à la même heure toujours. Le même corps invisible qui me pousse sur ce sentier paumé, avec la rencontre de deux hommes dans une forêt dont l’un tue l’autre). En lisant le journal de son grand-père mort, il s’écrira : tu as enterré ta culpabilité dans ton ventre, tu l’as filée à ton fils et maintenant tu me la files à moi. Même si je n’ai rien à faire dans tout ça, maintenant ça devient mon récit. Il dépassera la culpabilité « endroit statique » en se déplaçant pour sortir de la honte transmise. 
Biram, dans ses rêves, voit l’enfant qu’il fut, jouant. Là aussi la mère, Nina, se tait et pense que le mensonge protège. Mais d’autres questions se posent: que devient l’enfant que les adultes construisent ? Comment retrouver l’état originel d’avant le façonnement, la légèreté de l’enfance avant les empreintes des adultes? Une belle métaphore traduit sa compréhension de ce qu’il vit:  …regarde cette forêt. Elle est là parce que ses arbres ont poussé ensemble. Ils ne se sont pas entre-tuées. Quand un est abattu les autres prennent sa place en se mêlant à ses racines. À quelle forêt j’appartiens moi ? Et cet homme tué à Thiaroye, mon grand-père, fait-il partie de la même forêt que moi ? Alors pourquoi on ne me raconte pas son histoire?

Le silence, s’y enfermer, ne serait-il pas la manifestation d’un refus de transmettre à l’autre la trahison, l’effroi, la peur, la honte ? Le thérapeute, aux interrogations  de Nora au sujet d’un rêve appelant la réalité de l’Histoire …comme dans mon rêve. Ce rêve que j’ai bien fait avant de connaître tout ça… je cherchais un homme dans une manif (celle du 17 octobre 1961, à Paris)… mais comment on peut être dans un espace-temps 25 ans avant d’être née…. Lui, répond: Ce n’était pas vous dans ce rêve. C’était quelqu’un qui a pris place dans votre corps pour parler. Quelqu’un qui a peut-être gardé un secret trop longtemps, un secret qui devait sortir.… Parfois les morts nous  parlent. Ils ont laissé leur parole dans les corps des vivants.*

Cette génération se confronte à une Histoire dite, incomplète, celle de la décolonisation et non celle de la colonisation. S’attaquer à celle-ci, c’est découvrir « les partsd’ombre d’un pays », comme l’explique Alexandra Badea. 

Les événement violents parcourent ces territoires conquis, se détachant progressivement de l’Empire colonial. Les couples formés courageusement sur leur amour, dans ces deux pièces, se déchirent, se séparent. 
Amar, lui, ne voudra pas mentir à son fils parce que celui-ci a le droit de savoir comment la colonisation a tué son grand-père, … et il (le fils) ne saura pas d’où vient sa colère. Il va se noyer dans sa rage.…Un parent humilié donne toujours un enfant en colère. C’est pour cela qu’il est nécessaire que l’état apporte la reconnaissance de ce crime. Pour Amar, il est nécessaire de chercher sa terre, terre-père et il mettra trente ans à retrouver les traces. 
Nina  propose une autre vision. Avec courage, elle part retrouver ce père reparti avec son armée après sa naissance. La trivialité de cet homme, vu dans son jardin,  amène cette question : qui est le véritable père? Le biologique ou celui qui s’occupe de l’enfant ? Une manière de reconnaître les troubles des temps de guerre mais aussi d’effacer l’abandon, pour choisir son destin. Elle dira à Amar que le passé est mort, et que l’on a que le présent. 
Doit-on effacer ce qui ne convient pas? Ne fait-il pas parti de soi? Partie intégrante comme un choix que l’on peut faire ? Un jour, un choix est-il possible en la matière? 
Il est difficile de faire avec cela. Biram en souffrira, reprochant à sa mère son silence comme le silence de sa langue roumaine, son passé. Lui semble contredire la vison de sa mère, vision intenable dans le temps: le passé s’est coulé en nous et chacun doit l’assumer. 

Régis trouve une chambre d’écho à ses interrogations dans sa parole face à ses élèves. Le professeur-père putatif symbolique doute parce qu’il doute des paroles de ses parents. Père absent, grand-mère qui éloigne la vérité de la vie  de ses enfants, mais un grand-père qui lui transmettra sa douleur mais surtout la vérité. La nécessité de la vérité. Comme Irène*, la grand-mère de Nora. Celle-ci dira d’elle: je l’ai beaucoup aimée. C’était la seule personne pour qui j’ai existé vraiment pendant l’enfance. Elle m’a donné une place que personne n’a su me donner, une place qu’elle n’avait donné à personne. Parfois j’avais l’impression qu’elle essayait de se rattraper. Comme si elle voulait réparer quelque chose qu’elle avait abîmé. *

Nora sera le lien entre tous ces personnages. Son émission de radio réunit les protagonistes, les fils de sa génération, comme elle, fils et fille dans l’absence du père, de la transmission d’une parole. Les écrits, pour la dramaturge sont une forme de résistance comme les hommes et les femmes qui décident de résister, de désobéir aux risques de leur vie. Résistante, elle est fascinée par la résistance sachant pertinemment qu’au-delà des histoires racontées, l’essentiel, la blessure, surgit toujours dans l’émotion de la voix.  Cela la conduit à dénoncer clairement la faute de la France face à ces tirailleurs: Ces soldats sont venus défendre un pays qu’ils ne connaissaient pas. Pour certains c’était obligatoire, mais il y a eu aussi des volontaires… ils l’ont fait pour l’argent, pour l’honneur, avec l’ espoir que la fin de la guerre on va leur rendre leur pays? On sait pas, mais on s’est engagé auprès d’eux et à la fin de la guerre on a rompu l’engagement. On a fait pire que ça. On a tué.
La parole rompue, trahie, saccagée, intransmissible.Pour elle, ce n’estpas la culpabilité qui sauvera, mais la responsabilité de reconnaitre le crime envers ces hommes. C’est le système colonial qui a effacé volontairement les traces. Il a imposé le silence, une Histoire officielle, une sédition pour une paye alors que l’Empire commençait  à prendre conscience de sa fin et en avoir peur. Les soldats français, obligés d’obéir aux ordres, ont eux aussi transmis cette peur à leurs  enfants… d’une génération à une autre… la peur reste collée à nos peaux. Une peur qui vient de tout ça, une peur qui ne cesse de grandir… je sais qu’on ne fait pas parti du même récit et pourtant on est là au même endroit et au même moment de l’histoire. Chacun écrit sa fiction séparément pour combler sa propre blessure narcissique.

Rien n’échappe au temps et le théâtre est là pour faire remonter à la surface les traces, parce que l’on a été fabriqué par les autres. Avec tous ces fantômes qui étaient là avant nous. Ces fantômes, comme le membre fantôme que l’on sent vivant, sont portés, transmis. Le grand-père de Régis dira : quand je pense à mon fils aujourd’hui je sais que je lui ai transmis ce qu’il y a de pire: l’anxiété et peut-être la haine.

Il ne s’agit pas de construire un théâtre historique dénonçant les violences des guerres et des états mais d’aller plus loin que l’Histoire, en plongeant des personnages dans leur vécu intime, de les confronter avec les traces inscrites au fond d’eux. L’absence d’une parole portée par la peur, la haine, la douleur, la lâcheté….pour protéger …? Les rêves sont là, le mal-être aussi.  S’emparer de ces questions et de ces traces au fond de soi permet de revenir à soi, de ne plus se perdre, de ne plus être dans la détestation de soi parce que l’on a perdu, effacé, enfoui les traces qui ont construit l’être que l’on est.  Sinon,  l’on devient une meute d’âmes errantes dans la nuit d’une Histoire qui nous échappe complètement.

Et comme les morts doivent avoir une sépulture pour laisser les vivants, ce sera le choeur des trois hommes, Amar, Régis et Biram dans une cérémonie où la terre aspire le vin-sang du tirailleur sénégalais: 

Regis
On a parcouru
la moitié d’un 
siècle pour 
revenir enfin 
face à ce point 
de non-retour.

Biram
Je suis une des 
branches de cet 
arbre. Je regarde 
mon père et enfin 
je reviens à moi

Amar
Va loin, loin, 
vers une autre 
tranche de l’histoire, 
là où on s’écrira 
autrement, là où 
on dépassera 
toujours nos peurs 
et nos haines.

Ghyslaine Schneider

  • Points de non-retour (Quais de Seine)

A voir sur Arte:

https://www.arte.tv/fr/videos/080125-000-A/les-tombeaux-sans-noms/

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DIOP David , Frère d’âme

David Diop, Frère d’âme

Un siècle nous sépare de cette terrible guerre de 14-18 !
Elle reste dans les mémoires et dans les terres du nord et de l’est, terres de tranchées, les plaies béantes de la terre, bouleversées à jamais par le feu et le sang de cette guerre, par les étendues de tombes des hommes morts.

Ce roman de David Diop qu’il qualifie lui-même de psycho-récit, nous fait rentrer dans la tête de son personnage, Alfa Diop, dans le surgissement d’une folie qui l’envahit à la mort de son plus que frère. Très peu de soldats africains (le corps des tirailleurs sénégalais fut créé en 1857) laissèrent des traces écrites de ce qu’ils vécurent. Les lettres des poilus furent alors source d’information pour l’auteur. Mais ce roman pointe aussi combien l’on a oublié le fait colonial, puisque la décolonisation terminée, la colonie fut assignée à l’oubli. Extérieurement.
Ces hommes d’Afrique s’engagèrent parce que l’école (lui) avait mis dans la tête de sauver la mère patrie, la France…pour devenir un grand quelqu’un…un citoyen français. Une occasion aussi de parcourir le vaste monde, de s’enrichir, la guerre comme une promotion.
Et l’écriture est portée par la langue du personnage qui, par le rythme de sa musicalité, traduit la langue des Peuls.

Cette guerre en France, la terre à personne, est là dès les premières lignes, non dans la gloire mais dans l’horreur, mes frères d’armes …, défigurés, estropiés, éventrés tel que Dieu aura honte de les voir, par la mort de Mademba, mon plus que frère, mon ami d’enfance, mourir les yeux pleins de larmes, la main tremblante, occupée à chercher dans la boue du champ de bataille ses entrailles pour les ramener à son ventre ouvert. Et par toutes les autres morts des personnages, portraits de soldats, dans cette première partie du roman, celle de la guerre.

Ces africains sont là pour effrayer le soldat allemand puisqu’en plus du fusil réglementaire, on leur autorise le coupe-coupe. La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l’arrange…elle a besoin que nous soyons sauvages…La France du capitaine a besoin de notre sauvagerie, et comme nous sommes obéissants, moi et les autres, nous jouons les sauvages. Pour les populations africaines, effrayer l’ennemi est une pratique de courage: une attitude ante-coloniale utilisée par l’Empire français pour ses besoins. Ainsi, cette position guerrière fut retournée contre l’ennemi allemand, et le courage africain devint chair à canon.
Si ce roman montre à la fois le courage des africains, il explicite le regard que les européens portent sur ces derniers. Au-delà de ce que pense le personnage, critiquant l’acquiescement continu des soldats, blancs ou noirs, …parce qu’ils ne pensent à rien, il s’attaque plus particulièrement à l’assignation que font les colonisateurs aux colonisés, c’est à dire d’être sauvages …parce que  les ennemis avaient peur des nègres sauvages, des cannibales, des Zoulous. Mais plus encore, le colonisateur intime à ces colonisés l’absence d’esprit critique, ce que je pense, c’est qu’on veut que je ne pense pas. Puis ce sont les clichés sur «ce sauvage africain» qui sont mis dans la bouche du soldat allemand qui s’est fait prendre par Alfa « Mais qu’est-ce que ce sauvage me veut? Qu’est-ce qu’il veut faire de moi? Est-ce qu’il veut me manger? Est-ce qu’il veut me violer? » Il y a aussi en creux, l’image de la publicité Banania: « Ce chocolat est bien bizarre. » Les autres, soldats chocolats d’Afrique de l’Ouest comme moi… . Si l’africain peut être aussi considéré comme un sorcier, il devient un dévoreur d’âme, un dëmm. Il fait peur, il effraie.

