GINZBURG Natalia, Tous nos hiers

Ce beau roman italien, écrit peu de temps après la fin de la seconde guerre mondiale, publié en français en 1956, met en scène l’histoire de l’amitié des jeunes gens de deux familles voisines, et en valeur, l’inscription historique. Ce rapport s’établit à travers les yeux, les sentiments, les émotions et les lâchetés des personnages du roman. Le courage aussi.

C’est apparemment l’histoire de deux familles. Leurs maisons se font face et l’on regarde dans l’une à partir de l’autre. Ce sont des garçons et des filles que l’on voit grandir, se marier, partir à la guerre ou mourrir. C’est le partage pour certains de leurs convictions antifascistes, d’une volonté utopique de faire la « révolution », et c’est aussi des liens qui se nouent d’une manière quasi définitive.

Cette dualité, en miroir, se continue dans la structure même du roman. La première partie, dans le Piémont, suit le mouvement et le temps des rencontres, des souffrances, et des morts. La seconde, près de Rome, avec  les paysans du sud, chéris par Cenzo Rena. Ces hommes rugueux se dessinent dans le regard lent qu’Anna promène sur eux, si loin de son monde citadin et provincial. Apprentissage initiatique de l’autre, de sa fillette qui naîtra, du mari, cette tête grise à ses côtés, des villageois. Puis il y a cette fin de roman, où l’Histoire se juxtapose avec celle des personnages, une Anna courageuse émergera, extirpant des mains des soldats américains, la servante de son mari mort, tué par les Allemands. Pour éviter la mort d’otages. Il se demanda pourquoi  il tenait tant à ce que l’homme à la jambe en tire-bouchon eût la vie sauve, il ne comprenait pas pourquoi.
Un homme dans l’accord de ses pensées et de ses actes.

Mais de quoi parle-t-on exactement dans ce roman: de l’Histoire, celle de l’époque troublée de la montée du fascisme et de la guerre, perçue par les personnages, modifiée par les événements de leur vie, ou bien de l’histoire de ces êtres humains, de cette jeunesse, aux prises avec leur propre histoire, se débrouillant seuls, sans leurs géniteurs, parents morts ou inconsistants ? Comment peut-on alors devenir homme et femme, dans ces conditions-là, avec tout ce que la vie déroule d’heurs et de malheurs …

Ces jeunes gens sont d’abord reliés par une communauté d’esprit.
Ippolito est une jeune homme soumis aux humeurs colériques et dépressives de son père, dans l’écriture  de son livre de mémoire. Il disait de lui qu’il ne se consolait pas d’avoir engendré un fils aussi ridicule et stupide… Déjà comment faire face à de telles paroles ? Emanuele, au rire semblable  au roucoulement des pigeons, s’attache à son jeune voisin. Lui aussi a un père, entendant mal, passant aux beaux jours son temps dans une chaise longue, recouvert de journaux pour se protéger, dont toute la ville disait qu’il avait de sacrées cornes, ce pauvre vieux monsieur. Lorsque les deux pères vont disparaître, le frère d’Ippolito, Guistino et ses soeurs, Concettina et Anna se retrouvent orphelins avec la seule présence de Madame Maria, raide dans ses robes noires et ses principes. Quant au frère d’Emanuel, Giuma et sa soeur Amalia, ils seront eux aussi seuls bien qu’ayant Maman chérie amourachée de Franz, et aimé d’Amalia. Dans la confusion des sentiments…Le fiancé le plus tenace, Danilo a un père absent, qui n’a jamais essayé de l’élever, et une mère qui l’avait élevé à coups de gifles. La difficile relation aux parents.

Le fascisme est installé en Italie et les jeunes gens se réunissent pour discuter politique, liés par une volonté de faire la révolution, mot qui entraînera les rêves récurrents d’héroïsme d’Anna, alors petite fille. C’est à cette période que Danilo est arrêté, emprisonné parce que communiste. A son retour, muri trop vite, c’est une autre jeune fille que Concettina, une qui devra toujours être prête, qu’il épouse.  Qu’il laissera aussi pour vivre avec une autre. Plus tard.

Les jeunes filles ont aussi du mal à vivre le fait d’être femme et d’être à cette place là. Anna se laisse séduire par Giuma pensant que c’était mieux que d’être seule, mais aussi dans le désir d’être aidée. …personne ne venait jamais rien lui dire, personne ne venait voir si elle était bien rentrée. Elle espérait que la guerre viendrait la tuer, elle et le bébé secret que son ventre abritait.
C’est dans cette solitude affective qu’elle rencontrera Cenzo Rena, l’ami mythique de la famille qui la prend en charge. Elle pleurait de temps en temps, mais elle était calme et sereine, comme lavée par les larmes, comme si l’effroi et le silence avait déserté son coeur. Cet homme-là la fera sortir de sa chrysalide, de sa vie d’insecte…
Quant à Concettina le problème est dans son incapacité à se fixer, dans une  quête d’affection qui se posera lorsqu’un jeune homme décidera de l’épouser, rentrant enfin dans une famille encore intacte dans sa structure. Mais pour elle, la guerre détruit un univers qu’elle voudrait rassurant, et ses pensées s’enfuyaient avec le bébé sur les routes parmi les blindés et les allemands …devait s’enfuir avec le bébé…elle ne songeait qu’à s’enfuir et à le protéger contre la guerre….seule sur la terre avec son bébé et elle s’enfuyait, son bébé dans les bras et elle fuyait.
Cette technique romanesque d’une répétition insistante du même mot traduit ce mouvement que chaque personnage a devant l’annonce de la guerre les mettant dans des situations d’incapacité à vivre la réalité qui n’est pas celle qu’ils projettent.
En plus de leur propre histoire intime.
Pour la jeune voisine Amalia, elle et sa mère vont aimer le même homme, Franz. Amant de la mère, puis mari de la fille, la peur finira par lui faire déclarer sa judéité, mais le protégera de la mort. En se libérant de cette peur, en décidant que peu importait  qu’il meure ou vive, il s’était senti très fort et très calme.  Il avait fait sienne cette pensée de Cenzo Rena. On était un être libre quand on acceptait de vivre ce qu’il y avait à vivre. Mais sa jeune femme devenue autoritaire et acariâtre, bouleversée par la mort de son mari, s’ancrera dans la folie. Traitement de la figure du juif. Avec de l’antisémitisme, caché dans les personnages. Le narrateur dit de Cenzo Rena…jamais il ne s’était retourné pour compter les choses qu’il perdait. Se retourner pour compter, voilà ce qui vous rendait vieux; à force de compter, on se change en un vieillard au nez pointu, aux yeux troubles et rapaces. Dénonciation du cliché du juif.

Les événements historiques qui précédent la seconde guerre mondiale ponctuent l’avancée du roman, rétrécissant l’espace des personnages. Les Allemands avaient débarqué en Norvège….Les Allemands avancés maintenant en Hollande et en Belgique…les Allemands passèrent alors la frontière française…Guima raconta à Anna…. Simples annotations qui interrogent ces jeunes gens, se sentant menacés par la guerre qui s’annonce progressivement et se termine dans l’accélération des vies des personnages et la fin de la guerre. Celle-ci amène les personnages à réagir selon les modalités de leur être. Maman chérie fera des réserves dans sa cave, les inspectant souvent, satisfaite, mais partira en villégiature sur les bords du lac Majeur. Il y a aussi l’engagement politique, mais comme des enfants, en découpant les articles de journaux. L’engagement dans le communisme. Que le fascisme était formé d’un tas de veaux, il n’était pas seulement composé de loups et d’aigles…. Il fallait parler aux veaux qui étaient dans le pré, à tout ce qui était vivant en Italie. Et la guerre arrive et entraine le suicide d’Ippolito et Cenzo Rena résume justement mais ce n’était pas une fille qui était à l’origine de sa mort, c’étaient les Allemands, la France et la guerre, et aussi beaucoup d’autres choses qu’on ignorait, des choses lointaines peut-être. Mélange de l’intime au contact des événements du temps vécu.

Cette guerre et ce fascisme conduit les êtres à réagir selon leur nature. Cenzo Rena pense que l’on ne sort pas vainqueur d’une telle guerre et il est évident que certains au pouvoir ou dans la simple population s’arrangent  avec les circonstances de ces années troubles.

