MICHON Pierre, Les Onze et Abbés

Pierre Michon, sa voix, lente, précise, étonnamment précise.
Cet homme que l’on voit et entend plus souvent.
Les rides qui parcourent son visage comme les mots qui s’étirent dans ces romans.  Aux mots si précis. Comme les idées. Dans ce court silence que suspend la réflexion. Aussi. Au rire qui fait rire.
A l’hommage récent. Un Cahier de L’Herne entièrement consacré à ce qu’il a écrit.

Alors, lorsque l’on a lu ses deux romans, Abbés ( même si celui-ci est une commande de la région Loire) et Les Onze, ( mis si longtemps à être écrit, du début de 1993, bicentenaire de la Terreur, et publié en 2009) des questions se posent. Il y aurait-il des fils communs tissés par leur auteur, entre ces deux textes, si différents, dans la maturation profonde de l’écriture ? Des histoires si particulières peuvent-elles construire une trame d’un roman l’autre, derrière le choix fait de les lire ensemble, …l’un après l’autre?

Lorsque la lecture commence, située dans ce Moyen-Âge et cette fin du 18e siècle, le lecteur est tenté d’aller vérifier les noms des lieux sur google pour se sentir être en lien réel avec ces histoires, voir, voir la géographie très lointaine de ces – noms de pays – , parce qu’avant les noms du pays poitevin, en parlant d’Eble, sur l’île naine de Saint-Michel, devant la mer énorme, …les nuages et l’eau. Car l’abbaye naine de St Michel, il l’a gardée, cette phrase entraine l’imagination vers l’île du Mont Saint-Michel. Et c’est après, lorsqu’il lit : on appelle ça le désert, l’ermitage, Saint-Michel-en-l’Herm, qu’il s’interroge sur la superposition de ces deux lieux. Et dans ce mouvement induit, même si la réalité des noms de villages reste dans cette dualité, un certain-incertain, il découvre l’irruption d’une topographie, romanesque,ancienne et peut-il décider imaginaire.
Il y a des lieux issus du réel. Comme dans Les Onze, le pays de Loire longe les rives du fleuve, d’un hameau l’autre. Lieux de grands travaux, lieux d’enrichissement sur l’eau, pour le grand-père, lieux de promenade de sa femme et de sa fille, mère de Françoizélie !, Corentin, le peintre. Lieux d’Europe, de Wurzbourg, où Tiepolo peint dans le ciel des plafonds le temps de la douceur de vivre, lieu à Paris, l’église Saint-Nicolas, dans la nuit glacée et noire, où Corentin, enveloppé d’une houppelande, couleur fumée d’enfer, accepte de peindre pour le pouvoir, ces hommes qui infligèrent la Terreur.
Si dans Abbés, comme l’explique Pierre Michon, des écrits du 19e siècle sur les Chroniques anciennes du pays nantais développent un court paragraphe sur Maillezais, l’écrivain développera à partir de celui-ci, cette géographie de marais, la terre ferme se gagnant sur Tohu et Bohu, cette énergie de la création remontant les murs écroulés, perpétuant la gloire d’une abbaye … Pour l’autre récit, le fleuve court le long des villages des pays de Loire, dans la boue noire des travaux, le ciment limousin, sang et boue pétris.

Le lecteur a un autre privilège. Il voit dans le regard du narrateur, voit de la pluie sur le monde…vois les chalands emballés…vois ce prodigieux alambic…vois les saules…je peux voir aussi sous leurs chapeaux…Mais je ne peux pas voir aussi nettement que Corentin les voit en souvenir parce que je ne les ai pas connus vivantes, les deux spectres blonds avec des jupes…. Temps lointain du 18iéme finissant s’accrochant à celui du narrateur racontant à Monsieur, son interlocuteur, et notre temps de lecteur lisant dans une sorte de temps aboli.
Le narrateur s’efface devant son personnage, lui construisant la nature de ses souvenirs. Fabrique de la création, mais puissance évocatoire du donner à voir, celle-ci, essentielle dans l’écriture de Michon.
De là, délibérément, une topographie romanesque se lie avec les personnages. L’enfant Corentin, sur la levée, entouré des deux femmes penchées sur cet enfant puissant.  En bas, dans la boue noire du fleuve et de ses miasmes, les Limousins. Lien entre paysage et personnages, les mots du Limousin en contre-bas Diàu ei ùn tchi, les mots de l’enfant sur la butée, le peintre Corentin, « Ils ne font rien, car ils travaillent. » Et plus loin, le narrateur, Vous y êtes? Vous sentez bien le trop de désir et le si peu de justice. Les personnages, le paysage, leur travail, sans trait d’union, mais dans une profonde vision circulaire, picturale.
Comme au moment des terres gagnées sur la mer, Eble en riant, en priant…descend y planter sa crosse. Elle tient bien, elle est dans la terre… Et la femme sans nom, a vu la crosse, c’est la mitre et la crosse qu’elle tient dans ses yeux fermés, entre ses pieds levés. Paysage intérieur et de la terre, terre-femme, femme ensemencée.

Topographie où le lecteur oscille dans ce chevauchement réalité-imaginaire.

Topographie du paysage, topographie des êtres.

Ce lien posé entre les personnage et la topographie des lieux, il en surgit un autre, celui des hommes, pères et fils. Les peintres et les abbés.

Tiepolo, le peintre, non comme il est décrit dans la première phrase, (celle dont Pierre Michon n’est pas satisfait parce que cela ouvre le récit comme un roman du 19e) mais plus jeune, deux peintres irrécusables…Giambattista Tiepolo en personne et GiandominicoTiepolo son fils…la tradition veut qu’il y soit…: Il ploie sous l’Empire, tendrement, suavement. Il est blond. Ce page est un type, pas un portrait. Et cette tradition vient d’un prédécesseur Véronèse. On est toujours le suivant et le prédécesseur de quelqu’un. Peut-être David, Vivant Denon…?
Filiation artistique. Filiation séminale.

Comme pour eux, précédant la période de la Révolution, les grands-pères, maternel de Suzanne et paternel de Corentin, l’enfant devenu, pour se distinguer dans le monde des Lettres, Corentin de la Marche. Le fils, Françoizélie, sans le  fils devenu père, car ils se virent peu, le deuxième Corentin, parti à Paris parce qu’en cette période des Lumières, l’écrivain servait à quelque chose, qu’il n’était pas ce que jusque là on avait cru; qu’il n’était pas cette exquise superfluité à l’usage des Grands…mais …une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes, le fils grandissant dans les criardes des deux femmes qui le dévorait d’amour.
Le père de Suzanne naissant dans le vieillard de Rembrandt, filiation du peintre, celui du tableau des Onze. Le père, marchand de vin limousin, dont le fils, François Corentin, porte cette impression qu’on est une taupe et qu’on doit à tout prix le cacher sous n’importe quelle plume…et dans le même mouvement, la paternité de François-Elie Corentin, le Tiepolo de la terreur, à qui il arriva de peindre Les Onze. Non la légèreté de la vie, mais l’ombre.
Il n’y a pas de transmission, il y a l’absence. Il y a les fils se démarquant des pères. Un fils peignant Les Onze, comme onze figures du père. Faut-il en passer par un meurtre … C’est étrange, Monsieur: il a mis la figure de son père sous la forme des onze tueurs du roi, du père de la nation- les onze parricides- comme on appelait alors les tueurs du roi.

Une transmission se fait aussi dans le monde médiéval.
Paternité spirituelle. Ici, la mort est commune, moins subtil qu’en peinture. Mais le sacrifice abrahamique.
Hugues par sa jeunesse, semble être le fils spirituel d’Eble.
Hugues possède la réponse au questionnement d’Eble sur la gloire. Il dit: …la gloire c’est bien et franc comme l’or, c’est flagrant et visible, c’est une mitre, c’est le feu et il dit d’une voix moins assurée que le diable peut faire usage de la gloire. Et on ne peut partager une même femme. Alors, on pense à la Bible, mais là ce n’est point Urie le Hittite, mais ce jeune moine qui pourrait bien être un fils. Il regarde ce petit Benoît qui lui a servi la messe…il pense à Hugues qui a l’âge de Benoît, aux fils qu’il n’a pas eus…. La terre sera fécondée par le meurtre du fils. L’abbé, devenu vieux, si proche de la mort, verra une petite fille blonde à tête d’étoupe, mille rayons serrés, de l’or jeté sur l’argent des brochets. Et c’est elle qui est dans la barque: il monte, elle l’emporte. Devenue ce Charon, léger et blond. Sa fille.

Cette suite d’hommes-abbés se poursuit dans les deux autres courts récits qui suivent et forment le pluriel du titre. Présence d’Hugues, l’ami trahissant son compagnon de chasse, Gaucelin. Ici encore, jalousie autour d’une femme. Répudiation d’Emma. Puis encore, le vieux Théodolin, volant une dent de la tête de Jean-Batiste, le Précurseur, le Supplanté, celui qui a parlé haut et fort et qu’à cause de sa parole on a coupé en deux.  Le méfait, raconté au jeune moine Hugues, libère sa parole, libérée, sans l’ombre d’un bégaiement. Parce qu’il a, par cette croyance-imposture de la dent, vu le signe qui donne sens à ce monde. Mais Théodolin, si vieux, comme un père,  apprend à Hugues, devenu abbé, que la tête est l’oeuvre d’un faussaire.
Insupportable, complexe, culpabilité.
Jalousie d’un vieillard pour la réussite de ce fils spirituel ?
La croyance qui soutenait  la parole est perdue. L’abbé Hugues sent sa parole de nouveau suspendue dans le vie…Il bégaie encore quelques mots, où certains croient reconnaître le verset de l’Ecclésiaste où il est question de paroles et de vent. C’est fini…Il ne parlera plus. Perdre sa parole. Ne plus croire en la parole de l’autre.
Et pour lier l’ensemble, c’est dans une barque, comme Eblé, que Théodolin monte, aidé par un jeune moine, fils sans filiation, ou plutôt dans la filiation de la hiérarchie religieuse, et enterre ou jette cette croyance qui donnait sens à la vie et libérait la parole. parce que toutes choses sont muables et proches de l’incertain…
Incertain des choses dans les fins possibles de l’histoire des personnages.

 

Tous  ces personnages se lient, en dehors des filiations de quelques nature qu’elles soient, par la création, celle qui redonne vie à la pierre, à la terre et à la croyance des hommes ou celle qui est l’art de donner à voir, la peinture, entre récit et Histoire.
Magie de la création de Dieu, Eblé s’appuie sur le Livre. …Et Dieu appela le sec: terre, et il appela: mers l’amas des eaux. Et Dieu vit que cela était bien.Troisième jour. La décision est prise: les hommes qui n’en sont qu’au deuxième jour, vont conquérir la terre sur la mer, …démêlées…le Tohu et Bohu. Pour la plus grande gloire et prospérité de l’abbaye. Le signe. Il faut croire au signe où plutôt un homme peut y mettre son désir, sous forme de croyance, reconstruire la maison de Dieu détruite ou lui redonner gloire. Il faut un homme pour le signe. Parce qu’Elbe savait que les moines, les frères lais sont là appelés par le gîte et l’écuelle, et certains par le désir de livres.

Emma dit que le sanglier,…la part fauve de saint Pien qui dans les Limbes attendait qu’on le délivrât…..elle dit qu’il faut en aviser les hommes de Dieu et avec leur permission relever le monastère. Elle demande à Guillaume la haute main sur le monastère. Femme forte, de pouvoir, inédite dans ce monde d’hommes. Ce sera alors une exaltation folle vers la mort. Et le narrateur continue: C’était bien un signe mais elle l’a mal lu. Ce n’était pas le sanglier de Dieu. C’était le sanglier qui a engendré…qui a engendré le crime, qui va engendrer sa mort. C’était le sanglier d’Emma…
Ainsi toutes choses sont muables et proches de l’incertain…Comme sur les deux  fins possibles du récit. Encore.
Comme le signe de la dent. La croyance dans ce signe, dans la sûreté de l’appartenance qui donne la force, à Hugues,l’homme à l’esprit fermé, silencieux, bégayant. Le sens du monde libère sa parole, dirige les hommes, construit ce monde de l’abbaye. Abbé lui aussi. Non pas mort comme le premier, mais plus tard, mort au sens que porte le monde.
Ainsi toutes choses sont muables et proches de l’incertain…Comme sur les deux  fins possibles du récit. Encore.

Se construit dans Les onze, cette incertitude de l’Histoire. Celle-ci, la grande surgissant dans celle, vite oubliée, des hommes. Le narrateur se fait faussaire-créateur dans la construction de ce tableau que tout lecteur veut vite voir, tant l’illusion, comme celle de la dent, construit une réalité : Les Onze sont dans la chambre terminale du Louvre, le saint des saints, sous la vitre blindée de cinq pouces.. Ces hommes politiques, tous avec un lien faible ou réel avec la littérature, que l’on imagine posant devant Corentin, dont la mission est précise, peindre un tableau-joker à jouer dans un moment crucial… une machine de guerre. Shakespeare est là en métaphore politique. Macbeth trahissant son roi pour le pouvoir. Encore. Filiation rompue.
Le narrateur nous rassure, raconte une vérité. D’autant plus vrai que l’historien Michelet en parle. Il a écrit la-dessus. Citation qui ne peut qu’accréditer cette histoire. Michelet peut-il se tromper puisqu’il a vu Les onze dans un tableau de Géricault…mais il a vu surtout le fauteuil…de souffre, qui existe au Musée Carnavalet. Subtil, le narrateur applique à Michelet ce qu’il fait au lecteur. Falsification, …reconstruction, et il met une table dans ce tableau, et voilà qu’il devient une cène laïque …sa cène républicaine renoue aves le repas originaire. Mais le lecteur, comme le narrateur le lui laisse entendre, a du mal à se passer de Judas, même si on peut se passer du christ, comme Les onze le prouvent.

L’Histoire viendrait justifier cette histoire de Pierre Michon, l’auteur qui veut nous faire penser qu’il écrit, qu’il rêve d’écrire l’Histoire, la vraie. C’est le lecteur qui est embarqué dans une drôle d’histoire de faussaire, de mystification par un narrateur malicieux. Mais c’est une histoire qui nous parle de la Terreur. Terreur de ce temps, terreur devant la violence des hommes aussi. De la tête des hommes à celle des chevaux, créatures d’effroi et d’emportement…surgies de l’Apocalypse de Jean…
Le narrateur nous ramène à cette violence originelle que les homme peignaient sur les murs des grottes.
C’est Lascaux, Monsieur. Les forces. Les puissances. Les commissaires.
Et la puissance dans la langue de Michelet s’appellent l’Histoire.