La violence de la guerre, la folie à laquelle ces soldats sont conduits, à jouer la comédie, la folie furieuse pour pouvoir se jeter tranquillement sous les balles de l’ennemi d’en face. Ça leur permet de courir au-devant de la mort sans trop avoir peur… fait surgir une autre forme de violence, celle des rapports entre les chefs militaires et les soldats. Le soldat peut l’utiliser contre lui-même dans une forme de suicide déguisé, comme Jean-Baptiste, mais le chef, le capitaine Armand, l’impensable est caché derrière les mots du capitaine, la retourne contre ses propres hommes, en sifflant à chaque fois qu’ils jaillissent de la tranchée. L’ennemi, prévenu, n’a plus qu’à tirer.
Mais la sauvagerie du chef devient perverse face à la mutinerie de ses soldats toubabs. Absence de  pension pour les veuves s’ils n’obéissent pas, mais ils sont fusillés par leurs copains ou jetés hors de la tranchée, mains liées dans le dos: A la guerre, il ne faut pas gaspiller les munitions lourdes pour les beaux yeux de l’ennemi, comme dit le capitaine.

Mais cette conflagration mentale, la violence de la guerre et la mort de son plus que frère, conduit Alfa Diop à penser, à réfléchir sur ce qu’il ressent. Il le dit à travers cette expression qui revient comme un refrain  tout au long du roman, je sais, j’ai compris, percevant qu’en lui deux chemins s’opposent: j’avais été inhumain par obéissance aux voix du devoir,  et la voie de penser par soi-même qui le fait devenir libre.Il aurait pu alors achever son plus que frère, et ne pas le laisser souffrir si longtemps. Il aurait été humain.
Cette lucidité le conduit à la folie des mains coupées des yeux bleus, puisque c’est un soldat aux yeux bleus qui a tué Mademba. Il les tuera vite par humanité retrouvée. De ce fait, il devient aux yeux des autres soldats comme un intouchable, puis la mort, puis un totem. Cette sauvagerie des mains coupées, ou cette folie au yeux des soldats et du capitaine, ne doit être que de la folie passagère. Des fous de rage, des fois de douleur, des fous furieux, mais temporaires. Pas de fous en continu.

C’est parce que couper la main d’un ennemi n’est pas réglementaire, il sera envoyé à l’Arrière. Lieu sans nom comme la terre des combats, mais avec majuscule, comme la terre d’un conte…
C’est là que les traumatismes des soldats sont soignés, ce que l’on appelle la fatigue, conséquence de la guerre civilisée. Il aime le sourire du Docteur François. Celui de Mademoiselle François laisse surgir son amour d’adolescence, Fary Thiam qui s’est donnée à lui parce qu’elle avait compris avant lui, que l’on pouvait penser par soi-même.  Par elle, il plonge dans sa mémoire heureuse où le sexe est source de joie et de bonheur, alors que les tranchées de mort qu’il vient de quitter sont comme les deux lèvres entrouvertes du sexe d’une femme immense. Une femme ouverte, offerte à la guerre, aux obus et à nous.

Et c’est l’Afrique qui surgit.
Fascinante.
Emerveillante.
Racontée avec réalisme mais avec tendresse.

Ce sont les dessins de la guerre qui la fait  émerger.
Le premier dessin est une tête de femme. J’ai dessiné la tête de ma mère. Par la vérité de Dieu,  ma mère est très belle dans mon souvenir et je l’ai dessiné bien coiffée à la mode peule. Le personnage déroule alors son histoire, l’amour de son père pour sa mère donnée en mariage pour réconcilier les arbres enracinés et le vent qui agite leurs feuilles, la terre et le ciel, sa disparition à la recherche de sa propre famille, le sentiment qu’elle ne l’a jamais oublié, lui, son fils.
Adopté par la famille de Mademba, et après sa mort, il compris pourquoi il choisit de développer la force de son corps plutôt que celle de l’esprit comme son ami. Je sais, j’ai compris que le souvenir de ma mère figeait toute la surface de mon esprit, dure comme la carapace d’une tortue. Je sais, j’ai compris qu’il n’y avait sous cette carapace que le vide de l’attente… pour ne plus penser au retour impossible de ma mère.

Le deuxième dessin … a été le portrait de Mademba, …. Ce dessin-là a été moins beau. La dualité continue encore. …Mademba n’était pas aussi beau que moi à l’extérieur, à l’intérieur, il l’était plus. Les deux enfants grandissent ensemble, mais dans l’opposition de leurs qualités ou défauts, Mademba l’entraînant dans son projet généreux de devenir riche pour retrouver sa mère. En mourant, il libère son ami de ce rêve qui n’était peut-être pas le sien puisqu’il ne pensait pas encore par lui-même. Penser par lui-même sera alors de comprendre sa relation avec son ami, faite de fraternité et de jalousie. Ses yeux me disaient: «  je te jalouse, mais je t’aime aussi ». Ses yeux me disaient: » J’aimerais être toi, mais je suis fier de toi » Comme toute chose en ce bas-monde, le regard de Mademba sur moi était double.
Pour lui, accéder à cette pensée libre, c’est admettre que l’on peut penser l’inavouable, comprendre les pensées des autres mais surtout que toute chose est double, une face bonne, une face mauvaise. C’est cette thématique de la pensée double, de la complexité, de l’ambivalence qui parcourt tout le roman et qui lui donne sa profondeur.

La troisième chose que j’ai dessiné au docteur François, ce sont mes sept mains…. J’avais pensé qu’il était plus raisonnable de m’en débarrasser….les montrer au docteur François pour qu’elles  sortent de ma tête.
Ce dessin fait comprendre qu’il est bien l’auteur de ces actes de sauvagerie. Sans les mots de la langue française, seulement en dessinant, il a cette pensée terrible mais si juste, mes sept mains, c’était la furie, c’était la vengeance, c’était la folie de la guerre. Comment les autres peuvent-ils le comprendre ?

L’Afrique est présente et supporte toute cette partie de l’Arrière. L’auteur a une capacité d’évocation remarquable dans la description des hommes et des femmes dans les paysages… Ils transportaient sur eux l’odeur du voyage, l’odeur des campements dans la brousse, l’odeur des veillées pour défendre le troupeau des lions affamés. Ils portaient dans leurs yeux le souvenir des bêtes égarées sur les chemins et toujours retrouvées, vivantes ou mortes, jamais abandonnées. Ils lui parlaient de la route perdue sous la poussière du jour et retrouvée à la lueur des étoiles. Ils lui rapportaient dans leur langue chantante de Peuls, le fulfuldé, leur année de vie nomade…
Et quand il accompagne sa mère sur la pirogue avant la séparation, on bascule dans la mythologie africaine… Je rêvais que la déesse Mame Coumba Bang nous retienne longtemps au milieu du fleuve, malgré les libations de lait caillé que nous lui avions offertes en quittant les rives de notre village. Je priais qu’elle enlace notre pirogue de ses longs bras liquides, que ses cheveux d’algues brunes retardent notre avancée malgré les grands coups de pagaie dont mes demi-frères battaient en cadence son dos pour remonter son cours puissant.
Cette Afrique est celle des amours entre Alfa et Fary, de ces jeunes adolescents de la même classe d’âge qui se réunissent, d’africains convaincus que la mono-culture proposée par les européens sera source de richesse, se heurtant à la sagesse des autres qui savent regarder le monde et le penser, le père d’Alfa expliquant alors comment ils ont survécu l’année de la faim.
Le problème  a-t-il changé ou changé seulement de nature…?

Et ce fut la folie qui s’empara d’Alfa. Ce fut sa guerre intérieure qui le poussa à penser Où suis-je ? Qui suis-je ?petite voix lointaine dans ma tête. La violence de la guerre a brisé son identité. Il explique qui il est, dans la dualité de sa vie et du monde, ce que son traducteur résumera « Lui a dit qu’il était en même temps la mort et la vie ».
Cette brisure lui laisse la force du conteur, cette histoire du mariage entre un prince d’une terrible beauté et une princesse. Une histoire cachée sous une histoire dévoile l’union des deux amis lorsque Mademba reprend la parole…. Au-delà de la mort, au-delà de la folie ?

Et cette parole, ne remonterait-elle pas à notre mémoire « parce que c’était lui, parce que c’était moi » ?

Ghyslaine Schneider

A écouter: Le massacre de Thiaroye

https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-thiaroye

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ANDRAS Joseph, De nos frères blessés

En ces temps de reconnaissance étatique de la torture en Algérie, au sujet de ce que l’on appelle l’affaire Audin, l’on peut lire avec intérêt ce roman de Joseph Andras, De nos frères blessés.
Histoire véridique d’un jeune communiste d’Algérie qui a saisi la nécessité de l’Indépendance pour ce pays et l’importance de l’engagement dans ce combat, dans le respect de la vie humaine des civils. Pris, torturé, puis rapidement condamné à mort, il fut décapité le 11 février 1957, pour « l’opinion publique ».
Le roman, lui, dessine des personnages à forte densité humaine, pris dans la douleur de leur chair et de leurs amours meurtris.

Une première question surgit immédiatement : comment ce roman qui met en scène des personnages réels ainsi que les événements d’Algérie de 1956, n’est pas seulement une page d’Histoire, mais un grand roman littéraire ?

L’impulsion narrative du roman s’appuie, comme son écriture, sur une structure d’alternance de deux espaces, celui de la France, où se produit la rencontre de ce bel amour entre Fernand et Hélène et celui de l’Algérie; ces espaces construisent deux temps, celui de l’amour heureux qui se continue en Algérie, vite mêlé à celui de la violence où temps et espace se rejoignent . Deux chapitres encadrent le reste du roman: le premier, s’ouvrant sur l’engagement concret et le dernier, se finissant sur le refus de la grâce présidentielle et la mort d’Iveton. Au centre se déroule l’histoire de cet homme et de cette femme, en alternance avec la torture, l’emprisonnement et le procès. Cette alternance-cadre casse le rythme, s’accélérant lors de l’emprisonnement, rendu plus violent et injuste en opposition au calme déroulé de l’histoire d’amour durant leur rencontre en France.