L’écriture en style indirect laisse le lecteur à une réception de la vie des personnages dans un continuum d’événement personnels, ponctués par les annotations sur l’imminence et la présence de la guerre. Les mots sont dans l’accord avec la simplicité des personnages, jeunes, qui doivent se débrouiller avec cette guerre et leur vie, et adultes, sauf à un certain degré le rabelaisien Cenzo Rena, perdus dans leur impuissance à leur ouvrir un chemin. Et les phrases se juxtaposent comme les événements dans la vie, le seul lien entre elles se fait dans le secret des coeurs des personnages.
Ce roman italien, quelques décennies après son écriture, continue d’émouvoir le lecteur parce que simplement, il décrit l’humanité dans sa violence, sa générosité, et son ambivalence.

Et les dernières lignes du roman.

Ils rirent un peu, ils étaient très amis, tous les trois, Anna, Emanuele et Giustino, ils étaient contents d’être ensemble, tous les trois, et de penser à tous ceux qui étaient morts, à la guerre, aux souffrances, au vacarme, à la longue vie difficile qu’ils avaient maintenant à affronter et qui était remplie de choses qu’ils ne savaient pas faire.

Ghyslaine Schneider

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STERN Mario Rigoni, Les Saisons de Giacomo

Un roman italien sur l’amitié entre des enfants.
Sur l’humanité et la violence des hommes.
Sur les traces profondes des guerres sur des terres prises et reprises.
Sur la pauvreté, sa dignité et sa brutalité.
Sur la montée progressive du fascisme et la présence une nouvelle fois   de la guerre.
Sur le ravage de la nature, bouleversée par la folie des hommes.

Et c’est cette nature qui est au coeur de ce roman, avec les hommes qui l’habitent. Mario Stern est ce narrateur qui raconte la vie de Giacomo, son copain d’école, porté tous les deux par une amitié qui durera jusqu’à la  seconde guerre mondiale. Ils s’apercevront par hasard avant de partir sur le front russe, l’un partant avant l’autre, et Mario, sans nouvelle de Giacomo, espèrera le retrouver en lisant ces mots sur un mur enfumé…dans une isba abandonnée : BONJOUR AUX GENS DU PAYS QUI PASSENT PAR ICI, et en dessous, le prénom de Giacomo…

La narration commence par le retour du narrateur au hameau de son enfance, une trentaine d’années après, hameau qui ne vit maintenant, après sa reconstruction à la suite de la première guerre, et sa complète disparition depuis la fin de la seconde, que par les gens de la ville. Ce chapitre incipit pose les thèmes qui se développent dans le roman: la misère des hommes et des choses, la guerre qui dévaste tout, l’absence de l’autre, le deuil  irrémédiable.
Le dernier chapitre est la suite du premier, avec la découverte d’un papier plié, dans la maison de son ami,  l’annonce de la disparition de Giacomo sur le front russe, en 1941. Et au centre du roman, la découverte du soldat, mort  de la première guerre mondiale. Les questions montent dans la tête de Giacomo, pourquoi son père avait-il repris la montre sur ce mort, pourquoi la guerre ? Mais il ne savait pas s’expliquer. Il ne parla pas de la journée. Préfiguration de la fin dans l’émotion qui le saisit aux paroles de son père: c’était un Hongrois. Lui aussi il avait une mère et une maison où on l’attendait.
C’est dans cette continuité, enserrant le reste du roman, que le titre, Les saisons de Giacomo, prend tout son sens.

Saison de l’enfance, marquée par la pauvreté toujours digne et le courage du père qui émigre pour faire vivre sa famille, où les femmes, fortes, tiennent la maisonnée. Avec le départ de sa soeur et mon mari pour l’Australie. Partir pour mieux vivre ailleurs, au risque de ne plus jamais se revoir.
L’amitié entre les deux enfants est réelle et comme dans une mise en abyme, on y perçoit la présence du livre, qui les suivra tout le temps de cette jeunesse. Et suivra d’autant plus le narrateur, au-delà de la guerre, dans cet amour partagé avec Giacomo de la nature. La fin de l’école oblige Giacomo à partir travailler, Mario continuera des études. Dur travail avec les hommes pour récupérer et vendre les matériaux de la première guerre, récoltés sur les lieux des affrontements, avec un paysage parfois détruit définitivement, le bois avait complètement disparu et le terrain avait été bouleversé par les travaux de terrassement d’abord et par les artilleries ensuite…en certains points les rochers… réduits à l’état de graviers.

Saison du fascisme et de la montée de la guerre. Il s’insinue partout. Il embrigade. Il apporte aux jeunes des camps sportifs, des concours qui mettent en valeur leur force et leur jeunesse et des biens matériels, inaccessibles par la misère. Pourvoyeur d’espoirs et de travail. Mais à condition de ne pas penser. De ne pas poser de questions. De ne pas parler de ce qui ce passe ailleurs comme le socialisme…les luttes du prolétariat contre le fascisme et le capitalisme…d’autres ouvriers…qui luttaient contre l’exploitation de l’homme par l’homme.

Et en même temps, c’est la saison de la rencontre avec Irene. Cette amour que la guerre arrêtera net quand Giacomo est envoyé sur le front. La guerre. L’Allemagne contre la Pologne, la France et l’Angleterre contre l’Allemagne. Comme en 14. Après quoi, ce sera le tour de l’Italie, de la Russie et de l’Amérique. Va chez ta fiancée avant qu’on t’appelle… Va, va voir ton Irene.

Mais Les saisons de Giacomo, ce sont les marques des quatre saisons, scandant le rythme de la vie des hommes, leurs souffrances et leurs bonheurs. Au printemps dans le ciel s’élevaient les cerfs-volants…plus haut que les alouettes, les corbeaux et les faucons…En été, …les garçons et les filles allaient ramasser de grands bouquets de lys rouges….Parfois l’écriture s’attarde sur la narration d’un moment serein comme celui de la cueillette des framboises mais confronté à ces instants de bonheur, le souvenir des combats passés, créant une tension tragique dans le récit.
Puis le rythme s’accélère… cet été-là…l’automne approchait…Vint un hiver comme les autres: de la neige, de la pluie, de la neige, du froid. Au printemps…. C’est la saison terrible de l’imminence de la guerre. Et le nom des  mois fait son apparition dans l’écoulement maintenant précipité du temps.

Enfin, peut-être comme un soulagement atterré et aveugle, avec l’arrivée des drôles de saisons…les gens ont la mémoire courte, et que beaucoup ne savent pas regarder en arrière, ce fut la saison de la guerre. Guerre que les fascistes ont construite dans l’esprit des gens: les fabuleuses cérémonies, les décorum grandioses, les chants et les fanfares, …les héros qui offrirent leur vie et la victoire à notre patrie qui, sous la conduite infaillible du DUCE fondateur de l’empire, s’élève vers ses destinées immortelles. 

Et tragique, la réponse de la foule: Nous sommes prêts ! Tout de suite ! Du-ce! Du-ce!

Ce roman, s’il nous permet de pénétrer dans la vie de Giacomo et de Mario,  de ressentir la nature proche à ces êtres, reste un réquisitoire terrible contre la guerre. Et par sa description méthodique du fascisme, une manière de le démonter. D’en dire tous les dangers amers et violents.
Vivre et sentir dans l’expérience de ces personnages romanesques.
Comme si la littérature prenait en charge la responsabilité de le faire comprendre.

Mais Freud écrivait en 1932, en réponse  à Einstein, dans un échange sur la guerre que tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre.* Cependant, il restera sceptique sur la capacité des hommes à se sortir de l’affrontement guerrier, même par la civilisation.

Ghyslaine Schneider

* Freud et la guerre, Marlène Belilos, coll. PUF

À lire:Carel Câpek: La maladie blanche

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MAJDALANI Charif, Villa des femmes

Le Liban … le pays du Cèdre…

Dans notre imaginaire, il prend la forme des jours heureux, dans une douceur de vivre. Mais si loin de lui, ici, à l’autre bout de la Méditerranée, l’on ne peut s’empêcher d’entendre les bruits atténués des guerres successives qui l’ont ébranlé dans ses racines profondes. On voit, supportés par les pages de journaux ou les images télévisées, les immeubles détruits, les impacts des balles, les rues pleines de pierrailles ou de plaques de béton… et maintenant ce sont les building qui cachent la mer, une ville, Beyrouth qui veut vivre vite et en mimétisme de l’Occident, au coeur de laquelle surgissent les immeubles épuisées du début du XXe siècle, drapés dans leur splendeur passée.