 

 

Dans l’écriture, il y a la matière personnelle de l’auteur, faite de ses émotions, des étincelles de son existence pour atteindre l’universel et comme l’explique Roland Barthes dans la circulation des textes antérieures (ou contemporains) dans la tête (ou la main de l’artiste).*
Et ce mouvement sous-tend ces récits-histoires, dans le frôlement de l’Histoire, nous entraînant vers le récit, devenant réalité incertaine, sorti d’un imaginaire pour bousculer le nôtre, ces fictions sont portées par une belle langue. Une langue peu contemporaine, où une place juste est donnée aux mots, aux mots répétés en écho dans les phrases. Une langue qui crée une émotion dans cette forme précieuse, imprégnée des textes anciens de notre littérature. Une langue raffinée qui permet de rentrer dans un temps, celui des êtres… dans le temps de la parole qui se déplie.

 

Ghyslaine Schneider

 

* Interview avec Laure Adler, France-Inter, L’heure bleue
* Roland Barthes: Cy Twombly

 

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Le voyage vers l’Orient: Isabelle Eberhardt- Marie W. Montagu

Ce lointain – l’Orient- avait déjà fait l’objet de nombreux voyages où la réalité pouvait se mêler de fiction. Du Devisement du monde, de Marco Polo, à la fin du 13e siècle, en passant par le Voyage au Cachemire, d’Henri Bernier, au 17e siècle,  ce voyage en Orient prendra toute sa force et la forme que nous lui connaissons, au moment où Napoléon partira conquérir l’Egypte. Les écrivains et les peintres, au 19e siècle vont se saisir de ces territoires conquis, s’émerveillant de la lumière, puisant leurs inspirations dans ce monde qu’ils voient à travers ce qu’ils en pensent. Difficile objectivité…
L’orient  deviendra plus concret pour  l’Europe et c’est de ce moment qu’Edward Saïd datera le début de la vision orientaliste des Européens.

 

 

Isabelle EBERHADT, Derniers écrits sur le Sud Oranais

« J’ai voulu posséder ce pays, et ce pays m’a possédée. À certaines heures, je me demande si la terre du Sud ne ramènera pas à elle tous les conquérants qui viendront avec des rêves nouveaux de puissance et de liberté, comme elle a déformé tous les anciens. N’est-ce pas la terre qui fait les hommes ? »

Les écrits sur le Sud Oranais furent rédigés en 1903 et en 1904.
Isabelle Eberhardt travaille alors pour un journal algérois en tant que journaliste.
Deux séjours, de plusieurs mois à la frontière de l’Algérie et du Maroc, frontière encore floue, dans une région qui n’est pas encore pacifiée, où les guerres entre tribus sont fréquentes,  parfois à cause de leur soutien ou pas, à la puissance colonisatrice. C’est dans cette zone, aux marches des deux pays qu’elle rencontrera Lyautey et qu’ils se rejoindront sur leurs idées, sur une forme autre à donner à la colonisation, bien différente de la dure réalité de celle-ci.
Et des noms évocateurs: Aïn Seffra, Djebel Amour, Taghit, Figuig, Béchar, Kenadsa….
Quelques mois avant sa mort, dans une dernière halte sur cette terre d’Afrique qui avait happé Isabelle Eberhardt, déjà, depuis longtemps.

Mais si la lecture des textes sur le Sud Oranais montre aussi un être sensible à la misère humaine, loin de tout dogmatisme idéologique, lucide sur les agissements des colons aussi bien que sur les pratiques des tribus, son regard de peintre, surgissant dans ces courts articles,  tente de rester au plus près de la réalité perçue, et n’est pas éloignée d’une certaine forme de critique sur l’installation française.

Le changement d’identité sera une constante de sa vie. Evoquée par Edmonde Charles-Roux, dans son roman Désir d’Orient,  cette habitude d’une jeune fille à se vêtir d’habits d’homme, à user de patronymes inventés pour signer ses lettres et obtenir, par ce subterfuge, des renseignements sur son frère adoré, Augustin, à pénétrer des lieux auxquels les femmes, sur la terre africaine, et à cette époque, n’ont pas accès, façonnée par ce milieu slave dont elle est issue, et la connaissance, le passage d’une langue à une autre, ces nombreuses langues connues, tout cela facilite la mobilité, le masque, le déplacement dans l’esprit et dans l’esprit des autres, mais aussi dans la géographie. Elle troublera les hommes, étonnera, surtout les femmes musulmanes, qui sans être dupes, perçoivent cette duplicité, et ne comprennent pas Si Mahmoud Saadi, son autre nom.

Son écriture suit le mouvement d’un dessinateur, et c’est certainement cela qui confère à ses descriptions, ces notations de couleurs qui, au fil de la lecture, construisent une véritable palette. Les couleurs renseignent sur l’époque de la description, avec l’impression de ne pas être en Afrique. L’on est bien loin des clichés d’un sud et d’un désert, aux lumières et aux teintes sans transition comme dans Beni-Ounif , la Barga  ou vers les gorges de Ben-Zireg.

Dans des courts chapitres, avec un titre à chaque fois évocateur de la narration,  les descriptions s’enrichissent de notations plus sensuelles sur les odeurs, le silence, les sensations en accord avec l’intérieur de l’être. La description des paysages glisse vers l’émergence  de l’humain et l’écriture de ces  portraits cherche le profond de l’individu, caché derrière l’apparence. Ils sont, dans l’économie de ces courts récits, une entité précise et construite, ainsi les   portraits de Si Ahmed, de Messaoud, ou celui d’Embarek .
Ceux des femmes sont saisissants de réalisme et d’émotion, dans la peinture de ces femmes juives, se rapprochant  de la description des orientalistes, prégnants par la plongée dans la folie et la pauvreté dans Mériéma, précis comme un récit d’une ethnographe dans Petit monde des femmes, avec sa hiérarchie sociale, dans Vision de femmes, En marge d’une lettre, et dans ce mélange de « beauté farouche  et de  pauvreté » , Les gitanes du désert.
Décrire les militaires, les légionnaires (rappel en creux de son frère Augustin, enrôlé dans la Légion, quittant la Suisse pour un avenir incertain en Algérie), les spahis ou les makhzen, les supplétifs indigènes, c’est dire la vie quotidienne sur la frontière : En réalité, où est la frontière ? où finit l’Oranie, ou commence le Maroc ? Personne ne se soucie de le savoir. Mais à quoi bon, une frontière savamment délimitée? La situation actuelle, hybride et vague, convient au caractère arabe. Elle ne blesse personne et contente tout le monde…
Quant aux nomades, « homme(s) de poudre », ce sont des êtres libres et hauts en couleur, dans Seigneurs nomades, en opposition aux habitants des ksars, avec leurs quartiers musulmans et juifs et leur système de structure sociale bien établi :…Il fallait se résigner, car celui dont le bras n’est pas fort et qui ne sait pas tenir le fusil n’a qu’à s’humilier et se taire au pays de la poudre. Et ne pas oublier aussi les esclaves noirs…

Mais ces courts écrits disent aussi la colonisation qui est en marche depuis déjà 70 ans. Reflets de guerre, au début des récits, en est le résumé.

La religion choisie et la connaissance de la langue permettent l’échange avec l’autre.
Moi, musulmane, on m’y mène…
Convertie à l’Islam, dans la recherche soufi de l’unité avec Dieu, elle essaie, à travers des romans, Rakhil,  ou d’autres écrits,  de comprendre et de défendre le Coran. Elle perçoit assez vite que l’irruption de l’Occident dans l’Islam va le pervertir. C’est peut-être là que se trouve le lien avec la vision de Liautey, Yasminail faudrait pour la tente (une étude sur les esclaves), n’avoir ni préjugés de droite ni préjugés de gauche, faire de l’histoire naturelle autant que de l’histoire sociale. Il faudrait, je le sens, être guéri du préjugé des races supérieures et des superstitions des races inférieures…

 

Laissons-lui la parole :

En regardant ces hommes marcher dans la vallée, je compris plus intimement que j’aimais l’âme de l’Islam, et je la sentis vibrer en moi. Je goûtais dans l’âpreté splendide du décor, la résignation, le rêve très vague, l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort. 

Je le regarde, ce bel anachorète saharien, et je pense que les solitaires chrétiens des premiers siècles devaient lui ressembler, dans les décors pareillement désolés de la Thébaïde et de la Cyrénaïque ardente.
Eux aussi cherchaient par d‘autres voies, dans l’extase, la satisfaction de cet impérieux besoin d’éternité qui sommeille au fond de toutes les âmes. 

Un grand murmure de prière monte de ce coin de désert, que domine le ksar et La Barga…
…Être sain de corps, pur de toute souillure, après de grands bains d’eau fraiche, être simple et croire, n’avoir jamais douté, n’avoir jamais lutté contre soi-même, attendre sans crainte et sans impatience l’heure inévitable de l’éternité. – C’est bien la paix, le bonheur musulman –  et qui sait ? peut-être bien la sagesse…

et dans Puissances d’Afrique
…Je travaille à noter mes impressions du Sud, mes égarements et mes inventaires, sans savoir si des pages écrites pour écrire intéresseront  jamais personne. 

G.S.

 

Lady Mary W. MONTAGU , L’islam au cœur, extraits de Correspondance, 1717-1718 (Edition Le petit Mercure)

Le siècle des Lumières commence dans cette Europe en mouvement.

Et c’est une jeune femme anglaise, portée par une éducation lettrée, par une curiosité sans limite, par un humour intelligent et fin, qui nous découvre, par le truchement de lettres à ses correspondants, la nouveauté de son regard sur un monde différent et inconnu qu’elle traverse.
Par cet exercice si privilégié au dix-huitième siècle, l’écriture  pour dire, que nous sommes saisis par la réflexion vive des propos sur comment percevoir l’autre qui n’est pas nous. A chacun, elle rapportera ce qu’il attend d’elle, de sa perception de ce qui est une terra incognita. 

Lady Montagu a une connaissance précise de l’histoire de l’Autriche et de la Hongrie qu’elle traverse en pleine hiver, accompagnant son mari à son ambassade à Constantinople. La présence ottomane façonne alors ces pays conquis. Elle dit, en traversant la Serbie (la Rascie), que les Turcs ne sont pas que des sauvages mais peuvent être de fins lettrés, et des gens aux raffinements délicats.
Ne se réfugiant pas dans ses coutumes et habitudes de nourriture ou vestimentaire, elle adoptera parfois le costume féminin turc, pour la plus grande joie de ses hôtes.  Très sensible à la beauté des femmes, elle découvrira que celle-ci est le résultat parfois de mélange d’origine insoupçonnée.
Elle dépasse ses us et coutumes pour vivre celles des autres, pour mieux comprendre l’autre. Elle défait les clichés comme en expliquant que la femme turque, enfermée chez elle, obligée de se marier, même si elle est veuve, bénéficie d’une grande liberté… parce que se déplaçant voilée.

Son regard d‘ethnologue, critique et ironique,  pointe la vie de la femme dans cette société : la pratique des bains ou les cafés des femmes, le mariage,  mais aussi la politique, le pouvoir des janissaires, les meurtres d’honneur, la religion, la pratique de l’adoption pour transmettre l’héritage, les coutumes des Arméniens.  La jeune femme prend plaisir à être dans cet environnement en décrivant  des bâtiments, des cimetières, des églises. Et son retour par l’Italie sera tout de lucidité sur la relation amoureuse des femmes, lorsqu’à Gênes elle évoque le rôle du sigisbée, où à Turin, la tristesse profonde s’exhalant de la dévotion de la cour.
Au-delà de ce regard, ce sont ses remarques sur la relativité des choses vécues qui est pertinente puisque la correspondance, par la distance, bouscule l’ordre du temps : la réception d’une lettre apporte un présent  qui est déjà un passé.

Si le but de celle qui écrit ces lettres est de divertir, (dans le sens pascalien…), elles entrent dans cette tradition de l’écriture du récit du voyage, et définissent comme une charte du genre : la distance, abolie,  le temps chronologique bousculé, le récit, celui de la vérité, le souci de l’effet produit sur le lecteur pour partager dans la limite de mes moyens toutes les aventures divertissantes de mon voyage en vous épargnant les fatigues et les inconvénients. 

Ce regard réflexif par l’écriture exprime la volonté de Lady Mary W. Montagu d’affirmer la véracité de ses descriptions, si loin des réalités européennes, qu’elles en paraissent étranges.
Le monde étranger de l’autre est difficilement imaginable à celui qui le regarde, parce que l’autre fait peur. De la fascination à l’étrangeté, et sans la volonté de connaître ce nouveau, celui qui en a peur le revêt de caractéristiques différentes, dans la plus grande des partialités.

Ce que l’on sait par ses lettres, c’est qu’elle a su regarder en décrivant, dans la grande volonté de comprendre et une belle attitude de respect.

 

Ghyslaine Schneider

 

Petite Bibliographie pour – réfléchir –  plus loin :

les écrits de Chateaubriand, Nerval, Fromentin (Un été au Sahara), Flaubert, Daniel Rondeau et les autres…

Voyage dans l’Orient prochain, Michel Orcel

La peur des barbares, Stephan Todorov

L’orientalisme, Edward W. Said

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DAOUD Kamel, Meursault contre-enquête

1942
Albert Camus, L’étranger .

Après 1962…
Des universitaires des deux rives, à la suite de multiples congrès produisent des écrits critiques sur Camus, né dans un des trois départements français d’Algérie.

2013
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête. Ecrivain algérien…
Un auteur célèbre avait raconté la mort d’un Arabe et en avait fait un livre bouleversant- « comme un soleil dans une boîte » avait dit Meriem

 

Dans le temps long de l’histoire de l’Algérie et de la France, dans ces mémoires qui perdurent autour des liens profonds entre de ces deux pays, Kamel Daoud reprend, non, plutôt continue ce roman écrit par celui que l’on appelait Camus, l’Algérien.
Si le roman de ce dernier renferme un malentendu, considéré par le frère de l’Arabe tué, Moussa, dans le roman de Kamel Daoud, comme un crime philosophique attribué à ce qui, en fait, ne fut rien d’autre qu’un règlement de comptes ayant dégénéré, celui-ci marque une connaissance profonde de l’oeuvre de Camus et l’on retrouve parfois, en références inversées, des expressions, des termes, des titres de l’oeuvre de écrivain français. Questionnement sur ce terme générique d’Arabe utilisé par la société coloniale et en miroir, la vision de l’actuelle société algérienne, comme si le poids de la colonisation perdurait dans les mémoires, mais avec une autre coloration.