Le premier chapitre, bien qu’aucun ne soit numéroté, est ordonné comme une tragédie. La première phrase de l’incipit métaphorise l’ensemble des réactions des européens qui vont implicitement, plus tard, dans la douleur et l’angoisse des bombes explosant dans Alger, demander la mort de Fernand Iveton. Pas une pluie franche et fière, non. Une pluie chiche. Mesquine. Jouant petit. Chiche…Mesquine (qui vient de l’arabe, mïskïn, pauvre), termes que l’on n’emploie plus guère, mais dont le sens, cette idée de petitesse et de médiocrité, inscrit ce qui suit dans une certaine absence d’espoir, et donne une tonalité de l’ambiance de ces années-là . Comme le rappel de l’histoire du Ravin de la femme sauvage, où se conjugue désespoir et folie, où le temps est comme un chien mouillé.
L’on plonge dans l’action immédiatement, poser et faire exploser une bombe et dans la tête du personnage, par l’évocation de ses pensées qui disent sa peur et la maîtrise de lui-même pour ne rien laisser apparaître. Avoir l’air le plus naturel possible. l’air de rien, donc, de rien du tout…penser à autre chose…L’air de rien. Iveton n’est pas un héros, ni un martyr, mais un homme convaincu.
Puis ce sera l’arrestation, la perception de la délation, l’interrogatoire devenu vite torture, avec en contre-point la figure noble de Paul Tietgen qui s’est opposé avec force à cette pratique en Algérie, démissionnant pour affirmer son opposition à celle-ci. Paul Teitgen , a explicitement fait savoir, il y a deux heures de cela, qu’il interdisait qu’on le touchât (Iveton) – Teitgen avait été déporté et torturé par les Allemands, il n’entendait pas que la police, sa police, celle de la France pour laquelle il s’était battu, la France de la République, Voltaire, Hugo, Clemenceau, la France des droits de l’homme, il n’avait jamais su placer la majuscule, que cette France, la France, pût torturer à son tour. Personne, ici, ne l’avait écouté: Teitgen était une belle âme, un planqué débarqué de la métropole…ses jolies manières,la déontologie, la probité, la rectitude, même, l’éthique, mon cul sur la commode il ne connaît rien au terrain, rien du tout…. Bel exemple ici, de ces mélanges de voix, du passage du narrateur aux paroles des policiers.
Si l’on sait qui parle, les marques des dialogues ne sont pas apparentes et permet au lecteur d’être embarqué dans la rapidité de ces moments, comme une accélération devant l’urgence de la situation, et sa complexité, où les idées sont premières.

La tension dramatique est tout de suite présente. Les actions, certes, se succèdent vite, la progression de la tension, avec la juxtaposition dans le temps, des événements simultanés, parce que liés entre eux, sont marqués par l’alternance des prénoms, au début des paragraphes, pour chacun des protagonistes. Puis le rapprochement des prénoms d’Hélène et de Fernand annonce leur histoire et leur amour. Cette construction en alternance se poursuivra durant tout le roman, inscrivant un avant et un après cette décision d’engagement . Cette modalité d’écriture propulse la narration dans un vertige, un mouvement rapide, de la bombe à l’usine, des arrestations, de la torture, mais aussi de la lecture et appelle dès le début, une réaction devant la violence et l’injustice. Une écriture faisant sentir l’ensemble des sentiments des personnages parfois en quelques pages.
Enfin cette alternance Algérie-France sera moins marquée, avec des irruptions de l’une ou de l’autre, mêlées dans les chapitres de la fin, pour voir apparaître, comme si le temps s’approchait inexorablement de la mort, en passant dans un temps concret des dates et des jours. Ceci est encore un procédé d’écriture, qui, subtilement, construit un sens souterrain dans la progression de la narration.
Certaines couleurs, répétitives, émaillent de leur symbolisme le vécu des personnages et construisent – la couleur- du roman. La Marne tire sa langue verte à la paix bleue du ciel…Le soleil oscille entre deux nuages fripés bien que sans âge; l’herbe est piquée de coquelicots. C’est juste avant leur rencontre. Et en sortant du commissariat, à Alger, c’est Rue des coquelicots qu’Hélène indique au chauffeur de taxis qui lui dira…on ne fait pas payer la femme d’un combattant du peuple. Lié aux mystères d’Eleusis, le coquelicot est une forme d’oubli de l’homme après sa mort, Michel Pastoureau explique que « c’est le feu et le sang, l’amour et l’enfer », comme si leur vie se résumait dans cette définition. Comme le gris, que l’on retrouve dans la jupe de la femme qui fut donnée sous la torture, rejoignant dans un mélange inconscient, le gris de la jupe d’Hélène, le gris de sa robe, avec un col blanc lors de leur premier dîner, et enfin le gris de ses bas, au début de leur intimité, couleur de « de tristesse, de mélancolie…», en filigrane.

Mais c’est histoire du corps qui marque le récit. Le corps torturé, blessé, aimé, effondré, meurtri, coupé. Il est présent dans tout le texte comme si les idées, les choses de la vie ne pouvaient vivre que par lui.
La présence de la torture est faite très précise. Froide. Comme le lieu. Une pièce carrée, quatre par quatre, sans fenêtre. Encore, absence de marques de dialogue, seulement celles des questions, voix des tortionnaires: Où est la bombe, fils de pute? Fernand a les yeux bandés par un épais morceau de tissu déchiré. Sa chemise traîne à même le sol, la plupart des boutons arrachés. Il saigne d’une narine. Un flic cogne aussi fort qu’il peut; la mâchoire craque légèrement. Où est la bombe ?
Tous les passages relevant de la torture sont descriptifs sans qualificatif venant nuancé les gestes de violence, le corps de Fernand est presque entièrement brulé. Chaque portion, chaque espace, chaque morceau de chair blanche ont été passés à l’électricité. On le couche sur un banc, toujours nu, la tête dans le vide, ..…
Le lecteur est dans ses cris…les yeux sont toujours bandés…(il) hurle encore… la douleur est trop aigüe. Son coeur tressaute, aiguilles, piques, des spasmes le secouent….
Puis la description clinique de la torture de l’eau: Un agent recouvre son visage d’un morceau de tissu et l’eau commence à tomber. Le chiffon se plaque, il ne respire bientôt plus, avale l’eau comme il peut pour reprendre de l’air en vain suffoque le ventre se gonfle à mesure que l’eau coule coule coule. La fin de cette phrase sans ponctuation mime cette eau continue.
Et dans l’esprit d’Iveton, il faut tenir, tenir bon. Ne rien dire, ne rien lâcher…Ce balancement binaire entre cette résistance intérieure et son propre corps souffrant conduit à cette question qu’il se pose, mesurant ses forces, Pourquoi tu trahis les tiens, Iveton? Et Iveton pour que la souffrance s’arrête (…) choisit de parler. Le corps dégradé, ravagé, dévasté, nu, jeté sur le sol, méprisé, transforme l’humain en un corps de douleur, là où l’esprit défaille, confus. L’esprit cède devant la violence faite au corps, qui devient morceaux épars.
A nouveau, le narrateur pour rappeler le texte d’Henri Allègre, qui après avoir été torturé, écrit La Question, insère cette remarque dans une réflexion d’Iveton, la question, sans majuscule, devient alors la métonymie de la torture: Fernand n’aurait jamais cru que c’était cela, la torture, la question, la trop fameuse, celle qui n’attend qu’une réponse, la même, invariablement la même: donner ses frères.
Mais ce corps est aussi celui de l’amour pour la femme aimée. Beauté d’Hélène, Fernand ne quitte pas ses poignets de ses yeux.…Ses longs doigts fins et graciles. Chair souple et blanche…les dents claires… Volumes fermes de la peau. Pleine ampleur, animale. Les mots se font douceur, comme écrits au rythme des sensations de ce regard d’homme. Le corps agissant est ici en majesté dans la beauté de cette femme, il passe sa main dans ses cheveux et l’enveloppe à présent de ses bras lourds, de son dos large, de son torse sec contre le sien, sirène des eaux de l’Est.

L’histoire de ce corps continue dans ses multiples expressions. C’est le corps qui flanche, qui ne peut se tenir dans la douleur, pris de spasmes, chevrotant de larmes, apprenant la mort de son ami Henri qui avait vu les corps en décompositions des Arabes et dont le corps fut exposé sur une voiture, devenu corps maquillé, humilié, rabaissé, chair morte à construire de la terreur, et transformant Fernand, son ami, en beau pantin désarticulé aux ficelles tranchées par la détresse.
Et cette mort terrible qui détruit l’unité du corps, qui tranche la vie et le corps, il est cinq heures dix lorsque la tête de Fernand Iveton, numéro d’écrou 6101, trente ans,
Phrase suspendue qui ne peut dire l’indicible, comme la vie inachevée de cet homme.

Et tout ce récit, avec ces vies évoquées est plongé dans la guerre, guerre d’Algérie, cachée derrière un mot pudique et hypocrite, les événements. Et il a fallu des dizaines d’années en France pour nommer correctement ce qui se passait en Algérie. Personne n’ose encore la nommer mais elle est bien là, la – guerre-, celle que l’on dissimule à l’opinion sous le doux nom d’-événements-. Il n’y a pas eu qu’une opposition entre les européens d’un côté et les algériens de l’autre. Dans une guerre de ce genre-là, les nuances, les incertitudes, les hésitations, les questions des tenants concernés de cette histoire, sont réelles. Etait-ce une authentique révolution ou le fait d’agitateurs inconscients qui, par leur radicalité excessive, allait faire le jeu du pouvoir colonial ?
Des gens de France, comme Paul Tietgen, sont engagés contre la torture, des communistes européens s’engagent aux côtés des Algériens. Au procès, Iveton dira:J’ai décidé cela parce que je me considérais comme algérien et que je n’étais pas insensible à la lutte que mène le peuple algérien.

Le narrateur inscrit, dès le début, les conditions historiques de l’arrestation d’Iveton. Il y a un parallèle singulier entre cette bombe qui n’explose pas et les bombes qui explosent dans la ville d’Alger en entrainant stupeur et drames dans la population. Et Fernand d’expliquer qu’il n’était pas bien de déposer des bombes n’importe où, pas bien, oui, entre des fillettes et leurs mamans, des grand-mères et des simples européens sans un sou….Les premiers attentats revendiqués par le FLN ont mis la ville à cran , c’est peu de le dire. L’intransigeance du FLN s’aperçoit dans cette violence meurtrière des civils, Fernand lui avait toujours dit qu’il condamnait, aussi bien moralement que politiquement, la violence aveugle, celle qui frappe les têtes et les corps au hasard…S’il défendait les indépendantistes algériens, il n’approuvait pas certaines de leurs méthodes: on ne combat pas la barbarie en la singeant, on ne répond pas au sang par son semblable.

Mais l’on est au début des « événements » de la guerre d’Algérie est l’opinion publique, face à la folie de cette violence, cherchera des victimes propitiatoires, pour tenter d’apaiser la terreur surgissante. Ce sera ceux qu’on appelle les rebelles, dont le nombre de tués émaillent le récit comme une scansion de cette guerre. Et qui laisse sous-entendre les violentes représailles de l’armée.