Ce roman, Villa des femmes, de Charif Madjalani, par la musique particulière de son écriture, nous fait pénétrer dans une histoire, celle d’une famille libanaise, dans la force et la volonté de sa fondation à la reprise en mains par le fils parti si loin, avec une même énergie, dans un nostalgique déni d’un changement radical, parce que les années de guerre ont secouées les fondations, changés les êtres, ont fait naître les femmes de la maison à elle-mêmes. Reconstruire à nouveau sera alors possible. Mais  tout sera différent.

Le Je de l’incipit est celui de ce narrateur, chauffeur et oreille attentive du maître de maison, Skandar Hayek.  Fils du précédent chauffeur du fondateur  de cette famille. Comme Jamilé, nièce de  Wardé, nourrice de Marie la femme de Skandar. La généalogie est posée. L’histoire peut commencer.
Ainsi, dés les premiers mots, le roman est circonscrit par deux éléments essentiels qui le structure, l’espace, puisque le narrateur-coryphée se tient en haut du perron de la villa, dans le carré de soleil, en face de l’allée qui menait au portail. Cette allée supporte les mouvements des départs et des arrivées et s’ouvre alors sur le deuxième élément qui est le temps. Le temps installé dans ces mouvements. Le temps du regard du narrateur, se tenant là tout le temps nécessaire. Il est alors le témoin involontaire de cette famille, face aux heurs et au malheurs, à la mort, à l’absence et à la guerre .

Le roman est structuré par un refrain revenant comme dans un morceau de musique. Le refrain des jours heureux. Temps des marchands, du poissonnier, des vendeurs qui attiraient la troupe des petites bonnes rieuses, des belles voitures, et c’étaient devant la villa un véritable souk qui s’improvisait. Il nous plonge dans un bonheur qui semble se rattacher à une sorte de paradis, lointain et heureux, atemporel. Et la prosodie de la phrase semble s’allonger dans ce temps si particulier. Puis ce refrain devient un souvenir auquel se raccroche le narrateur, c’était une autre époque, comme le facteur…Je le revois comme si c’était hier, celui-là, il entrait par le portail en face de moi… et la nostalgie apparaît. Passé définitivement révolu. Cependant, à la fin du roman, il sera le tremplin pour jeter à nouveau, le fils revenu et les femmes de la maison, dans la reconstruction , ou plutôt dans la construction d’un monde différent, façonné par la guerre et l’expérience du voyage, par l’usure et le passage du temps. Et cette vision, il voyait ce qui avait disparu mais dont il rêvait absurdement le retour, sans se rendre compte que rien jamais ne serait plus comme avant, il voyait les marchands des quatre-saisons, les quincailliers ambulants, la bicyclette du poissonnier, la rue passante, les livreurs, le facteur, les ouvriers de l’usine et les bonnes courant vers le portail, Hareth l’a à côté du narrateur-chauffeur, sur le perron. Comme un cycle, le bonheur du début du roman. De ce lieu constant et de ces temps, le temps des jours qui passent et le temps passé, toujours vivant si fort à l’intérieur des personnages, la fin du roman s’ouvre alors sur ce temps nouveau…Bon, alors par quoi commence-t-on. Le romanesque, explique Majdalani, « c’est une histoire et une temporalité ».

A partir du chapitre 8, c’est l’histoire individuelle des personnages qui se heurte à la grande Histoire, celle du pays, les guerres du Liban. Comme si le narrateur ou la littérature voulait donner une autre vision, charnelle et individuelle à l’Histoire sur un récit national.  Ce sera l‘émergence de la guerre, mais lointaine, à Amman, qui fascine Hareth qui est déjà parti de Beyrouth. Il assiste à ce qu’il considérera comme la dernière guerre à la manière ancienne, avec d’un côté ses tribus de Bédouins…. et de l’autre côté les condottiere palestiniens et leurs troupes….et la tragédie surgit au loin. Ce sera la mort brutale de Skandar en 1969. A partir de cet événement, l’écriture construit en écho la montée de la guerre, ses accalmies et ses reprises,  et la chute de la puissance des Hayek. En premier, la chronique de l’affrontement des femmes restées à la maison, l’impuissance et l’incurie du fils ainé, Noula, à reprendre les affaires de la famille et la description de la faillite de l’état libanais. Puis le temps se fait précis, en 1975, ce sera la perte des biens de la famille et l’effondrement du pays, temps où les femmes de la villa se déchirent comme les différentes communautés.
Au cours de ces chapitres successifs, l’espace se rétrécit parce que la guerre arrive aux portes de la villa, elle-même atteinte  par les obus de mortier. Le temps, celui des saisons, se fait précis, scande la vie de la maison et celle de la guerre qui l’enserre.
Par cette dilatation imprécise du temps et sa rétraction, comme pour l’espace qui s’ouvre lors du récit du voyage, périple initiatique d’Hareth, mais espace qui se ferme par la violence de la guerre,  se construit dans ce roman une vision sur les hommes, jouets du destin, où la volonté de maîtrise de celui-ci se heurte, se déforme face au surgissement et à l’impossible déflagration des événements.

Si dans ce roman, les pères ont la force de la fondation, les fils ne répondent plus aux attentes de leurs pères. Les femmes restent arrimées à leurs douleurs  amoureuses, à leur famille, à leurs enfants, dans la ténacité et dans la résistance. Les femmes occupent l’espace de la villa, mais les femmes savent changer et s’adapter au monde sans les hommes de la famille.
La première partie du roman, celle du monde des hommes, raconte aussi l’amour contrariée de la soeur de Skandar, Mado, en apparence abandonnée par son fiancée, au profit d’une autre, qui se vouera alors à la préservation des Hayek, des vivants et des morts, comme un maître de quart veillant sur un navire. Et en opposition sourde puis frontale avec Marie, elle aussi gardant toujours au fond d’elle-même l’amour d’un homme aimé, refusé par sa famille, puis devenue la femme de Skandar, dont la fille Karine, est en constante et libre quête de l’amour. Trois destins de femmes.
La peinture impressionniste s’invite dans les tableaux qui mettent en scène les femmes. L’écriture se fait alors peinture pour décrire le monde joyeux des bonnes ou la fille de Skandar. Ce monde des femmes est régi par les hommes des familles maîtrisant  les intérêts économiques et politiques, et décident de leur destin.
Pour les hommes laisser la marche des affaires aux femmes conduit le monde à sa ruine. Pour les femmes alors aux prises avec la guerre du pays, un autre affrontement se fait dans l’intime, de souffrances à souffrances. Mais c’est là qu’elles montrent leurs forces de résistance, leur ténacité.
La violence  meurtrière de la guerre, en leur portant atteinte, libèrent la parole et les fait se com-prendre. Le narrateur dira ces mots, qui justifient le titre du roman, et je voyais autour d’elles cette villa où elles devaient continuer à vivre. Je crois qu’elles l’auraient fait restaurer, toutes les deux ensembles, maintenant qu’elles étaient réconciliées, étant donné que c’étaient elles qui avaient défendu la terre et le domaine, elles qui avaient payé de leurs peines, de leur peurs, de leur souffrance et de leur sang, alors que les hommes étaient absents, parti trop tôt, déserteur de par le monde ou frivole sans cervelle.
La guerre, d’une manière certaine, signe l’évolution et la libération des femmes. Quel bel hommage littéraire !

Et il y a les fils. Pour les hommes, ceux qui continuent les affaires et la lignée, pour les femmes, ceux qui protègent et peuvent reconstruire.
Le narrateur nous rapporte le récit des voyages d’Hareth, parti avant la mort du père. Une mise en abyme dans le récit, comme une sorte de parodie des romans d’aventure.Il marque un temps long qui s’amplifie dans  le vécu des  espaces lointains. La temporalité est celle de ce voyage, vécu comme initiatique à la vie d’homme qu’il devra assumer à son retour. Et l’on comprendra cette nécessité, dans les dernières pages, quand la famille doit s’affronter à la fureur mortifère des miliciens.
Charif Majdalani explique les liens qu’il fait entre ce personnage d’Hareth  et Ulysse de retour à Ithaque. Plus que ses aventures, c’est ce temps du retour dans la maison de Pénélope  et son action à partir de là. « Le rêve d’Orient d’Hareth est une manière de vivre comme on le trouve dans les mondes anciens. » Mais l’on peut aussi percevoir que cette errance est une mise en pratique des lectures des récits de l’enfance (comme le narrateur le rapporte)  qui font rêver et qui construisent une forme d’identification profonde. Comme une marque de la puissance de la littérature à forger des destins ou quand la vie pour un instant est comme un roman, dit un personnage. Question vitale que pose la littérature…
Mais l’écriture dans ce moment de l’attente du retour du fils  construit une narration  rythmée par cette recherche d’une prosodie, dans un balancement parallèle. Phrases de plus en plus serrées, plus courtes, plus sèches, autour de ces deux thèmes: comme une construction musical en contrepoint à deux motifs, le récit de la vie dans la maison et les aventures du fils. L’écriture, loin de celle du refrain du bonheur, se fait alors tension dramatique.