Ce roman, en deux parties, est construit presque en symétrie avec celui de Camus. Mais ici, c’est la seconde qui expose le meurtre d’un français, alors que la première, chez Camus, se clôt sur le meurtre de l’Arabe, ce qui fait dire à Meursault, …c’était comme quatre coups brefs que je frappais à la porte du malheur.. Et de ce fait, la première partie du roman de Daoud se déroule autour des réflexions d’Haroun sur le meurtre de son frère, l’Arabe, à qui le narrateur donne un prénom, Moussa. La comparaison pourrait continuer sur la première phrase de L’étranger : Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas, tandis que le roman de Daoud commence ainsi: Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter bien des choses.
Cette écriture dessine l’hommage perceptible dans le roman de Daoud, continuant celui de Camus qui avait tant de mal à prendre position dans cette guerre d’Algérie, par attachement aux deux communautés…d’où cette – ambiguité – qu’on lui a reprochée.

Le Meursault de L’étranger trouve sous sa paillasse un bout de journal racontant un fait divers, trame de la pièce de Camus, Le malentendu. Il s’agit bien aussi de cela dans ce roman. Malentendu entre Moussa et sa mère, entre les -Arabes- et les-roumis- (ils sont de la même famille humaine cependant …) il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom, flottant dans l’angle mort du paysage. Les extraits de journaux pliés et cachés dans le corsage de la mère obligent l’enfant dès qu’il sut lire la langue française à raconter, broder, inventer, dire à la mère les événements de la mort de Moussa, une sorte de Mille et une nuits du mensonge et de l’infamie. Et le vieil homme qu’est devenu le frère de Moussa regrette de n’avoir pas fait un livre de cela puisque son histoire à lui, il l’a retrouvé dans le livre de Meursault, l’auteur de L’autre, double romanesque de l’Etranger. Il aurait voulu écrire une sorte de livre étrange…une contre-enquête. Et là se trouve la justification du titre.
Les journaux, pour ces deux écrivains, journalistes aussi, sont présents au coeur des deux romans, comme le fantôme à la bouteille, qui découpe des articles de journaux, témoin silencieux et attentif des confessions de Haroun.
Le journal  et ses faits divers, le lieu de l’origine d’un roman.

 

La mère oblige le jeune enfant à prendre la place de son frère, en l’habillant de se vêtements, en le gardant auprès d’elle d’une manière abusive, en construisant une vision mythique et grandiose de Moussa, redresseur de torts et héros justicier des histoires qu’elle lui raconte le soir, l’entrainant aussi dans les rues d’Alger à la recherche de l’assassin. Cette enfance de revenant portera le poids de la responsabilité d’être vivant à la place de l’ainé, le forçant à un devoir de réincarnation. Et de cette cohabitation, emprisonnante et enfermante avec cette mère, lui fera dire qu’il ne pouvait voir les femmes parce qu’il avait trop à faire pour m’extraire du ventre de M’ma.

Sa force de résistance sera de tuer son frère en lui hurlant muettement de le laisser en paix. La seconde résistance sera la langue française. Cette langue, devenue l’instrument d’une enquête pointilleuse et maniaque, lui permet de développer une imagination romanesque, de lire en français les livres et la langue de ton héros,  mais surtout la possibilité de nommer autrement les choses et d’ordonner le monde avec mes propres mots. Cette libération de la mère, par une autre langue lui apporte la précision nécessaire mais s’enrichit aussi par celle de la mère, en contrepoint, riche, imagée, pleine de vitalité, de sursauts.
Et par la langue française, cette nouvelle ordonnance du monde construit toute une série de questions autour de ce meurtre commis dans un livre…pour retrouver un assassin. Que faire quand l’histoire de son frère est raconté dans un livre ? Ce propos porte à la réflexion la question de la fiction qui construit des personnages d’une telle conviction imaginative qu’une forme de réalité se construit autour d’eux et trouble, par ce caractère presque réel. Un paysage mental  comme une réalité, mais réalité imaginaire.
Kamal Daoud semble interroger cette possibilité dans sa fiction puisque la mère veut retrouver la maison de l’assassin, mort ou libéré ( ce qui ajoute en suspension une incertitude), retourne sur les lieux du crime comme Haroun plus tard, et pose ainsi cette question de la frontière d’un imaginaire qui se construit comme un réel. D’un livre l’autre. Est-ce cela la  puissance de suggestion de la littérature?

 

Cependant, une réalité d’une profonde évidence surgit dans ce roman. La violence ne serait-elle pas consubstantielle  à la terre d’Algérie ?

Ce fut celle de la colonisation, et cela sans remonter à l’histoire qui précède 1830. La fiction romanesque permet de déplier une parole douloureuse. Le personnage du frère de « l’Arabe » a maintenant un nom. Ne pas nommer est une absence de reconnaissance et ce terme générique de l’Arabe renvoie au parler de la société coloniale. …mon frère s ‘appelait Moussa. Il avait un nom. Mais il restera l’Arabe et pour toujours…Depuis des siècles, le colon étend sa fortune en donnant des noms à ce qu’il s’approprie et en les ôtant à ce qui le gêne. S’il appelle mon frère l’Arabe, c’est pour le tuer comme on tue le temps, en se promenant sans but…..Un homme vient d’avoir un prénom un demi-siècle après sa mort et sa naissance.

Violence du désir de voir les français partir. On le savait depuis longtemps, disent les personnages, il suffisait d’attendre. Violence des paroles de M’ma insultant la vieille française en lui hurlant et comme s’adressant à tous les roumis… « La mer vous mangera tous ». 

La violence s’expose dans les deux meurtres. Solaire avec Camus. A deux heures de l’après-midi, dans un soleil tyrannique et une chaleur qui appelle la fraîcheur régnant près de la source, occupée par l’Arabe. Métaphore symbolique d’un combat autour d’une même terre. Mais dans le roman de Kamel Daoud, l’on est dans la nuit du 5 juillet 1962, à deux heures du matin. Meurtre lunaire, …alors que la nuit…sa lune, dernière trace pâle du soleil disparu, au creux de la nuit, sous la puissance de la volonté de la mère qui arme le bras de son fils. La peur dans ce passage de la colonisation à l’indépendance conduira ce français à la mort et parce qu’il aimait la mer et en revenait chaque fois trop vivant. Ne peut-on pas penser aux phrases de Noces…?
La mère assura à l’officier que son fils  (Moussa) était bel et bien vengé ainsi que des millions d’autres tués par des français, chaque été, à quatorze heures précisément. Et ce même officier dira « Qui l’aurait cru que j’aurais à juger un Algérien pour le meurtre d’un Français». Reproches de n’avoir pas combattu pour libérer le pays. Haroun n’avait pas tué au bon moment, celui du temps de la guerre.  Et les études historiques plus tard, viendront confirmer ces meurtres dans ces jours de passage.
D’un jour à l’autre. Fin du temps de la colonisation. Temps nouveau d’un régime légitimé par une guerre d’indépendance.

Violences disant les souffrances, l’amertume, les blessures. et l’acquis, avec la langue française. Acquis qui perdure.

 

Meursault, contre-enquête permet au narrateur de parler aussi de l’Algérie contemporaine. L’état de délabrement des villes n’échappe pas à sa critique. Dégradations des villes dans lesquelles les hommes vivent au quotidien.
La religion impose la destruction des vignes, la disparition des bars parce que l’alcool est haram*. Haroun porte un regard féroce sur la religion, A l’époque où j’ai tué, Dieu, dans ce pays, n’était pas aussi vivant et aussi pesant qu’aujourd’hui et de toutes les façons, je ne crains pas l’enfer. Et la confidence du narrateur se fait plus précise: J’ose te le dire, j’ai en horreur toutes les religions. Toutes! Car elles faussent le poids du monde.
L’on peut lire aussi en filigrane la violence des années noires, J’ai depuis des décennies…vu ce peuple se tuer, se relever, attendre longuement…regarder le ciel en guise de montre, puis succomber à d’étranges vénérations pour creuser un trou et s’y allonger pour rencontrer plus vite son Dieu.
Constat d’un état de siège. La religion, comme consolation à la désespérance. Désespérance sociale. Désespérance humaine.

 

Ce roman interroge ainsi cette question essentielle de l’origine de la violence posée comme hypothèse.
Les douleurs de ce pays, celles qui perdurent dans les mémoires de l’Algérie-France sont regardés du côté de ce mythe biblique des deux frères Caïn et Abel, ce qui  fait dire à Haroun au sujet de ces deux meurtres que cette histoire ressemble à un récit des origines: Caïn est venu ici pour construire des villes et des routes, domestiquer gens, sol et racines. Zoudj était le parent pauvre,…il ne possédait rien….d’une certaine manière ton Caïn a tué mon frère pour …rien !
Plus loin il continuera sur ce même thème: c’est l’histoire de Caïn et Abel, mais à la fin de l’humanité, pas à ses débuts. Tu comprends mieux maintenant, n’est-ce pas? Ce n’est pas une banale histoire de pardon ou de vengeance, c’est une malédiction, un piège.

Ce roman conduit à une autre question de par la présence de la violence : peut-on faire le deuil du meurtre de l’Arabe et du Français? Notre société contemporaine demande de faire le travail de deuil comme s’il fallait passer d’une perte à autre chose. Dans une certaine forme d’oubli. Mais si un deuil devrait avoir lieu – et est-il nécessaire ?- ne pourrait-il pas passer par ou plutôt être un travail de parole fait par des historiens, des artistes, des écrivains, des deux rives, plutôt que de tomber dans l’oubli ou le silence ou le ressentiment.

Ce roman, en continuité et en hommage à Camus, permet la découverte d’un écrivain engagé, Kamel Daoud,  qui n’hésite pas à se servir de l’ironie, dans une forme de dénonciation d’un roman national par le regard jeté sur l’Algérie du temps de l’Indépendance à celle contemporaine. Une autre compréhension de ces mémoires communes. Avec, en appui, la littérature comme un moyen de dire ce monde là.

Un certain courage aussi. J’ai l’impression que ce peuple a besoin de quelque chose de plus grand pour faire contrepoids à l’abîme.

 

Et peut-on laisser repartir notre réflexion sur cette remarque d’Hannah Arendt:
…  « il n’existe pas de pensée dangereuse pour la simple raison que le fait de penser est en lui-même une entreprise très dangereuse. Mais ne pas penser est encore plus dangereux…. »

 

Ghyslaine Schneider

*illicite

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GRINE Hamid , Camus dans le Narguilé

Un roman qui se déroule dans l’Algérie contemporaine.

Un personnage, Nabil, marié, amoureux de sa femme, père de deux enfants étudiants, enterre son père qui vient de mourir, après s’être remarié avec Zined. Evénement et situation difficiles pour le fils qui ne comprend pas et n’admet pas les souffrances endurées par sa mère.
A la fin des funérailles, son oncle Messaoud lui avoue un secret bien tu : il n’est pas le fils de son père mais de l’écrivain Camus. Bouleversante nouvelle qui remettrait en cause l’héritage conséquent du fils, mais aussi ce qui expliquerait la distance affective entretenue avec ce père mort. Des conseils pris avec sa femme, et dans ce contexte de deuil, il commence à mener son enquête, se rapprochant des personnes qui auraient pu connaître l’écrivain en compagnie…d’une algérienne.
Ainsi se met en place, une vision particulière de Camus, celle de l’homme, conquérant et grand séducteur, dans cette Algérie coloniale.
Et une séduction se construit en parallèle, celle d’une collègue de Nabil, Sarah, tous deux professeurs, et tous deux passionnés de Camus. Sarah, son fiancé (imaginaire… ?) étant absent, piège Nabil dans un dîner en tête à tête. Les personnages endossent, à travers leurs expériences, leurs quêtes, leurs désirs, les aspects humains de la vie de l’écrivain.

Ce roman est écrit sur le mode d’une histoire familière que l’on raconterait à un ami. Les personnages ont de la présence, poussés au bord de la caricature par l’écrivain, pour rebondir et montrer un autre versant d’eux-mêmes. Sarah, image de la beauté éternelle, lie l’intelligence et l’esprit, mêlés à une certaine douleur agressive que cette extrême beauté, justement, peut donner dans les rapports avec les hommes. Face à elle, le personnage de Nabil paraît falot, mais sa capacité de retrait à l’intérieur de lui-même lui permet de comprendre ses intuitions et d’assumer finalement ses convictions, comme à la fin du roman.

Et, Camus, l’homme mais aussi l’écrivain. Inscrit dans Alger. Inscrit dans la mémoire de ses amis qui se souviennent de lui. Imprégné et imprégnant Tipasa…continuant à vivre dans son pays.

Cela permet à Hamid Grine, écrivain algérien, de reprendre ce que l’on pense de Camus en Algérie. Une manière d’apaiser les douleurs et les incompréhensions qui sont nées des positions de l’écrivain dans le conflit de la guerre d’Algérie.
Mise ne parallèle de la misère des Algériens en Kabylie, objet des articles écrits par Camus avant la guerre, et l’énergie du désespoir  qui poussent les jeunes de maintenant à vouloir partir de leur pays. Mais aussi, un retour sur la manière dont Camus nomme, dans ses romans, les algériens, sous le nom générique de l’Arabe.
Rappel aussi du conflit réel entre Beauvoir-Sartre et Camus.
Enfin le rôle des écrivains algériens durant le conflit…et un hommage à Jean Sénac et à Alleg, français engagés pour la cause de la libération.

Il y a dans ce roman, ces mouvements, des personnages à la vie de Camus, entre fidélité amoureuse et séduction, entre regards passés et présents sur cette société algérienne, entre l’amour de Camus et du personnage pour la mère, amour indéfectible, et ce renvoi permanent au Premier homme, dans la recherche de l’origine et de l’amour du père.  Avec, tout le long du roman, un regard bien lucide aussi sur la société algérienne contemporaine, saupoudré de cet humour revigorant, dont sont capables les algériens.

Une belle manière de mettre en scène ce romancier, français d’Algérie.

En parlant de Camus et de Kateb Yacine, Benamar Medienne (spécialiste de Kateb Yacine) écrit :

« Leur point commun, c’est la puissance de séduction. Ils sont des séducteurs en eux-mêmes par le simple rayonnement qu’ils dégagent… Séducteurs, mais, comme les chats, ils sont des insoumis. Ils ont un orgueil superbe, insolent, ils ont l’orgueil de la provocation… De leur vivant, ils sont des mythes. Ils sont vivants, réels, politiques, ils traînent dans leurs textes une quantité de symboles qui les transcendent, mais ils sont toujours à hauteur d’homme… Camus et Kateb sont des êtres magnifiques parce qu’ils nous rassemblent. »

 

 

 

Ghyslaine Schneider

Collection : Après la lune, dirigée par Yasmina Khadra

 

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DJEBAR Assia, L’Amour, la fantasia

1830…5 juillet 1830… 1845… le 8 mai 1945…le 5 juillet 1962 !
Etrangeté dans les  concordances des dates !
132 ans de colonisation d’un territoire devenu pendant ce temps, département français. Devenu enfin indépendant.