Mais l’écho, sonore, contemporain mais disparu dans le -blanc- de l’inconscient de la population européenne, sont les journées de Guelma et de Sétif, le matin du 8 mai 1945, jour de victoire sur le fascisme…je sais pas combien de musulmans, des milliers pas moins, ont été massacrés au pays…. Enfin, on m’a raconté des histoires, j’oserais à peine vous les répéter, je vous assure.
Il y a eu la violence sur les corps et la mort… Des gens brulés vivants avec de l’essence, les récoltes saccagées, les corps balancés dans les puits…On les prend, on les jette, on les crame dans les fours, les gosses, les femmes, tout le monde, l’armée a tiré…Pas que l’armée, d’ailleurs, il y avait des colons et des miliciens…
Il y a eu l’humiliation, terrible conséquence …ça rentre en dedans, sous la peau, ça pose ses petites graines de colère et vous bousille des générations entières.
Il y a eu la honte qui tue pour longtemps la dignité et la confiance en soi… on a obligé des Arabes à se mettre à genoux devant le drapeau tricolore et à dire « nous sommes des chiens? Ferhat Abbas est un chien »… il est modéré, lui, il porte la cravate…il demande simplement la justice.

Il y a eu le procès d’Iveton, perdu. La rencontre des avocats avec Coty pour chercher en ultime ressort la grâce présidentielle, s’entendent raconter l’histoire de ce jeune soldat, fusillé par les français durant la guerre, en 1917,…toi aussi mon petit, tu meurs pour la France….Là, Smadja aura, lui, immédiatement compris que cette histoire raconte celle à venir d’Iveton. Il a saisi dès le début de sa mission à défendre Iveton que tout est faussé, peut-être parce qu’il est communiste et juif, et l’antisémitisme est bien réel dans cette Algérie là. Le combat des avocats est dépassé par la raison d’état.

La raison d ‘état, la justice, la mort. Ou l’injustice.
Le silence de l’état.
Incrédulité d’Iveton qui n’a tué personne…
La France, fût-elle une République coloniale et capitaliste, n’est pas une dictature…
La France n’est tout de même pas un potentat…

Si l’histoire a parlé de Fernand Iveton, la littérature, par la mise en chair de ces êtres historiques, vient combler le blanc du drame humain qui s’est joué et en dévoile, par cette rentrée dans l’intime, l’essence même de cette tragédie.
Ce beau et fort roman, dans notre temps contemporain, dessine les lignes de forces de l’engagement politique pour une cause.

Roman humainement poignant.
Roman politique, il remet en question notre mémoire historique, en se confrontant à ce que la littérature sait dire, c’est à dire, ce qui se cache dans les interstices du monde, sa réalité discordante et les pensées qui le traverse..

Ce roman, dit Joseph Andras, c’est au fond, un éloge de l’oblique que j’ai tenter de proposer: froisser les pages de nos romans nationaux pour avancer… un autre horizon, pour penser l’Histoire, la mémoire et les liens qui unissent nos deux sociétés. *

Ghyslaine Schneider

  • Entretien avec Antoine Perraud, sur Mediapart
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SANSAL Boualem , Rue Darwin

Boualem Sansal, au cours d’un entretien radiophonique, explique: j’écris des choses complexes d’une manière complexe.

Et le fil de l’histoire n’est pas linéaire, il suit les méandres de la pensée….

Dés le début de son roman, le narrateur pose la question de la Vérité, ainsi qu’au début de la seconde partie. Si elle est certitude, elle n’est plus vérité. Mais elle peut aussi bien se transformer en mythe ou bien être une chose inconnue, que l’on sait  être seulement à l’intérieur de soi, un monde d’une vie antérieure, caché au plus profond de l’être.

 

L’histoire narrative paraît simple. Un homme, lors de la mort de sa mère, retrouve en très peu de temps tout le passé enfoui au fond de lui, volontairement tu. Mais ce cheminement intérieur trouve sa confirmation dans la seconde tentative d’explication de la notion de Vérité qui se trouve dans le mouvement et dans la possibilité de l’erreur. Mouvement physique de déplacements et de retours, dans l’esprit et dans le corps.

Cette question de la connaissance de ses origines est essentielle pour se tourner vers l’avenir, comme si la méconnaissance laissait l’être ou le personnage, enfermé depuis trop longtemps dans la veulerie et le silence…enfermé dans l’ambiguïté, pour n’être rien, un être trouble et inconsistant sans avenir parce que sans passé et coupé de son présent. Et cette idée, celle de la nécessité de connaître d’où l’on vient, parcoure et motive la recherche de l’histoire passée, volontairement enfouie. Ce sont les retrouvailles, autour de la mère se mourant, avec la fratrie, revenue des routes de la mondialisation, qui provoquent ce choc. Fratrie tournée vers l’avenir et qui a réussi son immigration.

Parce que cette histoire est une histoire de famille. Au sens privé. Au sens général.

Il y a deux familles. Celle de l’intérieure, de Bordj Dakir, qui se ramifiera surtout en Europe, et l’autre, celle de la rue Darwin, qui plus tard, de cette favela, se dispersera dans le monde. Double expansion des lieux de plus en plus vastes.
Ces familles sont annoncées par l’insistante remarque sur l’arrivée du temps des femmes (qui) avait commencé. La tribu sera un monde au féminin où les hommes ne seront que des ombres furtives. Et plus loin, Le temps des femmes était venu, me disais-je, la prophétie s’était réalisée.
Dans un village algérien, dans le temps de la colonisation, Djeda est chargée de la marche de la tribu à la mort du patriarche. Cette jeune fille crée un phalanstère, composé d’une grande maison et de la citadelle, avec toute l’armée de servants et de servantes qui la font tourner. La prostitution sera l’activité de départ et au fur à mesure de la richesse accumulée, celle-ci sera investie sur le territoire et en France, avec intelligence et là où l’intérêt du développement du clan est essentiel. Cette femme, une autocrate, tient d’une main de maître le bordel, elle, qui n’est pas une femme ni un homme, personne ne peut l’égaler ou lui résister une fraction de seconde, élèvera les pupilles, enfants enlevés aux mères, dont la plupart sortaient de l’arrière-pays, crottées, échevelées, fuyant le couteau dont on ne sait de quels assassins familiers lancés à leur poursuite, pour ses intérêts de domination et de poursuite commerciale de son empire. La peur d’être renvoyé de ce lieu vers la pauvreté et la misère, rendait tous ces gens serviles, avec une vraie ferveur, honnête et efficace. Elle s’arrangera avec l’arrivée de l’armée française lors de la guerre d’Indépendance comme avec le pouvoir algérien en 1963, en recevant dans son Palais, au-dessus d’Alger, Ben Bella et son ami Nasser.

Phrase extensible dans le miroir de l’Histoire: Elle était le Pouvoir, elle voulait autour d’elle un peuple soumis, et heureux tant qu’à faire, à l’image d’un Dieu qui voudrait une humanité à genoux, priant et remerciant pour des bienfaits à venir, et tant qu’à faire, vibrante d’allégresse….On habite ses légendes plus qu’on ne les fait, et toujours elles sont trop grandes pour nous. Mais le pouvoir lui enlèvera son bien pour un jeune et brillant dignitaire. Un jour, il sera président de la République, sous le nom d’Abdelaziz Ier, il mettra le cadastre à son nom et tout sera dit.

 

Et de ces conditions, des secrets se construisent, s’enfouissent et se dévoilent.

Farroudja, la vraie mère de Yaziz/le narrateur, aura ses deux enfants pris par Djeda. Cette vérité, révélée au tout jeune garçon par une petite fille de dix ans, Faïza, qui avait tout compris, s’effacera de sa mémoire; la complicité avec sa mère adoptive, Karima, fera que les deux femmes garderont ce secret, que l’enfant sait mais tu, jusqu’à leur mort. Ce sont elles qui formeront la deuxième famille de Yaziz.
Familles en miroir, la précédente, riche et puissante, la seconde, pauvre et honnête, mais avec de vrais père et mère, et des enfants tout à fait officiels…
La réunion de tous, autour de la mère morte, sauf du petit dernier qui a penché vers le djihad et la folie, donne au narrateur le sentiment d’un dernier rassemblement puisque cette fratrie est prise dans un vaste et perpétuel mouvement de colonisation en étoile inhérente à la vie.
Et c’est à ce moment que le narrateur comprend une partie de son histoire, se posant alors la question importante de la nécessité de dire ou pas la vérité à sa fratrie. Mais le monde a changé, partir, partir au plus vite talonne la jeunesses de ce pays, les êtres ne pensent plus de la même manière, et ce sont des histoires de là-bas et de jadis, l’Algérie n’était déjà plus pour eux que le bled de leurs vieux parents, un autre monde.… Leur monde s’enracine ailleurs, monde paraissant plus fascinant et prometteur. C’est leur vérité. Et c’est pour cela que parfois le silence est la seule vérité possible.

Un procédé littéraire, interrogations en italique, émaille alors le récit indiquant les étapes du cheminement intérieur vers sa vérité. L’heure du rendez-vous était arrivé, et c’est enfin le surgissement de ce que le narrateur sait depuis toujours.
Cette prise de conscience se traduit en ces termes: Mon Dieu, comme on sait se mentir et comme on sait renouveler ses mensonges avec les saisons…D’où cette question de la vérité posée dés le début.
Ce fut donc le désir de la mère d’avoir tous ses enfants autour d’elle un jour qui entraînera la quête. Comprenant que cette chose sera complexe, elle la métaphorise en une photo qui montre ses enfants autour d’elle.  Une manière de voir une réalité comme dans un miroir. Ou de la rêver. Mais pour Yaziz, la photo de tous ces enfants l’interpelle.

La réflexion essentielle qui se pose est celle de  l’enfouissement du souvenir et son rejet dans le non-dit.
Insufflé soi-disant par une parole de la mère en train de mourir, ce sera le retour à la rue Darwin, celle de l’enfance et de l’adolescence, en saisissant que les conséquences de ce pèlerinage seraient immenses, que ma vie serait transformée. Et cette remarque pertinente: …ce que j’ai voulu taire et effacer de ma mémoire, je le savais, je l’ai toujours su, au détail près, et c’est parce que je le savais que j’ai réussi à ne jamais y penser. Il n’y a pas d’oubli sans une vraie mémoire des choses. On s’organise, on s’arrange, on enfouit, c’est tout.

Surgit alors la  question, celle de comment raconter ce travail de reconstruction d’un savoir implicite ? En commençant par dénouer les fils de l’évidence des choses….
Découvrir pourquoi j’ai été séparé de ma mère, et le silence qui entoure cette impression, sera un retour sur la découverte de soi, puisque le seul véritable inconnu, c’est soi-même. Retourner sur les lieux de la structuration de la mémoire est le moyen concret de faire émerger certains éléments de la vie passée.
L’émergence de sensations fugitives, le pèlerinage à Belcourt, … c’est toute une vie qui s’est repensée dans ma tête. Et un changement radical de vie se construira alors.
Pour l’instant, le narrateur évoque son arrivée, à partir de ce retour rue Darwin, ce 6 septembre 1954, dans ce quartier d’Alger, celui de  l’enfance de Camus. A partir de là, c’est l’évocation de la mort de son père et la séparation, voulue par Djeda, de sa mère. C’est aussi la remontée de cette scène où Faïza, celle par qui la vérité arrive,  lui fait apercevoir -sa vraie mère- et qu’il apprend qu’un autre enfant lui fut déjà enlevé, que son père n’est pas son père. Faïza lui interdit d’en parler. Il n’en parlera pas à lui-même Je ne le voulais pas.
Et c’est de ce jour que les visages de mon enfance ont disparu de ma mémoire. Une amnésie que je n’ai jamais réussi à vaincre. Je ne le voulais pas. La compréhension de la situation par l’enfant est claire. Les enfants ont l’instinct sûr, peu de choses leur échappent et rarement ils se trompent de cible.
Puis le narrateur s’interroge sur ce savoir refoulé, sur la capacité de l’individu à vivre avec un secret qu’il ne veut pas entendre. Un autre souvenir du compagnon de jeux, si fraternel pour lui qu’était Daoud, si vite disparu après la mort de – son père-. C’est la rencontre avec sa fratrie qui le fait s’interroger sur les nombreux frères et soeurs de son enfance, les pupilles, les enfants de Djeda, la graine du malheur. Il retrouvera Jean, un ami de Daoud qui, en le voyant pour la première fois confirme sa ressemblance avec Daoud/David était bien son frère. A vrai dire, il ne m’apprenait rien sur l’homosexualité de Daoud, je le savais. Depuis toujours, depuis le village. Seulement, je ne me l’étais jamais dit. Jean le révélateur de son ancien savoir. Et le nouveau prénom de Daoud, David est, en plus d’avoir pour la société un prénom autre que musulman, comme la métaphore de la symbolique du juif errant.
De là, il comprend qui est sa vraie mère, l’amie de sa mère, toujours côtoyée, jamais regardée, et la fin du voyage à travers le temps de la mémoire, s’arrête avec ce désir de partir, de trouver ma place dans le monde….