La figure de la soeur, Karine, portée par ses démarches pour retrouver son frère et son espoir, persévérant et profond, même confiant, jamais désespéré, appelle, là aussi à des figures mythologiques. Ce lien si fort entre un frère et une soeur, comme Electre attendant Oreste ou le lien affectif entre Polynice et Antigone. L’écriture permet ces superpositions des enseignements de la mythologie, présente dans la construction des personnages. Comme l’affrontement des femmes devant le chauffeur-narrateur qui se sent tel un simple mortel essayant de fuir un combat entre les dieux auxquels il n’a pas le droit d’assister.
Histoire de familles ! Des dieux et des hommes…

Le personnage d’Hareth semble donner la tonalité particulière aux expériences des différents personnages. Sous le ciel nocturne des steppes mythiques de Bactriane, il pensait à cette merveilleuse et unique capacité des hommes à penser leur vie dans ce monde, à lui donner une  existence et un sens. Et là, l’homme touche au divin, puisqu’il lui a été possible, dans cette nuit afghane, de sentir sa part d’immortalité.

Est-ce ce sentiment là, perçu implicitement par les personnages, qui leur a donné cette force de traverser leurs propres souffrances, l’attente dans l’enfermement violent des pertes et des guerres? Dans un passé définitivement perdu… avec tout à créer devant soi…

Ghyslaine Schneider

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CHRYSSOPOULOS Christos, La destruction du Parthénon

 

Ce roman est saisissant et sa parution en 2010 à Athènes, souleva de nombreuses questions. Elles furent d’ordre politique principalement mais aussi d’ordre littéraire.

La forme structurelle du récit interroge.
C’est un texte formé de onze chapitres et d’un épilogue. L’événement essentiel, le minage de ce monument grec qui surplombe la ville d’Athènes et son explosion, là où il se dressait, il n’y avait plus que le ciel… c’était maintenant l’horizon qui s’ouvrait, la stupeur des gens, l’arrestation puis la condamnation arbitraire du jeune auteur de l’attentat, ne se reconstitue qu’à travers les différentes approches des chapitres. Par le récit du gardien qui entend l’appel du monument , je L’ai entendu m’appeler…sentir Sa présence…et Lui qui m’appelait, la majuscule permettant à celui-ci d’endosser la fonction d’une divinité, Qui a bien pu avoir l’idée de faire du mal a quelque chose d’aussi sacré?
La vision ensuite change pour considérer cette d-étonnante nouvelle, pour passer par l’explication policière, puis par des témoignages sur ce jeune marginal de 21 ans, sans emploi. Enfin la parole est donnée à CH. K. auteur des faits. Apparait la possible influence de cet acte: un documentaire photocopié renvoyant à la SSEA, fondé par le poète Makris en 1944, sous l’influence des surréalistes, avec le témoignage des poètes de l’époque. Puis le récit reprend avec la narration de la fusillade et la mort de l’auteur des faits. Un jeune appelé raconte comment il vécut l’événement au coeur de sa propre peur, entre la confusion entre rêve et réalité, en une frontière ténu, translucide comme du papier de riz japonais.
Ce court récit de la mort de CH.K. a pour titre Peine et châtiment, en écho au roman de Dostoïveski, « Crime et châtiment ». Le passage de Crime à Peine, dans le texte grec et en allant s’appuyer sur l’explication étymologique, c’est à dire, dans le roman russe, la présence d’un jugement et d’une déportation en Sibérie, à une mort donné comme une rançon à la volonté d’absence de mise en interrogation de cet acte de destruction. Le symbolique est éjecté, l’arbitraire semble prendre la place. Le narrateur ne pose-t-il pas alors  les limites de la notion de responsabilité de  l’acte de chaque individu, de celui (le soldat) qui est obligé d’assumer la fusillade, embarqué contre lui-même, sans possibilité de s’extraire de cette situation, et dont la seule issue se loge dans la réalité-rêve, à  celui qui a commis délibérément en apparence cet acte, dans une forme d’appropriation jouissive, mais dans la confrontation insoluble entre un passé glorieux et cette Grèce qui ne s’appartient plus ?

L’ensemble de ces chapitres est précédé à chaque fois de courts paragraphes introductifs en italiques qui peuvent faire penser à des didascalies  mais qui orientent ce qui suit entre théâtre, récit filmé, documentaire, liste, transcription d’interviews, de témoignages, de photos. Interrogé sur ce procédé, l’auteur explique que l’ensemble de ces informations miment la vie au cours de laquelle les gens doivent se faire une opinion au milieu de toutes les informations reçues. De ce fait, le récit, dont le style change à chaque fois,  semble se casser, mettant le lecteur dans la position de construire un sens à sa lecture.

Christos Chryssopoulos, dans un interview, parle d’informations  réalistes ayant pu jouer sur la décision du jeune homme.
Cette idée de la destruction de monument  ou d’oeuvre emblématiques n’est pas nouvelle. Courbet a participé au déboulonnage de la colonne Vendôme en 1848,  les surréalistes, Marinetti et les futuristes, les dadaïstes (voulant détruire la Joconde) ont eu une influence tardive en Grèce. Il cite dans le roman la déclaration d’un poète peu connu, Makris, fondateur de cette société anarchiste prônant la destruction du Parthénon. Quatre points de cette déclaration sont publiés, les autres furent jugés trop dangereux pour l’être, relevant de l’inédit et de l’étrange absolu. Un objet ou oeuvre d’art doit rester dans le cadre de l’histoire et du temps, sinon sa survivance (est) illusoire et grotesque. CH. K. rappelle la misère idéologique en matière de voyage et de tourisme. Effectivement, ce lieu est envahi par des flots continus de touristes, et l’image du Parthénon perd sa sacralité par sa démultiplication en images sur toutes formes de support. Ainsi, il porte les idées de ce poète quelque peu obscur Yorgos V. Makris.  Détruire ne serait pas un acte nihiliste mais une forme de renouvellement. Dans la responsabilité de provoquer ou d’assumer ce renouvellement.

On pourrait alors se poser la question si la littérature esthétise la violence et serait alors dangereuse ? Si on se pose une telle question sur une œuvre d’art, répond Christos Chryssopoulos, l’on se rend compte que la société ne peut avancer avec des solutions aussi radicales. Par ailleurs, l’écrivain ne pourrait ni écrire ni faire de la littérature. Mais ce texte porte bien la mention de « roman » et le Parthénon est finalement reconstruit à la fin de l’histoire du roman, comme le sera la colonne Vendôme dans la réalité…. Dans la rencontre de la fiction littéraire et de l’histoire. La destruction est une pensée nihiliste. De ce fait, l’écrivain, à la lumière des événements de la Grèce contemporaine, pense que la destruction de tout symbole du pouvoir ne fonctionne pas.

Dans son monologue, CH. K. aborde des réflexions qui ne sont pas, pour le lecteur,  sans faire écho à ce que vit la Grèce actuellement, événements qui avaient déjà commencé au moment de l’écriture du roman. Tout d’abord, il pense que cet acte, rendu à la réalité, lui appartiendra complètement non parce que tout le monde en parlera, mais à ce moment il en aura la stricte propriété de jouissance.  Le peuple grec ne possède rien même si les succès sont partagés et non les échecs, et même si le Parthénon est un lieu de mémoire qui appartient à tous, dans cette ville, (où) rien ne nous appartient, la propriété n’existe pas, et si la ville d’Athènes est ambivalente comme un corps maternel englobant, c’est un espace qui renvoie au temps de la tragédie, ce soleil impitoyable. Ici tout est emprisonné dans la lumière. La reprise anaphorique de dans notre ville fait émerger la schizophrénie grecque dans sa définition de son identité, coincée entre une fidélité au passé, considérée comme un héritage mondiale et l’humiliation du présent. La ville, déliquescente, Les immeubles, les quartiers, nous-mêmes. Les crachats par terre . La mauvaise odeur d’un corps qui transpire. Les jurons. L’air sec.La ville. Notre territoire: deux ou trois mètres carrés chacun, n’engage pas à se sentir à la hauteur de cet héritage ancien. Quand nous montons près de lui, nous lui jetons des regards furtifs, puis nous tournons les yeux vers la ville qui s’étend à nos pieds et cela nous met de mauvaise humeur, car elle est indigne de lui, et nous aurons beau faire, nous ne parviendrons jamais à être dignes d’un tel chef-d’oeuvre. 