L’amour, la fantasia, d’Assia Djebar fait entendre les bruits et fureurs de ces temps de violence, de paix toujours suspendue, dans les cris d’un peuple dans la perte de sa liberté, dans les cris retenus ou hurlés des femmes, dans les voix de celles-ci, des amours cachées ou séquestrées, des combats pour soutenir les hommes, de cette fantasia insouciante et fière, porteuse de mort.

Ce roman qui se dit en poésie, langue sublimée pour dire l’indicible, l’amour ou la mort, la violence ou la douceur des rencontres entre les deux peuples. Pour dire l’impossible situation sur la frontière de deux langues, l’arabe et la française. La dernière, « butin de guerre » comme le dira Kateb Yacine. Comment écrire dans celle-ci pour dire les douleurs du peuple de l’autre?
Ce roman n’apporte pas de réponses mais fait monter sur – l’écume du verbe – et des années, depuis le débarquement à Sidi Frej jusqu’à l’embarquement douloureux des descendants  des conquérants, la difficulté immense d’être dans la langue française.

 

Il est écrit:
Ecrire la guerre…c’est frôler de plus près la mort et son exigence de cérémonie, c’est retrouver l’empreinte même de ses pas de danseuse…
et son continuum,
je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres.
Projet d’un dire douloureux de la mémoire.

 

La dernière partie de ce roman, construite comme une tragédie en cinq mouvements, dit, à partir de vies de femmes, le combat pour la libération du territoire tandis que le Tzarl-rit (final), l’intime des sentiments, l’attachement  à cette terre, l’impossibilité de l’oublier, la séduction exercée sur ceux qui y sont passés. A travers l’histoire d’Haoua, se résume le titre, l’amitié-amour d’une femme libre porté à Eugène Fromentin, venu pour assister à une fantasia, insouciance et légèreté de celle-ci, porteuse de la mort de la jeune femme dont l’amitié-amour est trahison pour son peuple. Fromentin, encore lui, raconte cette rencontre avec la main coupée de cette algérienne. Métaphore ultime de la main de l’écrivain qui se saisit du qalam ou la plume. Lien avec le premier chapitre de cette fillette arabe allant pour la première fois à l’école française. Langue française qui dit les secrets des amours. Langue  française, l’accès  à un monde autre.

 

L’Histoire, transcrite.
Les dates, les mouvements des troupes des deux côtés pour se saisir de ce « petit triangle blanc couché sur le penchant d’une montagne », la Ville imprenable…surgit dans un rôle d’Orientale immobilisée en son mystère…la ville barbaresque, Alger sera ouverte le 5 juillet 1830.
La formation d’historienne d’Assia Djebar n’est pas sans influer sur son écriture romanesque. Et le pari de faire résonner si précisément l’Histoire pose la question de comment l’Histoire de cette colonisation peut se traduire dans un roman?L’écrivain doit-il se faire historien au sens stricto sensu du terme pour en garder l’authenticité ou bien doit-il seulement créer de l’émotion pour nous faire sentir toute la force de cette Histoire là ?  Difficile conciliation entre la vérité, l’authenticité des faits et la subjectivité. Mais c’est de cette alliance, qui dans la narration de cette conquête, fait surgir une grande émotion: la colère, l’injustice, la violence, et la barbarie des conquérants, l’amitié surgissante entre les deux peuples comme l’empathie pour les algériens, et le soulagement d’arriver au 5 juillet 1962 entrainent le lecteur dans les tourments de ses sentiments.

Ce secret est l’appui sur les documents écrits par les conquérants français. Chercher dans les récits de la langue de l’autre ce qui permet de saisir la vie de ceux qui n’ont laissé que des cris perdus mais ineffaçables dans le silence du temps. Des milliers de spectateurs, là-bas, dénombrent sans doute les vaisseaux. Qui le dira, qui l’écrira?
Ainsi, Assia Djebar recense les officiers, aides de camp, les artistes, les savants qui vinrent avec l’armada française. Ils vont rédiger, rapporter les événements, dessiner les morts sur le champ de bataille ou les paysages pour leur mémoire, pour les autres, parce que ce qu’ils voient les remuent autant que la rencontre de cet Autre, paré de fantasmes, que les actes de guerre dans lesquels le déchainement des violences humaines s’étale sans pudeur. Comme le paysage, revu dans la mémoire, lieu d’ancrage d’un nouvel amour, le baron Barchou de Penhoën …au lazaret de Marseille, en août 1830,(il) rédigera presque à chaud ses impressions de combattant, d’observateur et même par éclairs inattendus, d’amoureux d’une terre qu’il a entrevue sur ses franges enflammées.
Les turcs aussi, mais plus tard, écriront sur ces journées d’Histoire. Et une forme de fascination semble présider à cette rencontre. Alger cherche à ce défendre de cet envahissement là, mais comme on est dans une fantasia, où le risque est paré d’insouciance. Fascination du conquérant mais aussi fascination des conquis.
En 1840, les razzias s’intensifient, les massacres de la population aussi. Les écrits des français à leurs amis ou à leur mère, racontent …notre petite armée est dans la joie et les festins, écrit Bosquet le 1 novembre 1840. On respire dans la ville une délicieuse odeur de mouton et de fricassée de poulet…. Et Montagnac à son oncle, ce petit combat offrait un coup d’oeil charmant…tout cela présentait un panorama délicieux et une scène enivrante…. Les français ont alors l’illusion de maîtriser la guerre, sans vouloir reconnaître la résistance de l’Autre, mais ne serait-ce pas le décor qui, par sa barbarie naturelle, contamine ces nobles assaillants. Perversité d’un raisonnement conquérant.
Les cris des femmes sont comme une étrange parlerie de la guerre… nos écrivains sont hantés par cette rumeur. Et l’écrivain Djebar pose sa question : Ecrire sur la guerre d’Afrique- comme autrefois César dont l’élégance du style anesthésiait à posteriori la brutalité de chef, – est-ce prétendre repeupler un théâtre déserté? Ainsi se dégage cet axiome: nommer c’est affirmer, ne pas nommer, c’est nier, c’est ne pas reconnaître.
Deuxième conquête  des conquérants: le dire des récits au milieu des cris que leur style élégant ne peut atténuer.
Victoire insoupçonnée des victimes dans l’absence de la soumission: leur guerre apparaît muette, sans écriture, sans temps de l’écriture.
C’est alors qu’apparaît le temps de la résistance des corps.

 

Dans un retour à un temps de l’enfance.

La première phrase de ce roman:Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père.
On croirait, par le style,  lire dans un lointain écho du Duras …l’Indochine, dans l’amour, l’amour en Indochine.
A partir de ce moment se joue cet aller-retour entre les deux langues. Résistance du père instituteur à la tradition imposée aux fillettes. Liberté donnée au corps de l’enfant par le sport, cette langue française qui délie le corps, qui le dénude, qui fait écrire des lettres d’amour par les cousines enfermées dans le gynécée, qui ouvre les horizons et fait vivre les rêves, l’amour qui écrit est plus dangereux que l’amour séquestré.
Résistance des jeunes filles : correspondre, écrire, traduction d’une révolte sourde. L’écriture c’est avant tout une conscience de la liberté, d’un choix de vie.
                  Ecrire pour « me dire »…
Une autre forme de résistance : parler la langue de l’Autre comme la fille du gendarme français. Comme les femmes arabes, la langue tissant l’amitié, le toucher des corps, une manière de s’apprivoiser, la main tendue contre les baisers sur l’épaule de l’autre. Et les langues de chacune des femmes, dans la langue de celle d’en face, permet le franchissement entre le dedans et le dehors.
Nommer encore. La lettre envoyée par le père à la mère d’Assia. Et c’était de fait, la plus audacieuse des manifestations d ‘amour. La langue française qui nomme le nom, c’est sortir de la tradition, dire que l’on aime dans la langue de l’Autre.
Imbrication des coutumes dans chacune des langues.
Liberté conquise.
Renversement inattendue de la langue du conquérant.

 

Plus haut dans le temps.
La résistance des tribus. Dans leur insurrection.

Malgré qu’Adelkader était définitivement à terreOr plusieurs Abdelkader surgissent….
Et la colère des militaires se déchaine: Enfumez-les tous comme des renards!  Bugeaud l’a écrit; Pélissier a obéi. Et l’officier rédige son rapport, revivant par l’écriture cette nuit du 19 juin 1845; éclairée par les flammes de soixante mètres qui enveloppe les murailles de Nacmaria.
Et l’émotion saisit parce que l’écrivain fait un choix d’historienne. Je reconstitue à mon tour cette nuit…Mais je préfère me tourner vers deux témoins oculaires: un officier espagnol combattant dans l’armée française…et le soldat anonyme. …Ce témoin espagnol est-il seul, l’oreille contre la roche en feu, à entendre les convulsions de la mort en marche? Puis c’est l’imagination de l’écrivain qui reprend la description pour laisser à nouveau entendre les mots de l’Espagnol: Horrible spectacle…Ce drame est affreux…et jamais à Sagonte ou à Numance, plus de courage barbare n’a été déployé !
A nouveau, fascination de l’écrivain devant l’exposition à la lumière des cadavres calcinés. S’agit-il de comprendre les bourreaux ou plutôt de dire, dans leur langue,  l’outrage impardonnable, l’impossible respect des morts: Ils ne seront ni lavés, ni enveloppés du linceul; nulle cérémonie d’une heure ou d’une journée n’aura lieu.. 

Et cela continue. …le colonel Saint-Arnaud enfume à son tour la tribu des Sbéah. Il écrira à son frère: J’ai fait mon devoir de chef, et demain je recommencerai, mais j’ai pris l’Afrique en dégoût !
L’appel à l’écrit de la guerre donne une idée de son horreur mais fait sentir la mort victorieuse et bouleverse parce qu’elle nous frôle. Le récit écrit des événements, plus que des images renvoyant à une réalité fixée sur la pellicule, pénètre en nous, se reconstitue  librement dans notre imagination. Les mots sourdent en créant ces fantômes de la mort, nous saisissant au plus profond de notre chair.

 

A époque des « événements d’Algérie ».
La guerre est guerre de Révolution pour l’Indépendance de leur pays.

La résistance des femmes. De la lignée des femmes. L’écrivain qui part recueillir les voix de ces femmes. Leurs douleurs, leurs pertes, leur acharnement à continuer à se battre. Chacune son histoire. De la jeune fille à la vieille femme. De la mère au fils. De le soeur au frère, nouvelle Antigone pour l’adolescent étendu sur l’herbe, elle palpe, de ses doigts rougis au henné, le cadavre à demi dénudé. Tortures, brûlures, viols.
Voix des femmes, dans les murmures, les chuchotements, les conciliabules, l’aphasie ou la parole des veuves. Soliloque, à lire comme un poème, qui dit la difficulté d’être exilée dans les mots français sans abandonner les mots, non écrits de sa propre langue maternelle.
Sur quelle frontière se tient alors l’écrivain ? Parler ce français, est-ce abandonner les autres de sa langue arabe? Est-ce se mettre à nu et s’exiler ? Poème Biffure. Langue française rapportant le feu et la mort et l’inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son double évanescent en lettres arabes…Et pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps….Hors du puit des siècles d’hier, comment affronter les sons du passé? 

 

Assia Djebar répond.
Les mots de la souffrance des femmes, métaphore de cette Algérie douloureuse, se transmettent en français parce que je consens à cette bâtardise, au seul métissage que la foi ancestrale ne condamne pas : celui de la langue et non celui du sang.
Reprendre la voix de ces femmes, faire surgir les écrits anciens oubliés, parce que c’est dire à mon tour. Transmettre ce qui a été dit, puis écrit.
Puis l’imagination de l ‘écrivain passe du côté de l’exil des algériens. Parce que je t’imagine, toi, l’inconnue dont on parle encore de conteuse à conteuse….Je te ressuscite, au cours de cette traversée que n’évoquera nulle lettre de guerrier français…A ce départ d’exode, tu te sais femme lourde…est-ce que tu seras du nombre des rescapés qui, dix années plus tard, referont le trajet inverse et rejoindront leur tribu soumise ?
Et la douleur transmise par la lettre du soldat français lors de la guerre, en 1956. A nouveau un homme parle puis écrit…Je le lis à mon tour, lectrice de hasard, comme si je me retrouvais enveloppée du voile ancestral; seul mon oeil libre allant et venant sur les pages, où ne s’inscrit pas seulement ce que le témoin voit, ni ce qu’il entend.

 

Les dernières pages libèrent la complexité d’écrire entre ces deux langues. De dire en français la douleur du peuple conquis. Prenant l’exemple de la  tactique du -rebato- attaque rapide puis repli, les deux adversaires peuvent se mesurer, créant un espace entre eux.

Laissons les derniers mots à celle qui porte la poésie de la langue arabe dans la langue française, bien qu’écrivant que le français est ma langue marâtre. Quelle est ma langue mère disparue, qui m’a abandonnée sur le trottoir et s’est enfuie? L’amour en arabe, l’amour de Dieu s’écrit avec raffinement, subtilité. Comment l’écrire en français ? Peut-être en faisant comme Saint Augustin, écrivant sa vie dans la langue latine des conquérants : cette écriture, revisitée, transformée, permet-elle d’absorber les douleurs du passé? La même langue est passée des conquérants aux assimilés; s’est assouplie après que les mots ont enveloppés les cadavres du passé….
C’est ainsi qu’un territoire de langues subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires…. je suis à la fois l’assiégé étranger et l’autochtone partant à la mort par bravade, illusoire effervescente du dire et de l’écrit. … « J’écris, dit Michaux, pour me parcourir. » Me parcourir par le désir de l’ennemi d’hier, celui dont j’ai volé la langue.

La langue encore coagulée des Autres m’a enveloppée dès l’enfance, en tunique de Nessus, don d’amour de mon père qui, chaque matin, me tenait par la main sur le chemin de l’école. Fillette arabe, dans un village du Sahel Algérien…

 

Ghyslaine Schneider

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QUIGNARD Pascal, Les Larmes

 

Au début de ce voyage de lecture, l’on y pénètre comme dans les forêts sombres des rois des Francs. Le chemin n’est pas évident, il surprend et déroute vite. Si l’on s’attendait à un roman, comme cela est annoncé sur la couverture du livre, l’on reste -étonné- par l’écriture de cet écrivain qui bouscule ici, la notion du genre.