L’on peut comprendre que cette découverte d’une vérité enfouie ne suit pas une linéarité simple mais bien les méandres complexes, construits pour écarter de soi cet enfouissement, dans lesquels la narration se glisse.

Un autre élément intrigue dans ce roman. L’histoire évoque le temps de la guerre  d’Algérie mais aussi le temps de l’Indépendance et des années qui suivirent. L’on peut avoir le sentiment qu’il y a des résonances entre le Pourvoir de Djeda, la manière dont elle gouverne, en autocrate, son empire et le pays dans lequel elle vit. Des deux côtés, il y a des enlèvements, des assassinats, des privilèges à préserver, à prélever comme butins de guerre, la construction de héros comme Serhane qui sert le roman national, l’émergence d’une pensée unique et totalitaire, comme Djeda imposait sa vision, le monde à venir serait immanent autant que parfait, puisque révolutionnaire et musulman…. Inversion d’un monde à l’autre. Les nouveaux amis de Djeda sont dans le gouvernement et la haute hiérarchie de l’armée….Elle les reçut simplement et aussitôt ils s’entendirent. Le vice de l’argent, c’est le cancer des révolutionnaires, tous l’attrapent et tous en meurent. Et  de l’argent, Djeda en avait pour gâter des prophètes et des saints aguerris.

L’autre point semble être une sorte de définition explicative, insistante du narrateur qui s’interroge sur la guerre dans laquelle est plongée son personnage mais personnage qui alors s’éloigne du propos tenu. Etapes de la pensée:

la guerre qui d’entrée est détournée de ses nobles buts, réconcilier les gens et apporter une paix meilleure.

…Ce n’était pas la guerre qui se déroulait à Alger…On ne combattait pas, on assassinait tout bonnement…

….On dira ce qu’on voudra, on se gargarisera de mots, mais les bombes dans les cafés et la gégène dans les caves, ça n’est vraiment pas la guerre, il n’y a pas de promesse de paix dans ces merdiers, sinon celle des charniers… et jamais les relations entre les deux pays n’ont été sereines. Ce n’est pas qu’ils se détestent, ça ne compte pas, ils font bien des affaires ensemble, mais les deux ont failli à l’honneur, dans la guerre comme dans la paix, et la honte est une gangrène, elle ne guérit pas, elle se propage….

…pour les vrais combattants comme pour le peuple amoureux….on a détourné leur guerre et l’affaire a fini dans la merde et la prédation; et rien n’a changé, ni le terrorisme…ni la torture…. Seule nouveauté: le mal se pavane d’une autre façon, il a tombé le masque d’antan, il porte turban et blouson noir et signe son nom à l’envers.

Misère de misère, ajoute le narrateur, dans ces conditions la paix n’est pas la paix mais l’étape précédant la conflagration.

Il était difficile de faire l’économie de ces longs extraits. Ces deux questions sur la guerre, comment doit-elle être et peut-on la connaître, sont comme un cri d’une vérité qui se cherche sur ce pays, vérité qui a du mal à se dire, que chacun sait, mais qui reste enfouie dans des interrogations lointaines.
Mon dieu, comme on sait se mentir et comme on sait renouveler ses mensonges avec les saisons. 

Un très beau roman, magistralement écrit.

Ghyslaine Schneider

j j j

VUILLARD Eric , L’ordre du jour

A la lecture de ce récit, d’aucuns eurent dit que «…c’était très bien écrit, mais qu’ils n’avaient rien appris de ce qu’ils ne savaient déjà… ».
Effectivement, l’on ne peut nier que ce – récit – non roman, est un vrai texte littéraire, c’est à dire qu’il comporte, dans l’énumération du jargon littéraire – les différentes manières -stylistiques- du dire.… Faut-il encore y mettre une pointe de subtilité, ce qui doit être le cas ou l’art de notre auteur puisque l’on lui reconnaît le mérite de – bien écrire. Mais est-ce là que se situe le – bien écrire – ?
Il est vrai aussi que nous connaissons, si l’on est né peu de temps après la guerre, ou, si nous l’avons appris à l’école, cette histoire d’invasion de l’Autriche, l’Anschluss. Dans l’indifférence impuissante des grandes puissances. D’autant plus, que selon Halifax, il fallait que cela se fasse dans la concertation et la paix. Alors, que reprocher d’autre…?
Qu’apporterait alors de nouveau cette écriture d’un moment de l’Histoire ? Et si, en abandonnant nos quelques lignes de connaissances, que nous donnerait ce récit à comprendre? Au-delà des partis, des idéologies dévastatrices, entre l’installation de la peur pour dominer et le terrible laisser-faire, (oui bien-sûr, on déclarera la guerre quand l’insupportable serait là), ce récit ne donnerait-il pas à voir les hommes ?  Les hommes dans leur nudité, avec leurs lâchetés, leurs peurs, leurs violences. On croit les connaître, mais ils ont installé le désastre. Et en changeant d’échelle et de circonstances, sommes-nous vraiment différents d’eux, dans le quotidien de nos vies ? Le récit se termine sur ces mots: on ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi. Et on voudrait tant ne plus tomber qu’on s’arc-boute, on hurle…. Mais on nous brise…on nous casse… on nous ronge…. Qui sont ceux contenus dans ce -on- ? … Nous ? Les autres, avec notre permission ?

 

La description d’un paysage pétrifié dans le froid, dés les premiers mots de ce récit, enserre le lecteur dans une impression glaciale. Cette composition programmatique, scène de théâtre se jouant derrière un rideau, oppose le monde des petits, travailleurs du quotidien, plongés dans le grand mensonge décent du travail, au monde des grands, des vingt-quatre, convoqués au Parlement par Hitler, grands chefs d’entreprise de l’Allemagne de l’entre-deux guerres, réunis pour soutenir le chancelier, démocratiquement installé. Et l’on peut entendre dans l’expression du devenir de ce même Parlement qui a vu cette réunion, ce que deviendra l’Europe, après l’extrême violence de la guerre, un amas de décombres fumantes.

 

Regardons le portrait de ces hommes.
L’Histoire structure la description de ces gens si importants. En des détails ou des scènes courtes. L’on voit les vingt-quatre. Ces vénérables patriciens, engoncés dans la métaphore de la montagne, montent à l’assaut de cet escalier dont l’effort, n’est pas seulement du à leur âge mais à leur poids d’ascension financière et de pouvoir industriel traversant le temps. Ne croyons pas que cela appartienne à un lointain passé. …Ces noms existent encore. Leurs fortunes sont immenses. Car nous explique le narrateur, …les entreprises ne meurent pas comme les hommes. Ce sont des corps mystiques qui ne périssent jamais.
Les deux protagonistes nazis, Goering et Hitler les accueillent successivement. Le geste, la pogne débonnaire, pour le premier ou une poignée de main tonique pour le second. Goering rognonne tandis que le deuxième est souriant, décontracté, affable, oui, aimable même, bien plus aimable qu’on ne l’aurait cru. Tant qu’on leur demande de l’argent, nos chefs d’entreprise sont soulagés. La corruption est un poste incompressible du budget des grandes entreprises, cela porte plusieurs noms, lobbying, étrennes, financement des partis.
Le monde est égal à lui-même, encore, à travers le temps, semble nous dire le narrateur, puisque dans la vie des affaires les luttes partisanes sont peu de choses. Politiques et industriels ont l’habitude de se fréquenter. Entre hommes de pouvoir. On sait faire.

Les portraits de deux autres personnages nous donnent à voir l’intérieur de l’individu. Une photo, trouvée aux Archives par le narrateur, présente un Schuschnigg qui n’a rien d’un fort autocrate. Celle de 1934 laisse surgir dans ses traits quelque chose de mou, d’indécis. Celle-ci n’est pas recadrée et présente l’angle intérieur du personnage. Et comme pour les 24 qui s’attardaient sur des détails de l’escalier ou de ce qu’ils voyaient par les fenêtres, l’Autrichien, avec le sentiment d’être au bord de la vérité, c’est à dire que toute vie est misérable et solitaire, plonge à l’extérieur de lui-même pour se rassurer sur un monde tangible, comme le crâne de son chauffeur, lors de son arrivée au Berghof, alors qu’il perçoit le vacillement de sa propre conscience, son monde intérieur. Une manière de sentir un peu de ce réel rassurant, face à la violence pure ?

Quant au portrait d’Halifax, il renvoie en creux à celui de Goering. L’anglais sait, il a peut-être vu…sans doute vu…sûrement entendu. D’une certitude évidente. Il accepte. Ne dit rien. Fascination et lâcheté de l’Anglais, folie trouble de l’Allemand. Le personnage se révèle au moment où il prend Hitler pour un laquais. Cet aristocrate anglais, le diplomate …ce vieil étourdi porte cette cécité morale, la morgue. Cette fascination de la force d’un pouvoir lui fera dire…le nationalisme et le racisme sont de forces puissantes, mais je ne les considère ni contre-nature ni immorales.
Et c’est à partir de la place qu’ils occupent que ces quelques hommes ont décidé de la vie d’autres hommes, c’est leurs décisions, motivées par ce qu’ils sont à l’intérieur d’eux-mêmes, folie, lâcheté, goût du pouvoir, que des millions d’hommes ont subi la violence. Pour que cela ne se perpétue pas, la réalisatrice Magarett von Trotta, disait qu’il faudrait mettre en place «un processus long et tenace pour changer ça».

Ce processus d’écriture, un personnage éclairant l’autre, se poursuit durant le récit, comme d’un écho l’autre, d’un homme l’autre, plus loin Chamberlain, dont la politesse excessive sert à Ribbentrop, exubérant de banalités,  à faire perdre du temps aux anglais, dans un étrange vaudeville. Et ce qui rend encore cette scène de manipulation plus dérisoire et pathétique est la juxtaposition de l’évocation des exploits de tennisman de l’Allemand, la recette de la tarte de shion, donnée par le narrateur et la dernière phrase du chapitre, les troupes allemandes venaient d’entrer en Autriche. Le banal, l’insignifiant et le tragique.
Une manière d’écrire l’histoire de l’intérieur des hommes.