Christos Chryssopoulos rappelait que durant la dernière crise grecque, un journal présentait le Parthénon traversé  par le symbole de l’euro. Ainsi, la beauté, disparue de la ville, interroge si les hommes la recherche à l’intérieur d’eux-mêmes.
Le Parthénon est le symbole de la Grèce et s’autoriser à penser sa destruction comme une rumeur courrait à un moment dans certains journaux européens, dénonçant les restaurations financièrement trop chères, c’est montrer le mal dans lequel le pays est plongé. Les statues en bronze dans la ville disparaissent parce que les gens revendent la matière fondue. Poser la question de la beauté et de la dignité serait un début de réponse.

La littérature, en écho dans ce roman aux difficultés actuelles de ce pays, rend force et puissance à l’écrivain, au poète, celui que Platon veut mettre dehors de la Cité pour la confier à la pensée rationnelle des philosophes. Seul, le poète a la puissance de dire ce que ressentent les habitants de la Cité, les douleurs, les espoirs et les drames vécus. Si l’épigraphe du roman, reprenant les vers de Yorgos Makris,
C’est nous les fous, les songe-creux
    de la terre
(…)
En nous est enclos l’univers tout entier
     et nous ne sommes
rien en-dehors de lui.
(…)
Nous sommes les Annonciateurs
     du chaos.

annonce, comme le titre,  cet acte fou de la destruction du Parthénon, elle appelle dans la mémoire, ces extraits de la lettre de Rimbaud à Paul Demeny, le 15 mai 1871
Le Poète se fait -voyant-  par un long, immense et raisonné -dérèglement de tous les sens.
(…)
donc le poète est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des -animaux- même; il devra faire sentir, palper écouter ses inventions;
(…)
Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans son âme universelle …il serait vraiment -un multiplicateur de progrès- !

Ghyslaine Schneider

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CÉSAIRE Aimé- Une saison au Congo – MAXIMIN Daniel, L’Ile et une nuit

 

Hybris, la démesure mais aussi la violence, inséparable de la vie.

Au coeur de l’homme, au coeur de la nature.

L’on retrouve cette expression dans les deux beaux textes de ces écrivains antillais, liés par une profonde amitié.

Le premier,  dans ses deux pièces de théâtre, s’attaque à la fois au colonialisme, mais aussi aux suites de celui-ci après les indépendances, dans Une saison au Congo. La première pièce envisagée ici, Une tempête,  prend son modèle sur une des dernières pièces de Shakespeare, La tempête. 

Si cette dernière est de construction très classique, pièce en cinq actes, renvoyant à un événement réel mais aussi à cette littérature de voyage qui parcoure ce début du XVIIe siècle, elle aborde aussi le thème du rapport entre l’apparence et la réalité, thème repris en 1636, par le dramaturge espagnol Calderon,  dans sa pièce, La vida es sueño.

La pièce de Shakespeare évoque en mêlant comédie et fantastique, la perte et la reprise du pouvoir qui fut volé à Prospero, magicien maîtrisant les forces de la nature. La pièce de Césaire se sert des mêmes personnages mais donne à certains une charge différente. Ariel, esprit de l’air chez le dramaturge anglais devient un esclave métis qui attend la libération de son maître Prospéro, tandis que Caliban, démon incarné sur qui jamais l’éducation ne prendra…monstrueux dans ses goûts comme dans ses formes, (1), est un esclave nègre dans Une tempête, avec un autre personnage que l’on rencontre dans le roman de Maximin, Eshu, dieu-diable nègre.

Ce n’est qu’au début de la pièce de Césaire que la force des éléments sont nommés par le meneur de jeu qui choisit ses acteurs: c’est toi ! Tu comprends , c’est la Tempête. Il me faut une tempête à tout cassé…Alors il me faut un costaud pour faire le vent. La violence, si elle se manifeste dans le déchaînement des éléments, provoquent uniquement le naufrage des personnages qui ont usurpé le pouvoir de Propesro, Duc de Milan. La violence dans la pièce de Césaire est ailleurs.

Cependant, dans le roman de D. Maximin, la violence des éléments sont bien réels. C’est le récit de la nuit d’une femme, traversée par la force colossale d’un cyclone. Celui-ci porte toute la charge mythique du combat de l’homme pour sa survie face aux forces le nature, nous allons laissé vivre la violence jusqu’à la satiété de la violence (3) et quand la pleine lune apparaît au centre de l’oeil du cyclone, elle restait debout…incapable d’imaginer qu’une nouvelle attaque encore plus violente allait encore s’acharner à coups de grâce sur son monde déjà assassiné. Le monde de l’île est détruit, coupé, dévasté, brisé au-delà de toute imagination …qu’elle prenait des formes d’horreur que les pires souvenirs seuls pouvaient susciter. Le cyclone provoque la bonne peur en nous…une petite fin de monde à endurer.

Cette femme passe du salon à la chambre à coucher puis s’enferme dans la salle de bain pour sortir enfin à un moment et attendre l’accalmie dans sa voiture. Liée au monde par un discours imaginé au téléphone, elle dit l’angoisse de l’enfermement et la solitude de ce moment, dans le déchaînements terrible des éléments, avec une force de vie qui reprend dans la parole, te raconter tout ce qui traîne d’avenir sous les apparences de cet enfer, comme dans l’écriture, la sienne et celle des cahiers anciens écrits par  Siméa et Marie-Gabrielle. Chemin étonnant de l’écriture parce qu’il conduit au fond de soi mais il dit aussi la violence des hommes  au creux de leur vie.

La présence de l’Oeil du cyclone met en lumière d’autres formes de violence: celle des événements de la vie des êtres humains, un souci très enfoui de se ressouvenir du son jamais entendu de la voix de sa mère, sauf par ce prénom: Marie-Gabrielle, premier et dernier mot expiré à son oreille pour l’accueil et pour l’adieu…et aussi, (le cyclone) ne pouvait pas savoir que la jeune fille de 1928 avait tenu dix ans plus tard son journal en mémoire de son premier enfant mort-avorté.(3)

Des hommes face aux éléments et des hommes entre eux, la violence est toujours là, comme inhérente à la vie. Enjeu des pièces de Césaire.

Les personnages de Shakespeare ont évolué. Le rapport entre – le maître, Prospero et les esclaves – Ariel et Caliban, sont différents. Ariel, de docile et servant avec empressement son maître, devient un personnage qui discute de sa condition avec Caliban, proposant une réflexion plus élaborée qu’au temps de Shakespeare. Pour Ariel, le changement est dans une manière différente de regarder: il oppose la conscience contre la violence, pour paraphraser le titre d’un texte de Stephan Zweig. Si Caliban exprime une vraie colère, ne serait-ce parce qu’on l’a abusé et trahi au début, lui promettant  une vie meilleure en échange des richesses du pays, le vol de son nom est douloureux. Il demande à Prospéro de l’appeler X (en référence à Malcom X qui lutta contre la ségrégation et le racisme envers les Noirs aux Etats-Unis).  La vision colonialiste reste très forte dans les mots de Césaire:…un barbare ! Une bête brute que j’ai éduquée… la trique c’est le seul langage qu (‘il) comprenne(s), dira son Prospero

Une solution se profile dans l’approche d’Ariel qui parle avec Caliban : nous sommes, lui dit-il, frères dans la souffrance et l’esclavage, frères aussi dans l’espérance… et Ni violence, ni soumission…C’est Prospero qu’il faut changer. Troubler sa sérénité jusqu’à ce qu’il reconnaisse enfin l’existence de sa propre injustice et qu’il y mette un terme, et porté par ce grand espoir, pour qu’une conscience naisse à Prospero. Difficile de convaincre Caliban, qui a souffert et qui est lucide, de partager le rêve exaltant d’Ariel: Prospero… dit Caliban, C’est un mec qui se sent que s’il écrase quelqu’un. Un écraseur, un broyeur, voilà le genre !
Mais il y a une autre idée intéressante portée par le personnage  de Gonzalo, en accord, non avec la vision colonialiste de Gonzalve (1), mais décrivant l’erreur des colonisations, nous la colonisons (l’île), comme je le souhaite, il faudra se garder comme de la peste d’y apporter nos défauts, oui ce que nous appelons la civilisation….