La table des matières annonce dix livres dont les titres, mis entre parenthèses, sont composés de chapitres de longueur variable ou d’histoires-fragments souvent différents. Et les titres de ces chapitres résonnent. Parfois comme un début de poème, suspendant le sens, Sur les joues, les oreilles, les soies de l’amour ou In figure de colomb volant al ciel. Parfois comme des mots donnés là presque pour écrire, à partir d’eux, une histoire qui sortirait de notre imagination, à nous lecteurs, Virgile, La volière de Cumes, Les pages, Les chevaux, La mort dans la Loire, Le ciel…
Nous entrons dans le monde carolingien avec l’histoire première de la relation de l’homme et du cheval, dont l’incipit, le Jadis, les chevaux étaient libres, nous renvoie dans un passé -immensurable- qu’il en devient légende ou conte, et avec des personnages revenant épisodiquement, leur réapparition-disparition traçant le cheminement de leur vie.
Personnages de Nithard et Hartnid, les frères jumeaux, dont les réactions à la naissance permettent de comprendre leur vie, l’un, l’homme de lettres, l’autre, l’éternel errant à la poursuite d’un visage, de l’Irlande à l’Orient, deux parts d’un même être.
Celui de Sar, la chamane  traversant le roman comme elle le fait avec le temps, elle avait plus de mille ans. Portant à elle seule la profondeur de l’humaine condition. Dans la poétique de ses paroles.
Celui du roi Karel der Grosse ou bien Charles le Magne ou bien Carolus magnus. Autour d’eux, c’est la cour, mais lointaine dans le récit, Beretha, Angilbert, le frère Lucius et son petit chat noir, eux ils s’aimaient.
L’Histoire qui se fond dans la vie des hommes et modifient leurs destins.

 

Mais ces fragments d’histoires, de contes où la linéarité du temps disparaît, appellent l’émotion des personnages comme le chant des grenouilles dans le silence de tous, et dans le silence de la lecture. Elle parcourt le texte dans la résurgence des larmes, comme le titre l’annonce.
Larmes de Sar, la Sorcière. Elle pleura. Elle chantonna… le bleu de ces yeux crevés s’écoule(rent) sans finir. C’est ainsi que fut créée  la Somme….
Larmes de la déesse Herminia …elle pleure et c’est ainsi que tout rejoint cette eau qui va du lac sombre de l’Origine où elle prend naissance…il semble que cette eau mystérieuse qui s’écoule sur la face des hommes la rejoigne.
Larmes de Nithard sur son frère, et celle de son frère Hartnid, portant la peur née dans l’enfance de ne pas se sentir être aimé.
Larmes de Frère Lucius dans le cri de douleur de la mort de son petit chat.
Légendes et douleurs des hommes se mêlant qui tournent sur-eux-même sans savoir quoi faire de leurs souffrances dans la souffrance.

 

Origo, inis: point de départ, source.
Ce mot est relié par son étymologie au mot latin désignant le lever des astres, dans le sens de s’élancer, naître.
Ce terme est le lieu de la quête de Quignard. Origine de la naissance de l’homme, c’est à dire de sa conception. Dans la poursuite de la scène primitive fascinante et rejetée. Dans le cri.
Comme Freud l’évoque dans L’homme aux loups.
Et Emmen voyant le chien Hedeby montant une chienne dit en regardant, C’est affreux chez les chiens. Chez les hommes aussi, c’est affreux…Chevaucher ne va qu’aux chevaux.
Comme la conception des deux jumeaux, Nithard et Hartnid.
Comme la naissance dans l’ordre du symbolique de la langue française, lingua romana. C’est alors que, le vendredi14 février 842, à la fin de la matinée, dans le froid, une étrange brume se leva sur leurs lèvres.
On appelle cela le Français.

Cette naissance procède en premier du désir, celui de Beretha ou Berthe …du comte Angilbert …qui lui-même prit tant de plaisir, où le cri dans la jouissance rejoint parfois celui du dernier instant. Comme le saumon remontant à la source où il est né, le vieux corps trempé de semence, tremblant encore de la volupté, meurt.
Jouissance liée au noir de la mort.
Jouissance qui marque une différence exprimée par Beretha, ce qu’il y a de plus affreux dans l’existence que mènent les femmes, c’est que nous aimons les hommes alors qu’ils nous désirent.

Mais cet acte laisse apparaître l’attirance de cette obscurité primordiale du ventre de la femme d’où l’homme est sorti dans la lumière et dans l’air, …nous allons vagissant et pleurant la première grotte qui reste derrière nous comme une nuit qui nous suit et que nous ne manquerons jamais d’atteindre, alors que nous cherchons à nous écarter le plus que nous pouvons d’elle tant elle nous fait horreur. Ainsi l’acte sexuel semble être la recherche de cette obscurité première, comme si les amants recherchaient celle du ventre de leur mère qui les a engendrés, pour rejoindre symboliquement l’engloutissement dans l’ancien monde. Dans la fascination et le rejet de cette nuit, cette ombre dans lequel tout plonge, tout aboutit, noirceur que projettent les seiches pour survivre au fond des abysses en se rendant invisibles aux yeux qui les menacent et qui s’approchent d’elles parce qu’ils les désirent,  …noirceur du chat, dans le monde chrétien,  noir devenu le mal tout court qui s’offre un visage, un pelage. Monde sans lumière, fait de silence, de solitude car les hommes procèdent de l’ombre.
La descente dans l’ombre et la peinture sur les parois des grottes.
Mais dans l’émergence de la lumière, la parole naît comme le chant, de l’enfant Limeil, chants enseignés à l’oiseleur Phénucianus par frère Lucius. Chant du merle noir dans lequel il reconnait son chaton mort.

Ce fut cette Eglise, qui condamne le noir,  dans ces territoires en formation, tenu en étau entre les conquêtes violentes et ravageuses des normands au nord, une invasion brutale, barbare, cupide, violente, là où Nithard trouvera la mort, et au sud, les conquêtes des arabes, invasion progressive, savante, subtile, pieuse, apportant la richesse d’une civilisation, une capacité à traduire les textes anciens qui nous sont ainsi parvenus, l’église donc, en 789, se voit imposer par Charlemagne, et sous l’injonction de celui qui s’appelle Warnefried, en vérité Saint Diacre,  la prédication et les chants, tous les dimanches en langue populaire, (cantinela romana) dans les églises. Et en 799, il ordonne aux curés de campagne la création d’école pour les enfants. Il en sera de même pour les bibliothèques dans les monastères. Avec l’aide de l’église, prend naissance un formidable mouvement de vulgarisation, d’écriture et de conservation des manuscrits. Plus tard, vers fin février 881, celui, autographe de Nithard, Histoire, fut  le premier livre où notre langue fut écrite …le premier livre brulé de notre langue.  Mais sauvé parce que recopié dans un autre monastère.    

Mais si l’origine de chacun, fascinante, est toujours poursuivie, jamais atteinte, il est resté ce moment étonnant et rare, du passage d’une langue à une autre, de la naissance originelle du français, pas encore celui que l’on parle, mais encore celui marqué par le latin et par la langue parlée, dans ce jaillissement de l’origine d’une langue. Jaillissement symbolique à la lumière et au souffle de la parole. Au souffle, un peu plus tard de l’écrit.

Ce fut une bataille fratricide entre Charles le chauve et Louis le Germanique  contre  Lothaire, la bataille de Fontenay, le 21 juin 841. Bataille entre Francs, violente, sanglante, cruelle. Puis ce fut les sacrements d’Argentaria, le 14 février 842. Devant chacune des armées et de leurs chefs, Charles et Louis prononcèrent ces serments dans la langue de l’autre, les germaniques, en français, in lingua romana, et les Francs, en allemand, in lingua tudesca. Et chacun des chefs, les ducs, dans la langue de leur armée.

Quignard commente:
      Rare les sociétés qui connaissent l’instant de bascule du symbolique: la date de naissance de leur langue, les circonstances, le lieu, temps qu’il faisait.
     Le hasard d’une origine….
    De pouvoir contempler le moment fou du -transfert littéral- …il n’y a pas de demi-langue: un souffle humain dans l’air froid -change- de langue.
     …L’empire fut partagé en trois vastes parts égales…
Et de ce partage, l’Europe actuelle s’y lit déjà.
Le fabuleux est là, qu’en ces temps difficiles pour l’Europe actuelle, née d’un refus  du risque d’une autre guerre, un écrivain revient à l’origine de cet espace, issu d’une guerre. Dans cette union. Du rappel de ce respect pour la langue de l’autre, celui du roi pour la langue de ses soldats. Strasbourg porte ce lointain héritage encore de nos jours. Ce fut Nithard qui rapporta dans les trois langues ces serments de Strasbourg, la pierre de Rosette trilingue de l’Europe.

Et ce fut au tour de la littérature de trouver sa langue, sa traduction en français, …le mercredi 12 février 881… la cantilène latine  qui avait été dédiée à Sancta Eulalia fut traduite en français (in lingua romana) pour que les fidèles …puissent l’entonner sans qu’ils éprouvent de difficulté à saisir le sens de leur chant.
Et la littérature française commence par une vie très brève qui dure vingt-neuf vers. 

 

Ce roman, par sa structure et son écriture, dérange mais attire, attrape et percute, bouleverse et plonge dans le rêve le lecteur. Rêve du narrateur, dans Le port de Givet.

Au-delà de ces aspects narratifs, dans la recherche de l’origine de chacun, impossible à retrouver, au-delà de l’émergence de l’origine de la langue française et des premiers vers de notre  littérature, l’on ressent ce charme de la poétique qui pénètre l’ensemble du roman.
Fables ou légendes, comme celle de l’origine de la Somme, et toutes les paroles de Sar ou les chants de l’enfant Limeil, relèvent de la poésie, parce que ce sont des choses merveilleuses qui me rappellent des souvenirs qui font trembler mon coeur quand je les entends. Courtes histoires dont les titres, l’amorce d’un conte, laissent en suspens. Une histoire-scène rapportant cette étrange légende, écrite par Eginhard, sur la rencontre avec une petite rainette brune qui passe sous une roue d’un chariot. La peine est immense parce que c’est celle-ci que je n’ai pas sauvé. Et, je ne t’ai trouvé de semblable nulle part. Ainsi, Charlemagne pense à son petit-fils, Hartnid, parce qu’un être que l’on aime est toujours unique, dans une question essentielle, qui est de savoir si on a toujours accordé, à cet être là, toute notre attention…

Le moyen-âge portera un culte aux saints, et ici, les évangélistes comme les prophètes de la Bible apportent leur réflexion, discours, apostrophes sur le sens de la vie, des hommes et des femmes. Mathieu écrit: « in allo die, Iesu, exilants de domo, sedebat secus mare » … Un jour, Hartnid, étant sorti de sa maison, s’assit au bord de la mer. Moment fondateur de ce début de voyage, dans la quête du visage recherché toute sa vie.
Il y a toujours un moment fondateur…
Mais aussi, en contre-point dans l’histoire de Saint Florent accrochant son manteau, l’on entend les hagiographies de ces époques, La légende dorée, de  Jacques de Voragine, tandis que, de l’autre côté de la croyance, les invasions interrogent sur le sentiment éprouvé de l’horreur.
Sommes-nous issus de l’eau ? ou bien comment mesure-t-on le temps? Les interrogations sont nombreuses sur notre origine. Les lichens crustacés, ces vies minuscules, aident à mesurer les temps anciens dont les hommes sont inquiets, et qui datent d’une époque inapercevable où ils n’existaient pas sur la terre. Renvoi encore dans la dimension lointaine, derrière nous, de ce temps aux multiples extensions. Temps du roman traversé par le vol et la présence des animaux de toutes sortes, les oiseaux comme le geai d’Hartnid ou le merle-chat de Frère Lucius.
Mais l’histoire-aventure, la plus poétique et la plus résonnante, est celle de la disparition de frère Lucius. Parti dans la forêt, dans l’écoute d’un oiseau au chant si beau… au chant sidérant. Il est ravi. Et dans ce ravissement qui fait dire à un frère, quand on écoute un chant, le corps n’est pas assujetti au temps qui passe, il réapparut à la porte du monastère 300 ans plus tard.

 

Ce roman qui n’a pas cessé de surprendre par sa structure, porte en son centre cette réflexion sur le mal. Mais dans le processus de la montée des mots du fond de soi, du silence et dans le silence. Pour écrire. Tâche du romancier.
Or, il est vrai qu’écrire ne consiste pas à lever la main vers le ciel.
Ecrire ne consiste nullement à bénir.
Ecrire c’est baisser la main vers le sol, ou la pierre, ou le plomb, ou la peau, ou la page, et c’est noter le mal.

Livre sur la création, sur le mouvement magnifique du surgissement des mots qui s’ordonnent, dans le mal, ou le mauvais sort de celui qui passe de l’ombre à la lumière de l’écriture.

GhyslaineSchneider

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W.G. SEBALD, Les émigrants

Notre temps est celui des murs.
Murs en Europe.
Murs aux Amériques.
Murs de lois qui empêchent l’arrivée des hommes, femmes, enfants…
Murs de barbelés, de policiers, de chiens.
Mur liquide des mers aux hommes, femmes, enfants engloutis …
Murs dans les têtes et les coeurs…
Pourtant …

                                                             

W.G. Sebald, écrivain allemand, né en 1944 au moment du déluge de bombes sur l’Allemagne, quitte celle-ci vers l’âge de 22 ans, dans un reproche aux écrivains et intellectuels allemands de faire silence sur le passé récent, et sur le refus de le nommer. Je ressentis avec une acuité croissante que, tout autour de moi, l’abêtissement, l’amnésie des Allemands, l’habilité avec laquelle tout a été rendu propre, commençait à me donner mal à la tête et à me porter sur les nerfs, fait-il dire au narrateur du dernier récit dans Les émigrants. Comme il considère aussi que le nazisme continue d’imprégner ce pays, après la guerre. Sa patrie deviendra littéraire. Ce sera la littérature.

                                                                   I

Ces récits, puisqu’il est difficile pour lui d’écrire  un roman après l’indicible des camps, sont comme quatre étapes successives et progressives, à la recherche de traces d’un passé englouti.