 

Ce nouvel ordre du jour.
Dans ce qui survient de particulier à ce moment du temps.
Dans ce qui doit être fait pour instruire le monde d’un nouvel ordre.

Que commence-t-il à se tisser dans cet ordre du jour qui réunit les chefs des entreprises et les nouveaux maîtres de l’état allemand ? L’urgence de l’argent. Pour les élections. Pour permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise.   Cette nécessité assise, les demandes seront crescendo.  De l’ordre de l’exigence, maintenant. Changer l’ordre ancien pro-nazi par des nazis notoires. Le diktat du Berghof, c’est la peur qui règne.

Que peut faire l’homme, qui a lui-même imposé la peur aux autres?
Tenter de sursoir. Schuschnigg parle culture avec son presque ami, Seyss-Inquart…ce n’est pas un monstre…c’est un nazi modéré, un véritable patriote.… Le  narrateur nous entraîne dans cette discussion sur la musique. Vaste nous semble-t-elle… Comment une telle culture, une telle sensibilité pouvaient -elles laisser surgir la cruauté, la violence, la lâcheté des actes commis ? Ne serait-ce pas une utopie de considérer que la pensée peut nous sauver des monstres qui sont à l’intérieur de l’homme ? Peut-être que la culture peut seulement les contenir…

Tenter de résister. Lancer des mots. Des phrases. Que l’on sait au fond de soi ne pouvoir tenir. Pour Schuschnigg, une proposition de plébiscite sur l’indépendance du pays. Et l’homme qui a dit non à toutes les demandes formulées dans son pays, ne sait pas dire non à Hitler, c’est à dire à l’essentiel. Comme les journalistes, ceux du Neues Wiener, qui n’ont soufflé mot…ont approuvé sagement…ont accepté les purges…les emprisonnements, qui un matin, soutiennent l’ancien petit tyran, Schuschnigg. L’héroïsme,…chose bizarre….

Une question se pose. Comment faire croire à la force, à sa très grande force ?
La première chose, une vieille recette encore d’actualité. …la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose: le monde cède au bluff. Le théâtre des écoutes entre Goering et Ribbentrop : le bonheur des Autrichiens ouvrant leurs frontières aux Allemands. Cette crapulerie qui fera qu’ils ne purent se retenir de rire, au milieu des ruines, lors du procès de Nuremberg.
La deuxième chose, d’actualité dans certains lieux de notre monde.
Se cacher pour se réarmer. Par l’intermédiaire de sociétés écrans, à l’étranger. On voit que l’ingénierie financière sert depuis toujours aux manoeuvres les plus nocives. Les armes. La puissance industrielle.
Construire un regard. La propagande des films. Pour asseoir l’image de la réussite.
Ces films qui restent dans notre mémoire mais qui sont pour l’éternité mises en scène par Joseph Goebbels. Son maîtrisé. Foule choisie, expurgée.
Construire une langue. La langue rugueuse et âpre du IIIe Reich. Il vocifère un allemand très proche de la langue inventée plus tard par Chaplin…. elle restera parce que le cinéma américain s’empara de l’histoire, de son immense tumulte… ne racontera la guerre que sous forme d’exploit. …en fera un revenu. Un thème. Une bonne affaire. En 1941…Tout peut se combiner dans le monde. parce que les films de ce temps sont devenus nos souvenirs par un sortilège effarant.
L’émotion, si on ne sait pas la différencier de la construction des images, peut nous faire croire à sa réalité. C’est sur cette réalité construite par de savants manipulateurs que ce pouvoir s’est assis. La guerre de l’image venait de commencer.

 

Ce que nous dit le narrateur, c’est que les artistes, eux savent. Ils sentent l’ordre du temps. Louis Soutter, lui sait. Pressent. Dessine….ses plus belles oeuvres. …se mit à peindre des cohortes de silhouettes noires, agitées, frénétiques….corps noirs, tordus, souffrants et gesticulants…il nous livre la vérité morte de son temps. Une grande danse macabre.
Il y a aussi cette correspondance entre la peinture et le titre du deuxième chapitre, Les Masques. C’est la rencontre entre les industriels et le nouveau chancelier. Le tableau de James Ensor surgit alors. La mort et les masques fut considéré comme faisant parti de l’art dégénéré par les nazis. Une société de mort installée. Une fiction picturale qui produit du réel, dirait Lacan. A la fin du 19e siècle.

 

L’Histoire ici, nous est donné à voir en dénouant les liens habituels que nous connaissons. Noués d’une manière complexe, on n’en aperçoit que la trame des faits. Et elle fait oublier que ce sont les désirs les plus monstrueux et la cruauté la plus servile qui sont au pouvoir. Ils se cachent derrière des masques, des paroles, des images, mais ils disent, encore une fois, la nature humaine.

Et c’est l’écriture, dans ce qu’elle met en regard, en miroir,  dans ce qu’elle cadre, comme pour une photo dont on verrait la totalité ou la partie, accentuant un trait plus qu’un autre, pour construire une vision historique, qui règne dans ce récit pour donner un petit morceau de vérité, …un peu de densité. Tel est l’art du récit que rien n’est innocent.
Et dès le début, le narrateur ne nous dit-il pas  que la littérature permet tout….Mais ajoute-il que les livres figent les événements dans les mots, le temps des mots. De là alors, la nécessité de cadrer, regarder, entendre différemment par d’autres mots saisissant l’insaisissable…
L’art de dire …! Ce que l’on sait déjà…

 

Ghyslaine Schneider

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MELANDRI Francesca, Eva dort et Plus haut que la mer

Deux romans de Francesca Melandri sont traduits en français actuellement, Eva dort et Plus haut que la mer, le premier plus prolixe que le second.

Eva dort raconte l’histoire d’une famille, prise dans la tourmente de l’italianisation forcenée du régime mussolinien, après la cessation  aux Italiens, du Haut-Adige ou Sud Tyrol, lors du traité de Saint-Germain en Laye, en 1920. Terrorisme et violence marquèrent ce territoire, orphelin …de sa Vaterland, l’Autriche. Les hommes et les femmes subirent comme ils purent et de face, les violences terroristes réclamant l’autonomie de la région.
Histoire de personnages, pris aussi dans la misère des versants nord de ces régions montagneuses, hommes, femmes, enfants, au coeur de leur humanité rude, lâche et généreuse, dans une fermeture due à la morale ou à des idées arrêtées, mais toujours combative, dans un sens ou dans un autre.
Le deuxième roman, paru en Italie en 2011, un an après le précédent, Plus haut que la mer, a une facture plus intimiste. Un homme et une femme, allant voir un des leurs dans la section spéciale d’une prison, sur une île, se rencontrent au sens propre du terme, le temps d’une tempête, dans leur douloureuse souffrance et dans le désir d’une humanité compréhensive et sans jugement de l’autre. Paolo l’observa pendant qu’elle s’installait…Luisa et lui étaient les deux visiteurs qui se rendaient à la prison spéciale….Après une courte pause, elle aperçut Paolo dans la portion de route visible entre les portières. Luisa leva les yeux.  L’Histoire, ici, est une toile de fond lointaine, les années de plomb en Italie.

L’on peut s’interroger sur ce qui court d’un roman à l’autre.
L’Histoire. Sa violence. Les italiens découvrent petit à petit cette région, comme bien d’autres le sont en Europe centrale et orientale après l’année 1918, secouée par un problème d’attachement à leur origine, par la langue, les habitudes sociales, la nourriture, l’habillement. Ce qui fait que l’on est d’ici ou d’ailleurs, même maintenant.
La question qui se pose est d’appréhender comment l’écrivaine traite l’histoire. Dans ce premier roman, elle est essentielle. Les événements historiques, avec une grande précision, envahissent l’espace romanesque. Ils deviennent roman, parfois dans une volonté démonstrative, laissant aux personnages la charge délicate de venir illustrer les aléas de l’Histoire, les maintenant hors de leur intimité, sans réelle pénétration dans leur conscience. Les chapitres se divisent alternativement en ceux marqués par les dates et les autres, par les km. Dans ceux du voyage d’Eva à travers l’Italie, dans un voyage inverse des italiens du sud montés travailler à l’époque fasciste dans le nord, l’histoire se trouve être réduite à la présence des plaques commémoratives, l’attentat de la gare de Bologne ou la déportation des juifs italiens. Ecriture didactique de l’Histoire. L’on ne connaît de Gerda, laissant sa fille pour pouvoir continuer à travailler, que les pleurs d’une soirée, l’évocation d’un sentiment de liberté parce que sa jeunesse reprend le dessus sur la séparation, accompagnée de ses rêves de mariage, jamais exprimés. Si peu de choses sur un beau personnage, fort et courageux mais sans questionnement intérieur, plongé entièrement dans l’action.

Dans le deuxième roman, l’aspect historique se retrouve peu évoqué, seulement dans les réflexions de Paolo sur son fils, enfermé pour avoir assassiné pour raisons politiques. Dans la nuit de la tempête, le père réfléchit. Une phrase qui pouvait tout autant résumer l’existence de son fils et de ses camarades. Une vie de choses qui n’existent pas vraiment, il n’y a que le mot…. Le premier était sûrement révolution. Qui n’est pas laid en soi, … comme chose et encore moins comme mot. … Mais dans l’Italie de 1979, le mot révolution avait beau être scandé, polycopié, écrit sur les murs de façon presque obsessionnelle, la chose non….Quand la chose correspond au mot, alors on fait de l’histoire. Mais s’il n’y a que le mot, alors c’est de la folie. Ou bien bien tromperie ou mystification.
Et cette réflexion pour évoquer la mort d’Aldo Moro: …les semaines qui avaient suivies la découverte du cadavre de l’homme politique enlevés des mois plus tôt après le massacre de son escorte…Dans les prisons, on craignait des représailles, voire des lynchages, contre les détenus politiques. Loin de la précision du premier roman, celui-ci ne nomme que par une formule périphrastique un événement qui a marqué l’Italie. Celui-ci serait-il alors passé de l’Histoire à un élément romanesque, parce que devenu lointain ?
A travers cette manière de dire l’histoire, la narratrice nous dit en fait comment elle perçoit l’Histoire, surtout dans le premier roman. Cette écriture là dit combien les événement historiques priment sur les personnages et l’intrigue romanesque, alors que dans le deuxième roman, la priorité paraît être les personnages qui ont alors plus d’épaisseur littéraire ….

L’autre aspect commun aux deux romans sont les personnages féminins et le rapport des fils au père.