Qui est le sauvage ? L’Autre doit dit-il rester comme Gonzalo l’explique:  des sauvages, de bons sauvages et être un réservoir d’éternel jouvence ? Peut-on croire que les colonisés resteraient dans ce cadre que le colonisateur fixerait ? Ne peut-on alors penser que cette vision est une autre forme de barbarie qui ne laisse pas la place à l’Autre d’évoluer, de changer pour ce qu’il est vraiment, c’est à dire un être humain à part entière? De quel côté se situe alors la barbarie? Montaigne s’interrogeait déjà sur cette question au 16e siècle, lors de l’arrivée d’indiens à Rouen.

Depuis la décolonisation, on a pu comprendre qu’une autre forme de colonisation s’est mise en place. Et cela immédiatement après. Au centre même de ce passage.
Une saison au Congo retrace le court chemin politique de Patrick Lumumba . Plein de désirs pour son peuple, il se heurte avec violence contre le mur des intérêts personnels  et des jeux de pouvoir. L’Afrique est comme un homme qui , dans le demi-jour se lève, et se découvre assailli des quatre points de l’horizon!   De ses proches amis mais aussi de l’influence indirecte de l’ancien colonisateur.  Avec la mort cruelle  comme remerciement de vouloir donner la liberté à son peuple. Trahi. Effacé. Dissous. Homme visionnaire et poète, Un jour dans la brousse j’ai rencontré mon âme sauvage: elle avait la forme d’oiseau ! Et mieux que d’une peau de léopard, c’est, élan et empan, d’un oiseau que tu ferais mon signe ! L’oeil, le bec ! Pour entrer aux temps neufs, de l’ibis la rémige mordorée !

Entre Afrique et Caraïbes.

Ce monde des îles,violenté, comme l’explique Maximin, par le feu, la terre et le vent, a su, depuis toujours certainement faire surgir du fond de lui-même des forces de survie. Au creux même de la violence, il y a l’espoir de la fin de la douleur, la force de la résistance, parce que c’est ensemble que les hommes luttent dans ces cas là, parce que la résistance est la seule énergie capable de résister à la mort.  Cependant, l’individu doit mener le combat comme l’île cette nuit et mon corps va apprendre à résister, c’est à dire lutter avec sa fragilité pour arme… me rappeler que même seule, il faut savoir se faire foule.
Dans ce beau texte poétique de L’île et une nuit, de Maximin, le narrateur se fait conteur, celui qui nous prend par la main de son personnage et nous fait traverser cette nuit d’enfer. En miroir des Mille et une nuit, au centre même de la violence du cyclone comme dans celle nichée dans la vie des hommes,
il convoque les mythes de la création, un conte antillais reflétant le conte de L’enfant de la haute mer, de Supervielle
… il convoque la musique des grands jazzmen, comme Miles Davis ou Charlie Parker, lui donnant la parole:je suis née pour vous afin que la mort n’est ni le dernier solo ni le dernier silence.
… il convoque la poésie, la mêlant à son écriture, comme un « butin de guerre », comme dans une chambre d’écho parce que la poésie dit le monde, dessine à travers l’imagination de ses visions, ce monde qui passe par notre corps. Et l’on entend les mots de St John Perse, Eluard,  Verlaine, La Fontaine, Rimbaud, jusqu’à Camus, ton premier homme devenu l’étranger, mêlés à ses propres mots.

Magie d’un plagiat bien organisé…plagiat si honoré dans la littérature française du 17e siècle.
Convocation par l’aède des aèdes des temps passés.

Par ces correspondances littéraires, musicales, théâtrales, la littérature de Césaire et de Maximin  donne une nouvelle force, celle de ces hommes qui ont combattu, avec simplement comme armes, la littérature, pour la reconnaissance de leurs droits fondamentalement humains.

Ghyslaine Schneider

Références:
1- Shakespeare
2- Aimé  Césaire
3- Daniel Maximin

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HADDAD Hubert, Palestine

 Hubert Haddad répondant à une question l’interrogeant sur la part de l’imaginaire et celle de la réalité dans l’écriture de ses romans: L’imaginaire baigne dans la réalité et vice-versa, c’est un tel échange organique qu’on ne détermine l’un de l’autre… puis … Le retour sur terre, dans l’actualité, aurait un caractère éthique…*

Ces mots de l’écrivain nous plongent dans ce roman où la terre antique de Palestine et d’Israël attire par la force de la beauté de ses jours et de ses nuits. La tragédie, présence constante, par les blessés, les morts, les signes de mort, le désir de mort, choix accepté, parfois voulu, de ce destin humain, si terrible et si douloureux, parcoure l’espace de ce texte.

Les deux soldats israéliens Tzwir et Cham longent les ceintures de barbelés et les hauts boucliers de bétons, ce qui fait dire à Tzwir, C’est idiot leur histoire… Les oliviers d’un côté, les villages de l’autre.

Espaces cernés mais que l’on peut longer, îles palestiniens au milieu d’un autre territoire, parfois infranchissable, iles accessibles par de longs et épuisants, désespérants contournements, comme l’éprouve Nessim à la fin du roman. Espaces clos, celui des maisons palestiniennes, la bergerie, la tombe, la chambre d’hôtel à Hébron où Falastìn et Nessim se rejoignent. Après les passages d’un lieu clos à un autre, c’est l’arrivée dans la cabane où tout s’accomplit, où un chant d’alouette s’essouffle dans l’azur ténébreux. Le dedans, abri contre l’intolérable du dehors, où l’on accède par un cheminement, est métaphore du cheminement intérieur si douloureux de Nessim, qui le reconduit à Cham: dans le silence…maintenant achevé. Il n’y plus âme qui vive.

L’écriture oscille entre le vécu de situations oppressantes et les descriptions poétiques du monde, comme si la grandeur et la beauté de ce dernier permettaient aux personnages de s’approcher d’une inaccessible paix, en s’extrayant de l’insoutenable. Le passeport toujours en main…le portrait l’interroge, anonyme et lisse, comme tous ceux qui vécurent…Ses yeux se plissent alors sur l’éblouissement des terrasses et des dômes, en contrebas d’une haie de cyprès. Mais le paysage est souvent le miroir du cœur du personnage, ici minéral, torturé, encerclé des arrêtes agressives des barbelés, fait de terrains vagues, …d’immenses tranchées, …de blocs de béton, de chemins déserts. Nessim redevenu Cham rejoint la cabane de son frère pour y mourir. Mourir à cause de l’insoutenable perte de ce frère, qui aurait pu vivre s’il avait connu Falastìn, jeune fille à la blessure trop intime par la mort de ce père aimé, par la perte de son frère, pure dans sa recherche de la vérité, dans sa chétive vénusté. Mourir de la traversée du miroir qu’a vécu Nessim.

Tout dans ce roman dit la tragédie, les tragédies collectives et humaines  de ce conflit dans le vécu de ces deux peuples, dans ce territoire à l’histoire bloquée.
Les divisions au sein des deux sociétés. Comme Manastir, dans le désir de la paix.Comme Omar, un jeune voulant mourir martyr.
De l’espoir de paix de Falastìn. Du tragique de la destruction de sa maison par un bulldozer où sa mère, aveugle, ne vit pas l’ordre d’évacuation, et périt.
Des champs d’oliviers…arbres séculaires aux petites feuilles d’émeraude ou d’argent…A l’est d’Hébron, du côté des colonies et au sommet des collines, par milliers, mis en pièces ou confisqués, sous prétexte d’expropriation, de travaux et de châtiment.
Dans le rappel que fait Layla, de l’aide apportée par certains palestiniens, en 1929 aux juifs persécutés.
Et la rage contre les Palestiniens exprimée par ce touriste israélien dans le car vers Jérusalem, rappelant leurs souffrances avant l’établissement d’Israël.
De la perte d’un père de la jeune policière israélienne.