Le récit du Dr. Henry Selwyn est la rencontre du narrateur avec cet anglais qui l’héberge un moment. De l’amitié et de la confiance naissent, et Henry Selwyn finit par lui confier ses origines d’émigré lituanien, parti à l’âge de sept ans d’Europe, avec sa famille, vers la statue de la liberté, car tous (les émigrants) avaient acheté un passage pour l’Amerikum…de la ville promise de New-York…(et) nous avions accosté à Londres. La judéité sera cachée jusqu’au nom, anglicisé. Le suicide sera  l’aboutissement du silence des origines et des douleurs de la vie. Le rejet par un glacier du corps de cet ami guide de montagne, un petit tas d’os polis, une paire de chaussures cloutées, métaphore adressée au lecteur : les souvenirs, comme les morts remontent à la surface.

L’annonce du suicide de Paul Beyreter ouvre et clôt le 2e récit, aboutissement d’une vie où il ne sait pas de quel côté de la frontière il se rattache. Vie vécue dans la montée du nazisme et dans les temps de l’après-guerre. Le narrateur, qui fut le jeune élève de cet instituteur, reconstruit la vie de celui-ci en s’appuyant sur un journal, sur ses propres souvenirs et ceux de son amie Mme Landau, lui permettant de faire un récit selon des points de vue différents parce que s’en remettre seulement à ses émotions de reconstitution lui paraissaient blâmables et contre lesquels (il) entreprend de retranscrire ce qu’(il sait) réellement et ce que (il a) pu apprendre de Paul Beyreter en menant (son) enquête.. Cette reconstruction qui se veut rationnelle éloigne l’émotivité, le pathos, pour aller vers une écriture de l’intime, mais dénuée de la chair des personnages: si peu de portraits! Malgré les lois anti-raciales, la déportation de son amie juive, l’antisémitisme violent, Paul retourne en Allemagne en 1939, où l’avait rattrapé,…un de ces ordres de mobilisation qui visiblement n’épargnaient pas les trois quarts d’aryens. Une sorte de folie  s’installe à la fin de sa vie comme la résultante de ce qu’il a vécu.

Le récit sur le grand-oncle du narrateur, Ambros Adelwarth, enchâsse les histoires des  émigrants de cette famille. Il parlait un bel allemand, sans trace de dialecte, mais la judéité était tue: le silence toujours. Ces vies se reconstruisent, disent la volonté de re-vivre dans le nouveau pays, sous le couvert d’un silence toujours prégnant. Silence qui tue, la folie et la solitude en sont les résultantes. Ambros, pour annihiler,  pour effacer à tout jamais les souvenirs, considérés comme une forme de bêtise, subira volontairement des électrochocs. Et c’est le récit d’un voyage en Palestine qui clôt l’histoire…de cette diaspora: il ne reste plus de la richesse incomparable de la Terre sainte que la pierre sèche, et une lointaine idée dans la tête de ses habitants éparpillés depuis aux quatre coins du monde. Et le narrateur reconstruit cette vie à partir des témoignages des autres émigrants de la famille et des soi-disants albums de photos…

Le dernier récit conjugue l’arrivée du narrateur  en Angleterre avec l’histoire du peintre Max Ferber. Aboutissement de ceux qui précèdent, à la fois moins dramatique mais tout aussi empreint de ténèbres et de douleurs enfouies.
Le narrateur, par désoeuvrement, visite la périphérie industrielle, déchue et délabrée de Manchester et, au cours de cette pérégrination, pénètre dans l’atelier du peintre. Les liens se resserrent, et par les questions du narrateur, Max Ferber raconte les souvenirs de  son arrivée à l’automne 43, et son engagement jusqu’à la fin de la guerre en 45. Mais apprenant plus tard, en 1989, par un magazine, la célébrité du peintre, la  lecture en avait ouvert (en moi) une porte dérobée, il le rencontre à nouveau. Max Ferber lui raconte alors son émigration en mai 1939, à l’âge de quinze ans…les parents…avaient fait partie, en novembre 1941, de l’un des premiers convois de déportés, entre Munich et la région de Riga, où ils avaient été assassinés.
Il lui abandonne le journal écrit par sa mère qui lui avait fait l’effet d’un de ces méchants contes de fées allemands dans lesquels, une fois pris par le charme de l’envoûtement, on est contraint de poursuivre le travail engagé, en l’espèce celui du souvenir, jusqu’à ce que son coeur se brise. Cette lecture bouleverse le narrateur, retournant en Allemagne à la recherche des traces de la tombe de la famille de Ferber et se termine par l’exposition de photos du ghetto de Litzmannstadt. Tout se clôt sur la photo des fileuses et  il se demande quels pouvaient être leurs noms -Roza, Lusia et Léa, à moins que ce soit Nona, Décuva et Morta, les filles de la nuit et leurs attributs, le fuseau, le fil et les ciseaux.

Les trois Parques nous signifient que tout fini par la mort mais qu’implicitement, les photos et la littérature sont ce qui sauve de l’enfouissement définitif.

 

                                                                   II

 

Les récits, et dans chacun d’eux, s’enchâssent les uns dans les autres multipliant ainsi les points de vue. Les personnages s’inscrivent dans un voyage d’Est en Ouest, dans l’espace géographique de la Lithuanie, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Amérique, la Suisse. Le narrateur s’y meut dans le même voyage que les émigrés ou celui de sa propre émigration, dans la recherche des traces disparues, dans la rencontre avec les autres.
A ces occasions, fonctionnant comme le moteur des souvenirs, les villes comme les montagnes ou les forêts sont décrites intensément: la promenade dans la ville industrielle de Manchester, je regardais étonné les alignements uniformes des maisons, qui donnaient de plus en plus l’impression d’abandon à mesure que l’on s ‘approchait du centre… la ville merveilleuse du siècle dernier…mais en réalité presque totalement vidée de sa substance. La campagne se présente comme idyllique, les douces ondulations des champs cultivés et les amas de gros nuages blancs occupant tout l’horizon…et le potager à l’abandon est l’expression d’un retour à l’origine d’une nature généreuse.
Ce mouvement,  des shtetl d’Europe vers la ville de Manchester, à la cité juive de New-York, à la maquette du temple de Jérusalem, au voyage en Palestine d’Ambros, se termine, dans l’immobilité d’ une exposition  de photos prises dans un ghetto, des personnes disparues à tout jamais mais dont l’existence mémorielle peut se continuer ainsi.

Refus du souvenir du voyage. Et au coeur d’un récit, la ville d’Ithaque, en Amérique, n’est plus l’achèvement du voyage d’Ulysse, le retour au lieu d’origine, mais le lieu métaphorique d’un l’impossible effacement de ce qui fut.

Le souvenir raconté devient le roman de la vie des personnages de ces récits.
Les événements sont reconstruits et c’est certainement  pour cela que Sebald s’appuie sur la matière du récit des autres, témoins ou journaux. Cette manière de prendre une distance dans la présentation de l’histoire narrée offre la possibilité d’afficher une objectivité, totalement  … romanesque. De son monde réel, le narrateur confronte ses interventions au monde construit par le récit des autres, où les photos répondent à l’écrit, dans le flou de l’authenticité de celles-ci,  liens entre l’écrit et l’image.

Cette fabrique du romanesque ou, ici de cet art du récit, s’appuie sur la langue.
Celle de l’émigré Ambros Adelwarth laisse le narrateur enfant profondément impressionné par son élocution sans traces de dialecte, les mots et les tournures…. La langue s’imprime dans la mémoire et dans sa perfection. L’émigré Max Ferber a un fantasme de cette langue allemande, si riche et si diverse de la Mitteleuropa, vidée de sa substance à la montée du fascisme, pour à l’époque de Munich, en 1933, être parlé que par la langue des processions, des défilés, des parades, le rendant muet au milieu de la foule, sidération du silence qui se poursuit au sein de la famille. Plus tard, son rêve est celui d’une dame élégante, en robe de bal taillée dans de la soie grise de parachute avec sur la tête une grande capeline piquées de roses grises…Quoiqu’il en soit, c’est toujours une scène muette. Je crois que la dame grise ne comprend que sa langue maternelle, l’allemand, que depuis 1939, depuis les adieux à mes parents….je n’ai plus jamais parlé une seule fois.

La langue est devenue le territoire lointain et secret, enfoui et silencieux  de l’émigré.

Cette recherche de traces dans la vie des autres se fait pour remonter dans le temps présent ces vies disparues par la violence de l’émigration. Le Docteur Selwyn s’enquiert auprès du narrateur s’il n’éprouve jamais de nostalgie parce que lui le mal du pays l’avait de plus en plus assailli. Pour  Max Ferber, le journal de sa mère lui est une douleur à le lire au point qu’il le donne au narrateur. Dans le refus d’une transmission insupportable de la vie perdue. Taire tant que cela est possible. Un  silence qui empêche les questions. Ce déracinement est une double perte. Celle de la terre de sa naissance mais aussi l’arrachement à son enfance. Alors pour s’adapter, dans ce déchirement de l’intime, l’oubli volontaire devient vital. Mais ce que Sebald fait entrevoir à travers ces quatre récits, c’est que l’effacement du souvenir est impossible et il se présente comme le chasseur des mémoires.

Telle l’image du chasseur de papillons avec son filet.
Capter le léger.
L’éphémère surgissement du souvenir.
Tel le glacier de Henry Selwyn,  le re-surgissement du souvenir. Poli. Lissé. Réduit à la matrice.
Le travail du temps.

Mais celui-ci n’est ni linéaire ni continu. Il est dans la vie des personnages  soumis à l’émotion présente de cette rencontre ancienne comme le souvenir de la valise ouverte au passage de la frontière, en y repensant, que je n’aurais jamais du la défaire, dit Ferber en se couvrant le visage des mains. Lors de la prise de conscience de la dure réalité des événements, il dira le malheur de ma jeunesse et de ma période de formation s’était si profondément enraciné en moi, qu’il a pu ressurgir plus tard, produire des fleurs malignes … qui a tant assombri et obscurci mes dernières années. Cette pathologie de la mémoire qui torture, dont le refoulement produit vertiges, dépressions et hantise. Et l’art du peintre sera ces tableaux couleurs de cendres, dont il est lui-même couvert, et en évoquant les esquisses du peintre, on croyait avoir devant les yeux un portrait issu d’une longue lignée d’ancêtres aux visages gris, surgis de leurs cendres pour continuer à hanter sans fin le support malmené. Terrible métaphore de la fin de ses parents déportés.

                                                                  III

 

Mais peut-on penser que Sebald est un écrivain engagé? L’on pourrait répondre que l’écrivain est celui qui a quelque chose à dire. Une lutte contre l’oubli. Contre la mémoire qui se tait, ne s’énonce pas.

Il dénonce le silence des allemands après la guerre:Vous savez, me dit-elle, dans les années qui suivirent la destruction, la façon radicale des gens de taire, de cacher et, comme il m’arrive de penser, d’oublier effectivement, n’est à vrai dire que l’envers d’une attitude (que la mère de Paul a du subir) …Que la présence journalière d’une dame mariée à un demi-juif pouvait être désagréable à sa clientèle bourgeoise…de bien vouloir dorénavant éviter de fréquenter son établissement. Et dans une autre histoire: …aujourd’hui aucun juif ne vit plus à Steinbach et …la population actuelle a du mal à se souvenir, quand elle se souvient, de ceux qui ont habité avec elle dont elle a repris les maisons et les biens immobiliers.
Comme l’explique Hannah Arendt, les juifs allemands sont des allemands avant d’être des juifs. Et c’est pour cela que Paul Beyreter retourne en 1939 en Allemagne pour servir dans la Wehrmacht. Et c’est aussi  dans le cimetière, en toute fin du volume que le narrateur  rend un vibrant hommage aux noms des allemands inscrits sur les pierres funéraires… que les Allemands n’avaient peut-être rien tant envier aux juifs  que leurs beaux noms, si liés au pays et à la langue dans lesquels ils vivaient. L’éloge sera aussi vibrant dans la bouche de Max Ferber évoquant le besoin de se couper de ses origines pour être libre et de prendre conscience qu’il vit à Manchester une ville d’émigrants…essentiellement des Allemands et des juifs…et qu’au cours du siècle dernier, l’influence allemande et juive a été ici plus importante que dans tout autre ville européenne.

Et dans un renversement assez étonnant de l’Histoire.
En partant d’une station thermale, sur un bateau dont le capitaine était une femme originaire de Turquie, le narrateur s’entendit dire dans (un)allemand un peu turc…qu’il n’y avait rien de plus incommensurable et de plus dangereux que la stupidité. Et les gens en Allemagne dit-elle, sont tout aussi stupides que les Turcs, si ce n’est plus.

Cette reconnaissance des problèmes évoqués plus haut venant d’un écrivain allemand, européen et non juif, cette volonté de les aborder par la littérature et non frontalement, ce désir de sortir de l’oubli ce que les photos montrent en venant confirmer l’écrit, dans les associations des souvenirs qui, comme l’inconscient, ne connaît pas la linéarité, lui permet de rester critique envers ses contemporains.

La fin de ces récits nous raccorde à la mythologie avec l’évocation des trois Parques. Une manière de rejoindre l’universel. Si la mort inéluctable efface tout, la force de cette littérature, avec une vison politique et critique sur les événements d’un passé longtemps tu, cette capacité de faire plonger le lecteur dans l’intime de la vie de ces personnages et de ce fait, sans pathos mais avec la montée d’une vraie émotion,  est de construire ce qu’on appelait au XVI siècle, un tombeau littéraire.

…. pourtant,
Il y ce livre, Les Emigrés, écrit par Sebald en 1992, traduit en français sept ans plus tard.
Il  a construit son oeuvre à partir d’un refus, à partir d’une émigration.
Une oeuvre comme une pérégrinations sur les chemins de la mémoire
Pour sauver de l’oubli
Du silence
Ces vies bouleversées
Un acte politique
Dans la toute puissance de la littérature

Ghyslaine Schneider

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KADARE Ismaïl, Avril Brisé

L’assistant d’Ali Binak, le fameux exégète du Kanun, explique à Bessian Vorpsi, écrivain ayant fait des récits mi-tragiques, mi-philosophiques sur les contes et légendes de la région des Hauts plateaux de l’Albanie, que derrière ce décor semi-mythique, il faut rechercher l’élément économique. Vous m’accuserez de cynisme, mais à notre époque, le sang comme tout le reste, a été transformé en marchandise. Puis s’attaquant au motif caché de la venue du jeune couple dans ces montagnes, Vos livres, votre art, sentent tous le crime. Au lieu de faire quelque chose pour ces malheureux montagnards…vous recherchez ici de la beauté pour alimenter votre art. Vous ne voyez pas que c’est une beauté qui tue….
Cette critique à l’intérieur de ce roman d’Ismaïl Kadaré, Avril brisé, écrit en 1978, pose le problème du pouvoir de la littérature face à ces pratiques anciennes de vendetta où la mort est au coeur même de la vie.
Vendetta quasi totalitaire de ce Kanun, aux règles explicitées tout au long du roman, dans l’opposition d’un regard théorique aux pratiques vécues dans la vie quotidienne, par les montagnards.