Les personnages, dans la lignée des femmes, Johanna, Lenni, Gerda et sa fille Eva, personnages forts, intenses, mais êtres pris dans l’Histoire qui les saisit dans leur chair, dont l’impact semble s’effacer devant les jours qui se succèdent. Réactions de survie, mais plongée dans une quotidienneté, loin d’une description flaubertienne, et sans un narrateur construisant une introspection intérieure, ou des rêves exprimés.
Milan Kundera écrit: « Dans l’ennui de la quotidienneté, les rêves et rêveries gagnent de l’importance. L’infini perdu du monde extérieur est remplacé par l’infini de l’âme».* Les rêves sont un désir d’amour ou de reconnaissance qui se fracassent rapidement contre la réalité, ne laissant à ces personnages féminins que la volonté de tenir dans cette vie difficile. C’est pour cela qu’ici, il y a si peu de place à l’ennui et aux rêves. Seulement dans l’agir.
Le personnage d’Eva paraît plus nuancée, reprenant comme choix de vie, les  conséquences des difficultés de celles de sa mère. Cependant, elle aussi est dans l’action sans vraiment établir des correspondances. Et l’expression Eva dort qui donne le titre au roman le parcourt pour se transformer à la fin en Gerda dort, le sommeil, fuite ou réparation. Et lorsqu’enfin, elle se révolte contre sa mère, elle ne le reste pas longtemps, car rien ni personne ne peut nous dédommager de ce que nous avons perdu, pas plus ceux qui sont coupables de ces pertes ….Et à la fin quand les comptes sont faits,…la seule chose qui compte: que nous puissions encore nous embrasser, sans gaspiller un seul instant la chance extraordinaire d’être encore vivants.
Heureusement pour Eva, sa mère comprendra et dira la seule phrase qu’elle attendait depuis trente ans, mais semble, comme sa mère, et parce que celle-ci faillit en mourir, avoir effacé Carlo, l’homme marié qui l’aime. Ce qui est étonnant, mais est-ce la traduction, est l’emploi du mot « dédommager »: celui-ci évoque plus la compensation financière ou matérielle que la reconnaissance réparatrice de la parole, que lui donnera cependant sa mère….Peut-on être dédommagé du vécu des douleurs humaines ?

Luisa, l’autre personnage de passage sur l’île, semble avoir plus de profondeur,  et surprend par des réponses à la vérité décalée. Cependant cette paysanne, comme Gerda, se bat avec les violences subies et pour l’éducation de ses enfants. Un peu comme si le personnage féminin de Gerda à Luisa aurait pris une certaine densité intérieure.

Ainsi toutes ces femmes, êtres de fiction, choisissent de vivre seules, soit obligées par les circonstances, soit par désir inconscient non exprimé, comme pour Eva; elles sont des femmes qui se battent pour élever leurs enfants, manger, tenir dans une forme d’austérité leur honneur avec au fond ce secret désir d’être libres,  enfin sans hommes (ne portent-ils pas tous alors une forme de violence à l’égard de la femme ?). Mais peut-être que dans l’action rude de tous les jours, peu de place est laissé à un retour sur soi-même…?

L’autre lien qui se tisse entre les romans est la relation des fils avec leur père, dans un traitement différent. Violent et torturé dans la premier roman, cet aspect du père, Hermann le transmet à son fils Peter. Le premier, incapable de se séparer de sa mère, de ce fait incapable d’aimer, fera le mauvais choix de l’Allemagne, en partant au moment du fascisme, reviendra comme apatride pour être enfin considéré comme allemand, devenu italien par la loi. Cette déstructuration autour du thème de la « terre des pères », c’est à dire la patrie et de la terre comme territoire, comme terre qui est bornée, c’est à dire le pays, créera une dichotomie à l’intérieur des êtres, comme une chambre d’écho. Son fils ne pourra choisir entre sa famille, le lieu où il vit et l’errance d’un terroriste, basculant à la fin dans la violence armée, certainement plus par incapacité affective. Des deux fils de ce dernier, Sigi sera fascisant, comme le sera aussi son fils Bruno,  et Ulli, violemment agressée par son frère Sigi pour son homosexualité, voulait seulement être lui-même là où il était né, et pourvoir aimé celui qu’il aimait, meurt en se suicidant.
Puis cette relation père-fils s’apaise pour Gabriel, le fils de Vito, et Paolo, père exemplaire, toujours présent pour le sien, terroriste emprisonné, au-delà de ses souffrances et par moments du désir de tout abandonner, mais porté, tenu par la lumière des souvenirs d’enfance de son fils. Ces deux hommes, dans chaque roman, Vito et Paolo, ont su maintenir cette présence à leur enfant.
Le problème des pères, dans la famille de Gerda, passe de l’absence ou du rejet d’une fille-mère, de l’incapacité d’assumer l’enfant à venir,  à l’absence pour une cause extrémiste et perdue,  mais tend vers une réconciliation symbolique, entre Eva et Vito, père putatif, si près de la mort, …je pose ma tête sur ses genoux, j’allonge mes jambes, je me mets à mon aise. Lui entoure mes épaules de son bras, tapote le coussin sous ma nuque…Dans son ventre auquel je m’appuie résonne sa voix tranquille, comme un tambour. Je ferme les yeux avec un profond soupir….Et Vito dit: Eva le prendra après. Maintenant elle dort.
Si des liens existent bien assumés entre Vito et son fils, et entre Paolo et le sien malgré la prison, les mères, elles, ont toujours tout assumé….

Ces deux romans présentent aussi des différences.

Le premier renvoie au genre de la saga familiale, sorte de récit de filiation, partant d’un moment du présent (dans le prologue, refus d’un paquet compris à la toute fin du roman), pour revenir en arrière, par l’évocation de l’Histoire qui construit alors des vies singulières, mais reste l’expression d’une humanité ballotée, ne trouvant son équilibre que dans une austérité laborieuse.
On peut là  encore se posait une question: il y a-t-il du romanesque dans cette histoire ?

Cette archéologie narrative, liant l’Histoire et la vie des personnages se structure sur des micro-récits (comme la vie de Gerda en cuisine, la vie de Lenni, celle de Peter ou d’Ulli), se succédant sans aucune transition d’écriture. Cette juxtaposition rend la lecture complexe parce que d’une manière commune, un récit peut très bien passer d’un personnage à l’autre mais se faire dans une certaine forme de continuité d’écriture, justifiant d’une certaine manière ce qui précède. On a plus l’impression d’avoir affaire à une écriture cinématographique particulière, comme on peut le voir dans le documentaire Vera, réalisé par l’écrivaine, ou bien être face à l’écriture de mini-scénarios. Les personnages, pris dans la trivialité de leurs quotidien, n’exaltent pas l’imaginaire du lecteur, mais développent le paradoxe de cette écriture: suggérer quelque chose de visuel. De ce fait et sans discours unifié, dans une écriture fragmentaire, la surprise peut arriver: il reste dans la mémoire des scènes qui sont écrites pour être données à voir. Celle-ci en reste imprégnée.

La cuisine, avec le cageot de pommes pour berceau pour la toute petite Eva, soudain pleine d’une douce attention, on lui mettait des petits bouts de carottes, des lamelles de fenouil, des copeaux de parmesan…On riait….les travailleurs de la cuisine cherchaient mutuellement leur regard, pour se réjouir ensemble…
Les belles descriptions des hommes politiques comme l’évocation de la complicité comprise, entre Aldo Moro et Silvius Magnago. Lors du repas à l’hôtel de ces deux personnages, Magnago pense, en voyant son invité manger avec modération que tout en lui le montrait sans défense, faible, pas vraiment un homme d’action, mais plutôt…un cunctator (temporisateur). Et pourtant, l’Obman avait pu voir, lors de plusieurs rencontres, que derrière ce visage inexpressif fonctionnait une intelligence politique très fine.
Cette succession de micro-récits de ces existences particulières, juxtaposés et de thèmes différents reconstituent les petites histoires hachées de la vie des personnages. Mais cela ne manque pas de pittoresque puisqu’ils pourraient ainsi être comme le point de départ de romans multiples, issus d’un même roman.

Plus haut que le mer présente, lui, une véritable trame romanesque. Trois personnages en ressortent, les deux visiteurs et le gardien Nitti. L’histoire de ce dernier nous est longuement racontée, peut-être pour éclairer ses réactions durant le court temps romanesque, s’octroyant  des libertés dans la surveillance de Paolo et de Luisa, dans un désaccord sourd au directeur de la prison, mais si délicat lorsqu’il les entend se confier et se découvrir l’un l’autre, …ils plongèrent tous deux dans un profond sommeil d’animaux en hibernation. Alors seulement, Nitti ouvrit les yeux. Depuis combien de temps était-il là, en train de les écouter?
Mais, dans cette liberté de paroles, de ce lâcher-prise, possible par les circonstances de l’enfermement dues à la tempête, des moments, courts mais intenses en découvertes pour Luisa et en souvenirs pour Paolo, forts de cette rencontre avec l’autre, Nitti, lui, enfermé dans sa souffrance de gardien de prison, ne peut avec sa femme, trouver les mots qu’elle lui demandait. 

Si les types des personnages évoluent d’un roman à l’autre vers une forme d’apaisement mais aussi d’accomplissement parce qu’ils arrivent enfin à s’exprimer, l’écriture fragmentaire, quasi documentaire parfois, devient plus resserrée dans le second roman traduit. Le premier se perd dans une reconstruction familiale et historique, le second laisse apparaître la vie intérieure des personnages, devenus plus intimes par, enfin, l’expression de leurs douleurs, dans une temporalité courte, dans un espace cerné, celui de l’île, qui est depuis Thomas More une Utopie, mais ici utopie inversée, celle de l’enfermement. La prison. Celle des condamnés. Celle des êtres enfermés dans leur vie.

Que s’est-il donc passé entre ces deux romans si différents ? La maturité de l’écriture, sans aucun doute ….Et les priorités historiques étant enfin dites, le romanesque, même s’il possède une toile de fond politique, a envahi l’espace d’écriture.

Ghyslaine Schneider

* Milan Kundera, L’art du roman

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DAOUD, Kamel Zabor ou les psaumes

Ce roman de Kamel Daoud est somptueux.
L’étymologie de ce nom contient la notion de saisissement.
Il nous saisit, nous captive par la beauté de son écriture poétique, par ce récit  de l’enfance, par ses histoires comme des contes, par ses entrelacements des narrations comme l’écriture de la langue arabe.
Somptueux par son courage, tout en réclamant une part d’autobiographie, de parler du Livre, des femmes cachées, du sexe étouffé, de l’enfermement d’un village conservateur dans sa manière de penser et dans ses relations humaines dont la seule tradition, rigide et fermée, en est le garant.
Mais éloge de la littérature parce que l’histoire qui est écrite sauve de la mort et de l’oubli, en gardant la mémoire de l’individu, comme Ismaël le pense. Il l’explique en visitant les cimetières… les pierres tombales avaient un intérêt presque mathématique: je calculais les âges, je jouais avec les dates de naissance et de mort et je pensais avec fascination à ce blanc du trait d’union entre les deux indications, à cette ravine du souffle, irréductible, car il s’agissait d’une vie, mais absolument vide, car entre la naissance et la mort manquait le récit d’une histoire. Et éloge de la langue française qui dit toutes les nuances du monde et même le désir !

Il s’agit bien ici, de raconter une histoire pour tenir à distance la Camarde. Envoyé au chevet de son père mourant pour retarder sa mort, il prend conscience de l’origine de son don, en racontant celle de son grand-père dans ses bras, cet homme qui s’est tu après avoir été éloigné de chez lui  par son fils, lèvera les yeux sur le petit-fils qui lui lit un livre au moment de son agonie…ses yeux gris m’ont soudain manqué. Peut-être étaient-ils le vrai secret de mon don, la raison détournée de ma colère contre la fossoyeuse qui s’est amusée longtemps avec lui avant de le croquer.
Ce don, c’est celui d’écrire: Ecrire est la seule ruse efficace contre la mort. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les vers en boucle ou l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution: écrire.