Ce qui fera dire au Major Mazeltof, en passant devant le Tombeau des Patriarches, Vous musulmans et nous, juifs, nous ne parvenons à être d’accord que sur des fables. Voilà bien le seul endroit du monde où on trouve une synagogue et une mosquée sous un même toit. Mais croyez-vous vraiment qu’Adam et Eve, Abraham et les autres soient inhumés là-dedans ?

 Cependant l’histoire, surprenante et métaphorique de ce roman est le passage du soldat israélien Cham à Nessim, le frère de Falastìn. Blessé, ses papiers d’identité volés la veille, à Hébron, jeté dans une tombe pour être effacé du monde, où un froissement d’étincelles remplace la mémoire, en revenant à lui, Cham en ressort, tel un Lazare, avec le cri aigu d’un oiseau modulant Aujourd’hui où es-tu? « Ici, ici, ici », se répond à lui-même l’oiseau de Palestine.
La jeune fille veut voir en Cham ce frère disparu qui pensait comme son père, comme elle, à la force de la paix. Elle remplit l’espace intérieur, désormais libre de Cham devenu Nessim, par cet amour vibrant, pudique qui les unit, par cette parole N’es-tu pas mon frère, où ce mot peut appeler, au-delà du frère perdu, le frère humain, dans le doux échange réciproque des versets du Cantique des Cantiques.
C’est par la perte de tout ce qui le constituait, ses valeurs, sa morale, son histoire que Cham-Nessim atteint cette limite de dépouillement intérieur et bascule dans le territoire de son humanité. Avec cette perte, il saisit, à fleur de cœur tout ce qu’il vit en tant que palestinien. Une nouvelle identité sur la même terre et ce changement de regard fait dire au narrateur que…Le monde lui paraissait tellement étranger.
De la perte de Falastìn, d’une perte d’identité à une nouvelle, vierge de toutes marques antérieures, où la langue passe de l’arabe à l’hébraïque, dans une même continuité, où la conscience des valeurs humaines lui fait toucher l’insupportable, jusqu’à lui-même vouloir mourir comme -un martyr-.

Mais…On est toujours à fleur de miracle, puisque l’instant où nous vivons est à chaque instant l’unique et porte en lui tout le destin de l’univers.*

 

Mais pour comprendre que le propre de l’art, de la littérature en action, c’est de remettre en question le statut d’évidence*, l’on peut lire :
Et il eut un matin, de Sayed Kashua , écrivain et journaliste israélien arabe
Le bien des absents, d’Elias Sanbar, historien, poète palestinien
Beaufort, de Ron Leshem, journaliste israélien

Ghyslaine Schneider

* Extraits d’interview donnés par Hubert Haddad sur le site des Editions Zulma

 

 

 

 

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LEVI Carlo, Le Christ s’est arrêté à Eboli

Printemps 1935- Fin du printemps 1936.
Quinze ans de fascisme avait fait oublier à tout le monde le problème méridional.

Carlo Levi raconte cette période de sa vie, un confinato, dans les terres pauvres du sud de l’Italie, dans le village de Grassano puis dans celui de Gagliano. Peintre, et forcé par les paysans à exercer son métier de médecin. Ce n’est qu’en 1943 qu’il recomposera ce temps vécu.

Et il arrive en ayant l’impression d’être tombé du ciel, comme une pierre dans un étang.
Très vite, à Gagliano, il perçoit, dans leur manière de s’inscrire physiquement dans le village, les seigneurs, les galantuomini, et les paysans, les cafoni, se méprisant les uns les autres.
Durant cette année là, il tentera de comprendre ce monde opaque, le fonctionnement de ces hommes et de ces femmes, sans porter de jugement moral, en nuançant constamment sa réflexion, et sans avoir parfois une certaine ironie d’écriture.

Ce monde paysan n’est pas religieux, c’est un pays d’ânes, celui-ci, pas de chrétiens… l’église est pauvre et le village encore plus pauvre: et puis ce ne sont pas des chrétiens, martèle l’archiprêtre Trajella. Et aussi parce que dans cette région où le temps n’a pas été apporté, où le terme de chrétiens désignent les hommes qui sont des bêtes de somme, effectivement, Le christ s’est arrêté à Eboli.

Chacun est en contact permanent avec le monde autour de lui, qu’il soit végétal, animal, humain, plus près du sens premier du mot religion: reliés avec les saints, la Vierge noire, les esprits en liberté qui viennent ennuyer ou terrifier dans des formes humaines ou animales, les êtres mi-hommes, mi-animaux, sans frontière entre les vivants et les morts puisque ce pays est fait des os des morts, et de légendes construisant une mythologie particulière, un cercle de passions obscures.

Ce regard d’ethnographe nous décrit aussi les guerres entre les gens prenant l’allure de vieilles rancunes remontant au temps lointains des brigands, de haines, de passions contrariées, de méfiance, mais surtout d’ennui, de lassitude de se sentir être abandonnés et pressurisés par l’Etat, Rome, Etat lointain qui se moque de leur misère. Parce que celle-ci est là, présente dans le paysage minéral, dans les chaleurs étouffantes et le froid glacial et venteux, misère faite de malaria, misère de manger du pain sec, misère des promiscuités quotidiennes des hommes et des animaux, misère de l’absence d’éducation pour savoir, pour comprendre, pour l’espoir.

Soumis, à ce complexe d’infériorité radical, où le mal a la forme de la douleur terrestre, au-delà de la philosophie du crai, de cet union d’un – toujours et d’un jamais -, dans un -demain – impossible, ils savent résister : à la religion de l’église, à l’ancien droit féodal des seigneurs, aux décisions illégitimes, par la passivité et la méfiance, par le brigandage, une autre forme de révolte. Au moment où le narrateur est interdit d’exercer la médecine, le sentiment d’un droit juste bafoué, les conduit à se révolter mais aussi à suivre la voie du théâtre dans la parole pour dire la colère: vestige d’un art ancien…ou une renaissance spontanée, un retour aux origines, un langage naturel à ces terres où la vie est toute tragédie sans théâtre ? Mais pour ces paysans, les fascinant par sa peinture et les aidant par sa médecine, il fut regardé comme un magicien, un seigneur, un exilé comme eux, par cet Etat qui prend la forme du destin, et parce que lui aussi avait une double nature… moi aussi moitié homme et moitié lion…

Cependant, ils n’échappent pas à la politique du pays. A la différence des seigneurs, les paysans ne sont pas inscrits au parti. Et même à aucun autre parti, et l’Etat, c’est « ceux de Rome », une calamité au même titre que la malaria ou la grêle. Un état qui apparaît, selon Don Luigi, comme une personne faite à peu près comme eux, avec une morale personnelle semblable à la leur, qu’il fallait imposer à tous, livré aux mêmes petites ambitions, petits sadismes et petites combines qu’eux, mais en même temps incompréhensibles aux profanes, énorme et sacré. Mais Carlo Levi explique aussi comment le vieux Dr Milillo y adhère, par amour de la paix, et parce qu’il y trouvait son compte. En des pages convaincantes, il développe sa conception d’un Etat, qui ne peut être que la somme d’une infinité d’autonomie, une fédération articulée.

Ce récit de l’exil, s’il fait état des passions, résignations, superstitions, coutumes et misères, des seigneurs comme des paysans, où les uns sont dans le pouvoir et les autres dans une passivité du rien, ce récit, donc, est un texte littéraire, fait de portraits fins et justes et des topoï de scènes coutumières paysannes. Entre le fossoyeur, l’archiprêtre et le sanaporcelle, régulateurs de temps différents et le temps lunaire et puissant des femmes, le récit s’appuie sur la cohabitation de ces ruptures temporelles, comme celles perçues à la venue de sa soeur ou de son court retour à Turin, où le monde ancien lui apparaît comme un souvenir, perdu pour lui et étranger, avec le sentiment terrible et impuissant d’être incompris par ceux qui y sont restés.

Par cette approche du temps, le narrateur-auteur évolue dans une immobilité enfermante, douloureuse, dans une perte des repères temporels, avec le sentiment de flotter sur une mer d’éternité passive…. Cela ne l’empêchera pas, même le conduira, au terme de cet exil, à l’émergence de ce sentiment d’être tout à coup …entré dans le coeur même du monde, ce qui lui donne enfin liberté et bonheur.