Le roman est encadré par un meurtre inaugural, la reprise du sang du frère tué, Gjorg des Belisha a tiré sur Zef Kryeqyqe, et se termine par un autre meurtre, celui de Gjorg, tué par un membre de la famille Kryeqiqe.  Passage de la mort d’une famille à l’autre, pour l’honneur plus important que la vie, pour l’absence du respect des règles de l’hospitalité, pour tout autre chose, tous les cas envisagés par le Kanun.
Cette mise en place sinistre de la vendetta albanaise fait ressortir deux mouvements en parallèle des personnages qui vont se rencontrer dans une fascination mortelle.

Gjorg part de chez lui pour aller rejoindre la kulla d’Orosh afin de verser l’impôt du sang. Dans ce cheminement et dans un mouvement narratif entre le passé et le présent, l’on comprend la raison de ces successions de meurtres entre les deux familles. Car le Kanun était plus puissant qu’il ne semblait. Il étendait son pouvoir partout, sur les terres, sur les bornes des champs, il pénétrait dans les fondations des maisons, les tombes, les églises, les routes, les marchés, les noces, il gravissait les alpages et même montait plus haut, jusqu’au ciel d’où il retombait sous forme de pluie pour remplir les voies d’eau, qui était la cause d’un bon tiers des meurtres.
En même temps, arrive sur ce haut plateau du nord, dans une voiture qui avait dans son allure quelque chose de velouté, les Vorpsi, Bessian et Diane, venus pour leur voyage de noces dans ces contrées, monde mi-fantastique, mi-épique. Et sur ce chemin, des montagnards avec des fusils et sur la manche ce ruban noir, marque de la mort, identique pour ceux qui cherchent à donner la mort, comme pour ceux qu’elle recherche. Irruption au pays de la mort…comme Ulysse.

Empruntant le même chemin que Gjorg, celui-ci descendant de la kulla d’Orosh, eux y montant, que se fait la rencontre, au milieu du roman.Tout près, un jeune montagnard, très pâle, fixait sur eux un regard interdit. A sa manche était cousu un ruban noir…. Le visage de Diane, légèrement bleuté, s’encadra dans la vitre de la portière…. J’ai entendu, dit-elle doucement, sans quitter la vitre des yeux…. le montagnard fixait la jeune femme d’un regard fiévreux…. Les yeux de l’inconnu…demeuraient fixés sur le carré de la glace où se découpait la figure de Diane…Elle…ne se sentait pas la force de détacher ses yeux de ce voyageur qui avait surgi brusquement sur le bord de la route.
«Ce fut comme une apparition» dirait Flaubert lors de la rencontre de Mme Arnoux et Frédéric. La jeune femme a bien entendu le message des yeux de Gjorg, je ne suis ici que pour peu de temps, femme étrangère. Et de là cette fascination mortelle et amoureuse, une histoire d’amour et de mort. dans la recherche insensé mais irrépressible de l’autre.
Et cette apparition change la nature de la relation amoureuse entre Diane et Bessian. S’éloignant de son mari, devenant un mois après, une forme, vide, avec une effrayante absence, surtout dans les yeux, sidérée par son expérience dans la tour de claustration, épuisée d’avoir rompu un interdit, elle une femme, lui, triste de la perte de sa femme, ressentant brutalement la réalité vide et ennuyeuse de la ville, de sa vie, prenant conscience qu’il n’aurait pas dû monter au Plateau. Le Plateau n’était pas crée pour le commun des mortels, mais pour des créatures titanesques.
Ce voyage aux Enfers, tel Ulysse y rencontrant l’ombre d’Achille, préférant être vivant sans gloire que mort, dessine la vie devenue brisée de cet écrivain, pourtant sensible mais impuissant à s’appuyer sur ses émotions.
Vers la fin du roman, et dans un mouvement inverse à celui du début, le jeune Gjorg profite des quelques jours jusqu’au 17 avril jour de la levée de la bessa qui le protège, en partant à la recherche de Diane, belle comme une fée. Et c’est en courant sur la route pour tenter de la revoir qu’il rencontra la mort. La rencontre désirée ne se fera jamais plus. Lorsque le couple quitte le Plateau, au même moment Gjorg marchait à grands pas sur la Route des Bannières, là où le couple venait de passer.

Gorg est ce personnage qui, sans l’avouer explicitement, mais par son retrait intérieur face à l’ordre de tuer donc de mourir, pour l’honneur de sa famille, s’interroge au fond de lui, sent le désir d’échapper à cette violence ancestrale, avec la conscience que l’inexistence de ces situations rendrait certes la vie plus tranquille, mais par là même plus fade, plus insignifiante. Le contact avec la mort semble donner un goût particulier à la vie. Cette conscience l’autorise à questionner intérieurement la violence de l’obligation de tuer pour l’honneur. Mais l’important pour Gjorg était ce qui se passait en lui. Et c’est implicitement, par lui, que le romancier traque, dénonce l’idée de cette violence-là, celle de la loi du Kanun.

Dans ce roman, la littérature se questionne ou plutôt Ismaïl Kadaré interroge sa force d’influence. Le personnage de l’écrivain, se servant de ces terribles traditions basée sur le droit coutumier établi au 13e siècle, construit ses récits sur ce qu’il imagine dans ces montagnes, mais dans l’univers préservé de la ville. Au contact de la réalité, le lecteur comprend qu’il en sera ébranlé pour toujours, et si Diane pensait qu’il était venu pour vérifier quelque chose au dedans de lui-même, il redescend à la capitale en ayant perdu et son amour et son art.
En miroir, une autre forme de littérature est rassemblée dans la Kulla d’Orosh. Dans le livre des Sangs, le récit et les ballades de cette vendetta. Et les critiques. Littérature honnie, écoeurante, car pour l’intendant ce qui était imprimé dans les livres n’était que le cadavre de ce qui se racontait oralement. 

L’écrit face à la réalité du vécu, ce qui se sait, se transmet par la parole, et qui risque que de perdurer parce que sans recul et dans la force de la tradition. La littérature serait-elle alors, parce qu’elle pose les mots, le moyen  de remettre en question le monde?

Ghyslaine Schneider

 

 

Ismaïl Kadaré, extrait du catalogue de l’exposition, Albanie, 1207km Est

La manière dont on utilise le folklore, le mythe et le passé (…attitude critique ou servile de l’écrivain…).Cela dépend du but de l’écrivain. Jamais cependant, j’aurais souhaité être l’ethnographe des coutumes de mon pays. C’est la pire chose qui puisse arriver à la littérature. 

Alqi Kociko- Extrait de Courrier International (2010)

Lire des articles romanesques consacrés à la survivance de la vendetta à l’ère d’Internet est une chose. Mais quand on regarde la réalité en face, on finit par avoir un sentiment d’amertume et de gâchis. Se limiter à dresser le constat de la survivance de ce fossile datant du XVe siècle, dont nous avons fait un élément phare du “tourisme culturel” du XXIe siècle, serait bien entendu trop simpliste. Souvenons-nous de Joseph Roth : jouir d’un bon Etat de droit est assurément plus valorisant que vivre dans un parc d’attractions d’un autre temps.

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CAMUS Albert, Le premier homme

Il y a une mer Méditerranée, un bassin qui relie une dizaine de pays. Les hommes qui hurlent dans les cafés chantants d’Espagne, ceux qui errent sur le port de Gênes, sur les quais de Marseille, la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes, sont sortis de la même famille , écrit Camus.
Avant d’aborder  Le premier homme, il est utile de savoir que Camus avait exprimé à propos d’une oeuvre de jeunesse  l’Envers et l’Endroit, son désir de la réécrire  malgré  la réalité d’un risque d’échec, rien ne m’empêche en tout cas de rêver que j’y réussirai, d’imaginer que je mettrai encore au centre de cette œuvre l’admirable silence d’une mère et l’effort d’un homme pour retrouver une justice ou un amour qui équilibre ce silence. Avec cette idée essentielle (en lien avec cette première oeuvre) qui éclaire Le Premier Homme, une œuvre d’homme n’est rien d’autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l’art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première fois, s’est ouvert. 

Ce roman a une histoire. Commencé dans le début des années 1950, un manuscrit est retrouvé,  dans sa sacoche, après la mort brutale de Camus sur une route de la région parisienne, le 4 janvier 1960. Il ne sera édité qu’en 1994. D’inspiration autobiographique, et portant en lui l’inachèvement, il raconte la naissance de cet enfant qu’il fut, prénommé Jacques dans le roman, à travers le regard de l’homme qu’il est devenu. Pratiquement pas de première personne, caractéristique de cette écriture autobiographique, mais un  -il-  quasi permanent qui parcourt le livre. Au-delà de l’histoire d’un être pour une justification de ses erreurs, de ses fautes, et non pour servir d’exemple, non pour se présenter comme un être unique comme Rousseau, Camus raconte autre chose.  

C’est l’histoire de la pauvreté qui simplifie le monde fait de labeurs incessants, de luttes, de soleil, de chaleur et de silences.
C’est l’histoire de cet enfant, avide de connaissances et aimant les siens, la quête de la certitude d’être aimé par une mère si silencieuse et si peu démonstrative. Elle m’aime, elle m’aime donc, écrit-il.
C’est l’histoire d’un romancier qui, au-delà des tensions graves qui habitent ces deux communautés sur la même terre, tente de donner une réponse romanesque et symbolique à une situation profondément douloureuse, sans vouloir trahir personne.

Il s’agit de l’histoire de son enfance jusqu’aux années du lycée et surgissant du fond de ces narrations et traversant le récit,  la quête d’un homme, celle de son père, constat terrible d’un  lien bouleversé quand l’enfant, devenu adulte, devant la tombe de son père, père cadet dont la mort avait détruit un équilibre, quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. Histoire de cet homme qui s’inscrit dans la tribu  des émigrés qui sont venus sur cette terre d’Algérie,  cheminant dans la nuit des années sur la terre de l’oubli où chacun était le premier homme, où lui-même avait du s’élever seul, sans père, devenu comme les autres, le premier homme.

Les événements de la narration commence tous par un mouvement, celui du voyage, comme une quête, une recherche des origines.
Au-dessus de la carriole qui roulait sur une route caillouteuse, de gros et épais nuages filaient vers l’est dans le crépuscule. Trois jours auparavant, ils s’étaient gonflés au-dessus de l’Atlantique, avaient attendu le vent d’ouest, puis s’étaient ébranlés, lentement d’abord puis de plus en plus vite, avaient survolé les eaux phosphorescentes de l’automne, droit vers le continent, s’étaient effilochés aux crêtes marocaines, reformés en troupeau sur les hauts plateaux d’Algérie, et maintenant aux approches de la frontière tunisienne, essayaient de gagner la mer Tyrrhénienne pour s’y perdre. Après une course de milliers de kilomètres au-dessus de cette sorte d’île immense, défendue par la mer mouvante au nord et au sud par les flots figés des sables, passant sur ce pays sans nom à peine plus vite que ne l’avaient fait pendant des millénaires les empires et les peuples, leur élan s’exténuait et certains fondaient déjà en grosses et rares gouttes de pluie qui commençaient de résonner sur la capote de toile au-dessus des voyageurs. …La pluie, la pluie algérienne, énorme, brutale, inépuisable était tombée pendant huit jours, la Seybouse avait débordé. Les marais venaient au bord des tentes.
Le retour sur les deux vagues d’émigration, celle de 1848, des turbulents ouvriers parisiens dont la Constituante voulaient se libérer, et celle des alsaciens, ne voulant pas devenir Allemands en 1871, est l’occasion de rappeler, et en déplaçant certains clichés, leurs souffrances, leur pauvreté, et leurs déceptions en arrivant sur cette terre immense et inconnue. Très loin de ce qu’on leur avait promis.

Camus ici met en avant les origines de cette communauté au moment où elle est menacée d’exclusion de sa terre. Pour elle, cela est un moyen de lutter contre l’oubli et surtout l’anonymat qui entoure ces premiers émigrés qui revivent à travers la recherche des origines du père de Jacques. Le chapitre de la naissance est suffisamment évocateur à ce sujet. Il en est de même à la fin du dernier chapitre où les tombes marquent l’appartenance à cette terre, enracinent le passé de ces hommes et fondent la tribu : « les dalles illisibles que la nuit avait maintenant recouvertes dans le cimetière, [ils] devaient apprendre à naître aux autres, à l’immense cohue des conquérants évincés qui les avaient précédés sur cette terre et dont ils devaient reconnaître maintenant la fraternité de race et de destin. » Il y a derrière ces mots le constat de l’absence de lien qui ne s’est pas construit entre les deux communautés. Un autre lien se se rompt avec sa propre communauté  lorsque l’enfant continue ses études au lycée. Mais […] il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres, monde refermé sur lui-même comme une île dans la société mais où la misère tient lieu de famille et de solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu, qui n’était plus le sien. Si l’élève avait trouvé en son instituteur, M. Bernard, un substitut de père, il devra le quitter à son tour, devenir de nouveau le premier homme, il devait désormais apprendre, comprendre sans aide, devenir un homme enfin sans le secours du seul homme qui lui avait porté secours, grandir et s’élever seul enfin, au prix le plus cher.