Comment est -il arrivé à cette conscience ?  Sa mère, renvoyée de chez elle par la deuxième femme de son père, Hadj Brahim les installe dans une maison près du désert. Douleur de ce fils d’être rejeté et de perdre sa mère jusqu’à en oublier le visage, seulement les deux mains qui le cachaient. Dans la maison du bas, avec sa tante Hadjer et son grand-père, Hbid,  il grandit sous le regard acerbe de son père et de ses remarques. Devant le mourant, il pensera: C’est que le vieux a fait son oeuvre acide sur ma vie. Depuis des années qu’il répète la même histoire, me raille jusqu’à me réduire à un doute, me repousse, rit de mes nuances, il a fini par inhiber ma capacité à lui sauver la vie. Difficile face à face entre celui qui crée des histoires et celui qui donne la vie. Le créateur peut-il anéantir sa créature ? Lui, Zabor écrit pour sauver des vies, ce qu’il pensera faire sereinement et avec force jusqu’à cette rencontre avec le destin. La mort de ce père.
Et l’on sait, par un retournement de la narration, que celui-ci, riche boucher de son village a fait vaciller ce fils, au moment de l’égorgement d’un mouton.  Ainsi la bête prend la place du fils lors de l’égorgement d’Abraham lui fait écrire: la bête mystérieuse et noble avait poussé un bêlement triste et présenté sa gorge en quelque sorte pour me sauver de son emprise…Le mouton céleste pour m’épargner, s’était donné au patriarche et m’avait offert la puissance de l’écrivain capable de contrer la mort.
Difficile relation du père avec ce fils qui est appelé par son demi frère Abdel à son chevet pour le sauver avec son don. Le Zabor a trois jour pour tenter de retenir le mourant, lui faire entendre à nouveau son histoire pour qu’il s’en saisisse et recommence à la vivre. Mais devant le mourant, il se sent impuissant, O, Ibrahim, versant d’Abraham, c’est à mon tour de poser la lame souriante sur ta gorge et de décider si je dois sauver le mourant ou ta vieillesse. Les références au Coran parsème le texte comme on peut le voir dans le nom de ce père, mais aussi dans le nom de ce premier fils et de la situation familiale qui renvoie à l’histoire d’Abraham et de Sarah, au Livre. Une même histoire de famille.

L’enfant grandit entre ses convulsions et tremblements, ses cris dont il use en conscience et les seins de tante Hadjer, à la peau brune, qui l’entoure de ses bras maternels et de ses paroles qui le construit à rebours de son père.  Et la narration reprend entre ce qu’il écrit pour retenir son père et le destin de sa tante. Jeune femme qui n’a pas été désirée par une famille, vivant comme une vieille fille, avec l’enfant de son frère, enfant par procuration. Devant les films indiens, incapable de comprendre la langue et le sous-titrage, c’est Ismaël qui lit ce qui est écrit puis construit des histoires, et au-delà de ce jeu sombre et excitant, il y avait une autre découverte pour moi, plus essentielle, la traductibilité. A force d’interpréter les dialogues, je finis par les adapter puis par les remplacer, au final, par les inventer….J’avais onze ans, je parlais couramment l’arabe de l’école et je lisais peu le français. De ces histoires inventées pour pallier les difficultés de la langue du film, naît ce goût pour les histoires. Robinson dans son île, se construisant une bibliothèque. Empruntant des titres. Inventant des histoires. Ravi de sa propre version. Et conteur comme Shéhérazade pour tenir à distance le désespoir souterrain de la tante.

La tante Hadjer. Occasion de parler du corps des femmes.
Corps cachés, répudiés, réduit à une tête à une fenêtre, décapitée, dont on ne doit pas voir le reste du corps. Visage de Djemila à la fenêtre, femme qui le fascine, qu’il veut sauver par ses lettres et ses récits, femme dont la part libre est sa fillette qui peut encore sortir dans la rue, sourire et courir. La mère de Nebbia était là, mais dérobée, à moitié incarnée, comme morte… les rumeurs à son sujet, l’interdiction qu’elle avait de sortir, d’aller aux bains ou de rire dans les mariages. Après le divorce, la femme s’immole lentement et devient le centre des vigilances qui la dépècent. Elle n’est plus que feu à surveiller, sexe rusé, honte possible. Dès la répudiation, sa tête est tranchée, séparée de son corps, et elle se consacre à effacer celui-ci, à le rendre flou et grossier sous les étoffes, à le vider de ses sens et de ses frissons.

Eloigné de l’école par sa différence, il apprend trop vite, il devient le meilleur élève à l’école coranique, et se rend compte de la terrible situation qui est de retenir par coeur sans comprendre. Lui, réclame le sens de ce Livre unique qui avait lentement éclos dans le désert, avait dévoré les autres livres, leur avait interdit des pans entiers de l’univers, puis avait fini par s’étendre comme le sommaire fabuleux de toute choses.
Et le Livre entre en rivalité avec ces histoires racontées sur des cahiers d’écoliers … la collection de ce livre gigantesque que j’ écris depuis des années, Zabor. Récit salvateur, glissé sous l’aisselle du monde, portant la mission sacrée de tenir en vie le plus de gens rencontrés. …les psaumes comme disent les autres. Rencontre entre ce qui est d’écrire le monde comme un savoir, celui qui éclaire la vie, la sauve de la mort,  et la vision mystique de ce monde pour en perpétuer la beauté qu’on peut y lire. Le monde comme un livre.
Des questions sont posées. Celle sur l’intérêt de Dieu à ce monde: Si dieu aimait la beauté, comment expliquer toute cette laideur sous mes yeux ? celles sur la relation de Dieu et ses créatures: Si la vie est impureté, pourquoi étions-nous soumis?… pourquoi Dieu avait-il besoin de ma foi pour croire en lui-même ? Et quel était ce commerce qui exigeait la défaite de mon corps en échange du paradis? Question essentielle  de part les temps qui courent.

Il prend conscience que le monde est un livre, n’importe quel livre, tous les livres possibles, écrits et à écrire. Et cette définition du livre réordonne, réorganise le chaos de ce monde. Question aussi de point de départ ou d’aboutissement. Et une autre question avec sa réponse, comme toutes celles qui émaillent le roman. Pourquoi écrit-on et lit-on des livres? Pour s’amuser, répond la foule, sans discernement. Erreur: La nécessité est plus ancienne, plus vitale. Parce qu’il y a la mort, il y a une fin, et donc un début qu’il nous appartient de restaurer en nous, une explication première et dernière. A la différence des Mille et une nuit, où Shéhérazade  repousse le moment de sa mort par des histoires, dénouement tragique, et bien qu’elle épouse le monstre séduit, Zabor dit que c’est par le dénouement qu’il faut commencer…, il faut le désamorcer …écrire un grand roman à contre-courant du Livre sacré. Prééminence de l’imaginaire humain qui prend sa source dans le réel de la vie (et Daoud dit que « la fiction est là pour amplifier les aspects de la réalité ») sur un livre sacré qui ne s’amplifie qu’à partir de ses commentaires.

Pour lui, le livre qu’il écrit au chevet des mourants est celui qui doit leur redonner vie. Ne serait-ce pas un regard sur la puissance d’imagination de l’écrivain face à un Dieu qui a écrit le Livre, Dieu à l’indifférence spectaculaire, mais Dieu qui m’a donné un pouvoir immense, ce don…
Mais pour arriver à pouvoir transcrire, donner forme, donner vie à ce don, il passe par la découverte des langues. Occasion par cela, pour Kamel Daoud de rappeler que l’Algérie est un pays de multilinguisme et cet aspect en fait sa richesse. Il y eut un premier effacement et ce fut le dialecte, les mots que m’avaient donnés ma tante étaient…le dernier écho de la voix de ma mère dont le visage s’était effacé de ma mémoire, qui disparut. La langue de la mère perdue, l’enfant vit  l’irruption de l’autre langue, l’arabe de l’école. Et cette découverte le conduit à regarder cet inattendu tel une vision nouvelle sur ce qui l’entoure: le village, Dieu parce que la langue  se mit à parler à (sa) place et (à celle) des héros de la guerre de Libération. Et dans ce roman, il y a un dépassement de ce thème qui remplissait d’une façon souterraine les pages des romans des décennies précédentes ainsi que la vie sociale. Nous étions un pays récemment libéré de la colonisation, les mots se faisaient soldats, mimant l’uniforme par leur rigueur et s’appliquant à chanter la terre, le sang des martyrs, la guerre. 

Très vite, et intuitivement, il comprend qu’elle est limitée, provoquant son ennui, même si elle possède la capacité de transcrire la poésie le monde, mais je crois, dit-il, que son malheur, à mes yeux, vint de son incapacité à provoquer le mystère et le plaisir. Et sur le chemin de cette quête à vivre ce qui est la grande affaire de l’adolescence, surgit une langue qui pourrait dire le désir. Le corps pour l’imam est un obstacle à la rencontre avec Dieu, mais l’enfant en perçoit les limites à dire ce qui n’est pas nommé et qui se cache. Et ce fut alors, par un bel hasard, la découverte de livres en français. Déchiffrage lent mais victorieux qui lui ouvre la porte de l’érotisme de son corps en correspondance avec celui du texte écrit. Le sexe n’est plus que les quatre-vingt-dix-neuf allusions de notre langue. Et le français devient à la fois la langue de son don, et la langue du désir. Cette phrase déchiffrée, « Elle s’avança vers moi nue », cette langue fut celle du sexe et du voyage, ces deux versants qui étendent le corps à autrui, l’obligent à la renaissance.
Ainsi, les livres des colons, (seul souvenir passé du temps de la colonisation), la langue française lui fait découvrir la nudité, source de sa découverte de l’érotisme, expérience se renouvelant jusqu’à l’épuisement par l’exercice de la lecture. Le livre ou plutôt cette langue, comme ouverture sur son désir  et sur le monde. L’écrivant a besoin de pages blanches, de crayons pour son propre destin …pour écrire ce que je voulais moi-même. Liberté extrême de l’écrivain. Choix de la persévérance, du labeur dans ce troisième jour qui se termine, au coeur de la tempête de sable qui souffle, il pense que l’écriture est le contraire du sable car c’est le contraire de la dispersion. Résistance contre ce sable du Sahara qui pénètre tout, qui envahit tout, pellicule rouge sans cesse renouvelée. Mais le père est mort. Et si la liberté surgit alors, le poids de la responsabilité s’allège, il y a la mise en doute du don, sourde culpabilité puisque j’aurais du écrire plus vite. Il aurait dû me croire, croire en mon don. Libération qui le conduit à accepter la présence du corps de Djemila à côté de lui. Dans la pleine possession de son désir.

Les pages des cahiers  ensemencent  le village, les arbres, la végétation, les murs, métaphore  de la création.  Et comme le Dieu à la fin de sa création, il est, lui, arrêté, le septième jour de la mort de Hadj Brahim, une sorte de repos biblique forcé. Histoire presque parfaite. Et c’est lui qui devient le Shéhérazade nouveau qui tient par ses histoires sa mort à distance et la mort termine: J’attendrais jusqu’à demain; je le ferai toujours bien mourir quand j’aurai entendu la fin de son conte.

Ce nouveau conteur, tenant à distance la mort, par la merveille de l’écriture, ne rend-t-il pas un bel hommage à l’imagination créatrice et courageuse des femmes….?

 

Ghyslaine Schneider

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