Peut-être s’agit-il aussi de présenter une autre image du colon que celle d’un homme, riche et arrogant. Celle de celui qui a des origines obscures et pauvres, celui qui se bat toujours pour vivre dignement au-delà de la misère. Jacques est un orphelin qui grandit  au milieu de camarades qui ont perdu leur père au moment de la grande guerre. Le regroupement de la famille permet de réunir les forces de travail, et de survivre. Le petit Jacques ne manque de rien, mais avant l’âge permis, il ira travailler pour participer, par l’argent gagné, à la vie de la famille. L’excuse, donnée par la grand-mère,  nous sommes trop pauvres, permet au jeune garçon de ne plus passer ses journées dans le quartier fauve de la misère, mais dans le quartier du centre, où le riche ciment remplaçait le crépi du pauvre…. C’est au contact d’un de ses camarades, Georges Didier, que l’enfant  comprit ce qu’était une famille française moyenne. Son ami avait en France une maison de famille où il retournait en vacances… Il connaissait l’histoire de ses grands-parents et de ses arrières grands-parents… et cette longue histoire, vivante dans son imagination, le fournissaient aussi d’exemples et de préceptes pour la conduite de tous les jours.
L’absence de lignée renvoie à la solitude d’une construction individuelle où chaque jour la morale doit se construire. Dire cette misère-là qui est le constat de l’absence de mémoire, écrire la misère de tous les jours sont des moyens de lutter contre l’oubli de ces combats quotidiens. La mémoire des pauvres est déjà moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères dans l’espace puisqu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d’une vie uniforme et grise… Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort. Et puis, pour bien supporter, il ne faut pas trop se souvenir, il fallait se trouver tout près des jours…
La pauvreté est bien réelle dans les deux communautés. Pour cet enfant de la misère qu’est Jacques, l’attachement reste fort envers son ami Pierre avec qui il partage cette communauté de destin, Jacques, et Pierre aussi, quoique à un degré moindre, se sentaient d’une autre espèce, sans passé ni maison de famille, ni grenier bourré de lettres et de photos, citoyens d’une nation imprécise où la neige couvrait les toits alors qu’eux-mêmes grandissaient sous un soleil fixe et sauvage, munis d’une morale des plus élémentaires qui proscrivait par exemple le vol, qui leur recommandait de défendre la mère et la femme… .
Ces enfants apparaissent comme le berger kabyle, soudés par une même misère dans une communauté de destins. Cela n’empêche pas ce racisme dû à la pauvreté, dans un combat où surgissent les nationalismes,  se disputant le privilège de la servitude,  fouiller dans les poubelles  que des Arabes ou des Mauresques faméliques, parfois un vieux clochard espagnol, avaient crochetées à l’aube. Il puise dans cette enfance une force qui le porte jusqu’aux derniers mots écrits dans ce roman, qui lui a donné l’énergie de vivre et d’aimer, le courage d’affronter les mouvements de la vie, pour espérer trouver au coeur même de cette force là,  des raisons de vieillir et de mourir sans révolte.

Le dernier chapitre du roman, Obscur à soi-même, après l’évocation lyrique de l’enfance, de ses joies et de ses tourments, introduit par une longue phrase, ce que tout européen d’Algérie devait penser tout enfant, et il avait senti la pesée (de l’immense pays) avec l’immense mer devant lui, et derrière lui cet espace interminable de montagnes, de plateaux et de désert qu’on appelait l’intérieur, et entre les deux le danger permanent dont personne ne parlait parce qu’il paraissait naturel….  Les deux communautés se côtoient, mais la peur de l’Autre est présente. Le peuple Arabe est présenté par des antithèses, attirant et inquiétant… proche et séparé, ou bien par des négations maisons inconnues… on ne pénétrait jamais… leurs femmes que l’on ne voyait jamais… on ne savait pas qui elles étaient… . Si les liens d’amitié existent, comme à travers les parties de foot que les enfants des deux communautés font ensemble ou des liens de solidarité, lors de l’attentat, le soir renvoie chacun dans sa propre intimité. Mais leur nombre s’impose, si nombreux… si nombreux que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu’on reniflait dans l’air. Les uns et les autres sont dans un face à face qui peut tourner facilement en bagarre, et dont la seule réaction commune est de fuir devant les agents qui arrivent vite.Et les Arabes sont présentés comme dans L’Étranger, en bleu de chauffe. Même image d’un roman à l’autre, sans grande variation. Cependant, dans les romans de Camus apparaît une constante qui est le regroupement de la population algérienne musulmane sous le vocable générique de -l’Arabe-. Parfois un pluriel surgit et peu d’entre eux portent un nom. Le terme d’Algérien était réservé à l’ensemble de la communauté européenne (souvent désignée par son ethnie). Et pour certains,  une manière de ne pas nommer l’autre, un refus de son autochtonie.
Cette violence est replacée dans un ensemble plus large, celui des premiers colonisateurs ayant à faire à la violence de la terre, du climat, des maladies, des pilleurs arabes ou français, des assassinats de femmes, pour remonter aux premiers temps de la conquête, aux temps des enfumages, organisés par les soldats français, et ils avaient coupé les couilles des premiers Berbères, qui eux-mêmes… et alors on remonte au premier criminel, vous savez, il s’appelle Caïn, et depuis c’est la guerre, les hommes sont affreux, surtout sous le soleil féroce.

C’est une direction dans le projet romanesque de Camus, puisque l’on retrouve dans les annexes du roman cette remarque : « Chapitre à reculons. Otages village kabyle. Soldat émasculé, – ratissage, etc., de proche en proche jusqu’au premier coup de feu de la colonisation. Mais pourquoi s’arrêter là ? Caïn a tué Abel. » Ce mythe biblique énonce la responsabilité humaine, et met en première ligne celui qui se bat par son travail, maître de son œuvre, sans reconnaître la part due à Dieu, « Je voyais la cité comme un autre labour, un autre ensemencement, une autre moisson. Que dis-je ! C’était une levée de la terre hors d’elle-même, oui son élévation verticale à l’image de l’homme, par l’homme qui établissait ainsi sa propre royauté». *
Et l’on revient alors sur ce qui de Noces, en passant par L’Étranger, se poursuit dans Le Premier Homme, l’appui sur le mythe qui permet de refonder une origine comme de faire appel à Hélios pour inscrire encore plus fortement le mythe de l’autochtonie. Le mythe apparaît donc essentiel dans l’écriture romanesque parce qu’il restructure l’ordre du monde.
Camus est conscient de ce qui déchire l’Algérie. L’on connaît ses prises de positions courageuses, énonçant l’urgence de donner à la population musulmane les mêmes droits qu’à l’Européenne, son Appel à la trêve civile  pour que les deux partis puissent se parler avant « le divorce définitif, la destruction de tout espoir, et un malheur dont nous avons encore qu’une faible idée ». L’écrivain perçoit intuitivement la véritable histoire de ce qui s’annonce : la décolonisation. L’écriture, moins directe que les discours, permet de passer dans le symbolique et de dire alors avec force ce qui circule au fond de l’être.
Ces deux communautés, dont l’une est véritablement autochtone, se déchirent dans le problème d’appartenance à la même terre. Il est difficile de reprocher à Camus ses prises de position qui ne paraissent pas tranchées pour un camp ou pour l’autre. Il dira toujours dans ce même Appel : « …J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie, et de la création et je ne puis me résigner à la voir devenir pour longtemps, la terre du malheur et de la haine. »

Ce roman paraît être une construction du mythe de l’origine et celui du retour. Il dit à Jean Grenier « J’essaierai d’écrire un roman direct, je veux dire, qui ne soit pas, comme les précédents une sorte de mythe organisé. Ce sera une ‘éducation’ ou l’équivalent. A quarante-deux ans, on peut s’y essayer ».
Et il écrira en 1950: « Je ne suis pas un romancier au sens où l’on entend. Mais plutôt un artiste qui crée des mythes à la mesure de sa passion et de ses angoisses ».

La dimension mythique est alors ce qui confère au particulier un caractère universel par la dimension humaine qu’il contient.

Ghyslaine Schneider

  • Dictionnaire des symboles de Chevalier  (citation extraite de l’essai Le jour de Caïn, de Luc Estang, 1967)

Bibliographie

L’ensemble des oeuvres de Camus mais surtout son oeuvre romanesque et théâtrale.
Albert Camus et l’Algérie, Christiane Chauler-Achour, ed. Barzakh
Le goût d’Alger, Le Mercure de France,  Mohammed Aïssaoui
Une enfance Algérienne, textes inédits établis par Leïla Sebbar
Pierre Sang Papier ou Cendre, Maïssa Bey
Bleu, blanc, vert, Maïssa Bey

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SHAFAK Elif, La Bâtarde d’Istanbul

Istanbul est le creuset d’une histoire familiale qui unit deux familles d’origine turque et arménienne. Shushan est celle par qui les deux branches vont vivre. Grand-mère d’Armanoush, jeune fille arménienne de la diaspora américaine qui, pour retrouver une part de son identité, décide d’aller la chercher à Istanbul, dans la famille turque de son beau-père, mari de sa mère, Rose. Mais Shushan, enfant rescapée du génocide, mariée à Riza Selim Kazançi, l’abandonne ainsi que leur fils Levent Kazançi, à Istanbul. Celui-ci, marié à Gülsun, aura 4 filles et un fils, et Shushan est alors l’arrière grand-mère inconnue d’Asya. Mais les hommes de cette famille turque meurent jeunes, comme sous l’emprise d’une malédiction.

Le roman construit en miroir les deux familles, à Istanbul et à Sao-Francisco, dans les décors comme dans les personnages. Dans les deux familles, l’homme est soit absent soit relativement impuissant devant la force des femmes turques et arméniennes qui vivent autour comme des matriarches. Chacune de ces communautés de femmes défendent la tradition, essentielle pour la survie, ou font le silence sur le passé, comme l’Alzheimer de Petite-Ma, métaphore de l’oubli. Les arméniennes américaines sont acharnées à transmettre cette force de résistance à Armanoush, comme les turques, cette cohésion familiale qui, de ce côté est parfois remise en question par les attitudes et les comportements de Zeliha, la dernière fille de Gülsun. Les femmes tentent de protéger Asya, fille de Zeliha dont les rapports avec « sa tante » sont grevés par le non-dit des origines.

Les deux jeunes filles, pour sortir de l’emprise familiale, cherchent leur salut dans un ailleurs. Sur internet, au nom rappelant un passé nostalgique, passé qui fait vivre, le Café Contantinopolis, où, sous des pseudo, Armanoush et les autres, discutent autour de l’identité arménienne. Le Café Kundera, tourné vers la philosophie, l’alcool et la modernité et les chemins du monde moderne par les photos sur les murs, permet à Asya de parler et de s’affirmer comme une jeune fille blasée mais sensible, dans l’oubli du passé, qu’il vaut mieux ignorer, pour aller vers l’avenir. L’une est tournée vers la littérature, avec cette fine sensibilité capable de lier la vie avec un personnage littéraire et l’autre, suffisamment intelligente pour nourrir ses réflexions de la philosophie qu’elle aime.

Mais au-delà de ces parallèles qui se construisent lors de la lecture, un procédé temporel persiste dans tout le roman. Les descriptions de la ville, particulièrement celles d’Istanbul, permettent de créer un temps intérieur entre les réflexions importantes des personnages, temps de l’écriture où le personnage romanesque entend, voit, ressent le monde, le pense et se pense, où les descriptions laissent s’écouler sa réflexion et viennent l’imager. Superposition des temps laissant la liberté intérieure prendre toute sa place, temps imaginaire s’accordant au cheminement de la rêverie visuel du lecteur.

Cette lecture reste jubilatoire par la couleur des personnages. Celui de Rose, caricature d’une américaine de l’Arizona, celui de Zeliha, dans le chapitre premier, affrontant les quolibets des hommes, la ville encombrée, sous la pluie, pour aller chez un gynécologue, ou celui de Tante Banu avec ses discussions entre ses deux djinns, concrétisation orientale de sa conscience qui veut connaître le passé du non-dit, à la différence des autres. Comme les titres des chapitres, chargés de saveurs, d’odeurs et de couleurs évoquent successivement les ingrédients du dessert préféré, l’asure, du dernier fils Kazançi, Mustafa, qui décidera de le manger comme une cigüe, soulagé d’échapper au passé et à l’avenir en même temps.

Au-delà de ce plaisir léger et facile de la lecture, du rire ou de l’humour, la simplicité psychologique apparente des personnages, et sauf par moments les ressentis des deux jeunes filles, la tragédie reste présente. Celle de la perte de la famille au cours du génocide, ou l’abandon d’un enfant, d’un pays, ou encore la naissance d’un enfant issu d’un viol incestueux, ou le non-dit de leurs souffrances. Et pour sortir du malheur, évoqué ou à peine effleuré, logé dans les inconscients dans un silence intense, ou ressassé, le narrateur a recours à ce rire superficiel qui peut être violemment trompeur. A la manière des tragédies antiques, chaque personnage a un rôle et porte une vision.

Les autorités turques n’ont pas été dupes de ce qui courait d’une manière sourde dans tout le roman. Elif Safik a été condamnée par l’état turc pour insulte à « l’identité turque ». Elle s’attaque, pour le versant turc, à la situation des femmes, à la violence qu’elles peuvent ressentir dans une société de tradition masculine. Mais le problème essentiel, et le plus dense et le plus vibrant du livre, est celui des relations turco-arméniennes, et cela sans oublier de mettre en scène la douleur de la diaspora arménienne, à la différence des arméniens vivant en Turquie, comme le personnage d’Aram. Et c’est pourquoi, les histoires de ces personnages, même si elles nous laissent dans un plaisir, les histoires de ces familles qui partagent des sources communes, symbolisées par Shushan, sont comme les métaphores de ces difficiles relations entre les deux pays.

Tous ces personnages romanesques sont comme un écran drôle devant l’essentiel, qui, à la manière d’un conte, est là pour dire ce qui finalement dans le roman apparaît comme la trame d’un conflit. A l’époque de sa parution, celui-ci avait encore peu avancé, alors que maintenant certaines évolutions existent mais se perdent dans l’avenir politique de la Turquie, ou la raideur d’une demande.
Ne pas reconnaître l’erreur ou ne pas l’assumer, la métaphore de la mort de Mustafa dit l’importance qu’il y a à décider une position. D’un souvenir qui étouffe à un déni qui aveugle, il reste encore la possibilité de tenter une reconnaissance où chacun, au-delà de démêler l’histoire  tente  de la comprendre.*

Et c’est peut-être pour cela, lorsque l’on a dépassé le chemin de la lecture qui charme tant, on se retrouve dans un territoire empreint de vraies douleurs humaines.
Et là, une autre histoire commence….la vraie !

Ghyslaine Schneider

* Hrant Dink (livre cité)

 

Emissions sur France-Culture :

Orham Pamuk :
http://www.franceculture.fr/emission-fictions-le-feuilleton-feuilleton-pages-arrachees-aux-discours-de-reception-des-prix-nobel-
http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-les-orients-2013-10-25

(Emission sur la notion d’Orient avec Henri Laurens)
http://www.franceculture.fr/recherche/key%3Distanbul%2526tri%3Ddate

( à choisir : une série d’émissions sur la ville)
http://www.franceculture.fr/emission-turquie-arménie-quel-dialogue-2009-02-02.html

http://rencontresaubrac.free.fr

 

Petite Bibliographie

  • Sur le conflit arménien : Deux peuples proches, deux voisins lointains, de Hrant Dink, journaliste turco-arménien, assassiné en 2007
  • Istanbul, Orham Pamuk (et d’autres romans du même auteur comme  Mon nom est rouge)
  • Istanbul, Daniel Rondeau
  • Traversées, Thierry Fabre (chap. sur la ville…p. 215) 
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