La force de ce livre tient aussi à ce regard visionnaire sur le problème méridional: La véritable solution nécessite la collaboration de toute l’Italie et suppose son renouvellement radical. Il faut que nous devenions capables de penser et de créer un nouvel Etat que l’Etat fasciste, libéral ou communiste, qui ne sont que les différentes formes d’une même religion de l’Etat. Nous devons remonter aux fondements mêmes de l’idée de l’Etat….

Ghyslaine Schneider

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ROLIN Olivier, Le Météorologue

Lioudi, nié oubivaïtié droug drouga.
Hommes, ne vous tuez pas les uns les autres ».

Alexeï Féodossiévitch Vangengheim est né en 1881, à Kravpino, un village d’Ukraine. Victime de la Grande Terreur, organisée par Staline, il meurt fin octobre 1937.

Son domaine était les nuages. Les longues plumes de glace des cirrus, les nippes déchiquetées des stratus, les stratocumulus qui rident le ciel comme les vaguelettes de la marée…
Météorologue visionnaire et directeur du Service hydre-météorologique de l’URSS. Arrêté le 8 janvier 1934. Condamné à 10 ans de camp de rééducation par le travail. Expérience enthousiasmante selon Aragon…

Il embarque le 10 juin 1934 pour le monastère forteresse, sur les îles Solevki, au cœur de la Mer Blanche, la matrice du Goulag. Au bout de quelques heures de navigation les cathédrales blanches surgissent de la mer… s’élèvent comme tirées par les clochers-montgolfiers, se reflètent dans le vert pâle de l’eau, sous un banc de nuages immobiles, puis la ligne des murailles du Kremlin, la forteresse….

 

A partir de fin octobre 1937, il avertit sa femme qu’il pourrait rester un long temps sans écrire. Ne pas s’en inquiéter. Tchirkov, détenu de 15 ans, écrira qu’après le départ du convoi…le neuf novembre une aurore boréale extraordinaire parut dans le ciel, non pas les habituelles draperies vertes, mais des arcs pourpres dansant dans le nuit… C’est le début de la Grande Terreur. En mai 1939, l’administration annonce à sa femme qu’en 1937, il est vivant, condamné à nouveau à 10 ans de camp, sans droit de correspondre. Après la mort de Staline, dans cette atmosphère de demi-vérités tardives et de mensonges, sa femme Varvara apprend, fin avril 1956, que son mari est mort. Ce jour d’avril est le premier jour où elle ne va plus attendre son retour… Alexeï Féodossiévitch était mort depuis seize ans, sans qu’elle l’ait su, dans un lieu qu’elle ignore et ignorera toujours.

 Il est réhabilité le 10 août 1956. Puis Varvara reçoit un « certificat de mort »: mort le 17 août 1942, d’une péritonite…Unique et lapidaire information, issue d’une autre administration.  La vie d’un homme ordinaire dans un état totalitaire. Une tragédie au niveau de l’homme.

 

Ce récit, s’il met en scène la vie de ce météorologue à travers l’Histoire de l’URSS, interroge le lecteur, comme le narrateur s’interroge sur l’écho que fait en lui cette histoire et ce pays. Olivier Rolin, est saisi par l’espace où géographie et Histoire cohabitent, lieu d’une révolution porteuse d’une utopie. Celle-ci engendrera des millions de morts par la famine, les camps, les assassinats de masse programmés, morts devenus bouc-émissaires pour masquer les échecs du plan fixé par le Gouvernement, avec des dirigeants détournant l’enthousiasme socialiste au profit de leur pouvoir, de leur folie ! Dans ce monde totalitaire, chacun dénonce et est dénoncé. L’enfermement pervers de la peur. L’utilisation à grande échelle du sordide au creux de l’humain. La délation au fond du regard de l’autre. Dans le silence parfois assourdissant du monde de l’autre côté du mur.… « La terreur devient totale quand elle devient indépendante de toute opposition. Son règne est souverain quand plus personne ne s’y oppose», écrit Hannah Arendt, dans Le Système totalitaire.

 

Dans cet univers carcéral et concentrationnaire, dans un état de choc de l’absurdité de l’arrestation, des accusations, de la déportation, Alexeï Féodossiévitch répétera, tel un leitmotiv incompréhensible, que sa confiance dans le pouvoir soviétique n’est nullement ébranlée. Il espère que le Parti rétablira la vérité…. Cette croyance me soutient beaucoup…je ne veux pas la perdre. Et il fait, tel une obsession, des portraits de Staline, le petit père des peuples.

Pourquoi cette absence de révolte: aveuglement ou lâche faiblesse? La protection de sa famille ? Eviter la folie de la conscience du meurtre accompli par les sbires du maître, père de la nation? Eviter une mort due à la révolte parce qu’au fond de lui il y a la certitude puis l’espoir puis la terrible contrainte à ne pas dire la folie meurtrière de l’Etat ? Enfin l’affolement, la montée sourde, du sentiment de la mort.

Mais l’écrit est le fil conducteur de l’histoire de cet homme que le récit conduit jusqu’à nous. Et un livre en fait naître un autre. Le livre de la fille de Vangengheim, Eléonora, rencontre qui amorcera l’écriture de ce récit, dans l’émotion à la vue des dessins que le père a envoyé pendant ces terribles années à sa fille, sa petite étoile. Importance des lettres envoyées à sa femme et à sa fille; il écrira que sa seule lumière dans les ténèbres , c’est vous mes chéries. Importance des livres pour cette petite société bigarrée, cultivée, cosmopolite, qui gravite dans les alentours de la bibliothèque. Importance de ce livre, Le Météorologue, qui s’inscrit dans la lignée littéraire des récits du bagne ou du Goulag.

Par sa force de suggestion et au-delà de la description poétique, presque amoureuse du paysage, la littérature devient ici un moyen de ne pas oublier afin d’essayer de réfléchir à des questions non résolues*. Cette littérature qui rend son humanité à l’homme.

* Entretien en 2003, avec Mathieu Escobar

 

Ghyslaine Schneider

 

 

 

 

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VALABREGUES Frédéric, Le Candidat – Chehem WATTA, Amours Nomades. Bruxelles, Brumes et Brouillards

Prenez la carte de l’Afrique sur Google map… commencez un itinéraire depuis Gorom Gorom, au Burkina Faso… tentez de calculer les km… le moteur de recherche ne peut établir l’itinéraire… il se perd dans l’espace des détours des noms, des sables, des ergs montagneux traversés jusqu’au bord de la mer, où Impossible qu’une telle piscine fasse une colère. Quant au temps, il se dilue dans le texte écrit par ce « grand quelqu’un d’autre » (1).
Abdou, dans le périple de son désir de France, …est étudiant. ll part en Europe étudier la vie. Il est étudiant en études, chercheur en recherches. Europe, un lieu où revenir est possible, lieu où il aurait parfait mon éducation… Abdou, jeune griot, un i debout, au bord de la route, un naïf, dans le sens ancien du terme, dont la spontanéité et le naturel s’appuient sur une réflexion fine et subtile, (n’appelle-t-il pas Madame Jacqueline, Madame Norbert !), est aussi débrouillard, rusé, opportuniste. Le temps aboli, chacune de ses aventures fonctionne comme une histoire close dans l’histoire de sa remontée vers le nord.

 Dans ce conte, la violence de la réalité de l’immigration, l’Afrique vaillante en proie à la saignée, s’évacue dans le fantastique. Poésie et musique, au coeur de ce passage étroit.
Il est misicin, fils de misicin, musique, jouée en s’adaptant habilement à son auditeur.
La musique nous fait entendre l’Afrique…
…comme par le transistor rafistolé, dans le chant de sa guitare mollo, dans sa langue où les mots glissent d’un son à un autre, d’un sens à l’autre, comme se déclinant Une razzia, des rezzou…
…comme les excuses de Youssouf pour son parler, Pardonne-moi de le dire en vers, mais si s’en mêle pas la danse, le parler est vain. Si s’en mêle pas la musique, aucune parole mérite.

On entend la poésie dans les aventures d’Abdou parce qu’il devient l’Ulysse du conte, le possible Ulysse du poème de Du Bellay, celui qui aurait «fait un beau voyage…» pour s’en retourner chez lui, riche de son expérience et sans échapper au chant des sirènes. Elle vient à son secours avec la chienne, Koukoupé, (écho poétique   d’Apollinaire *), dont la longue course folle, sans tête, permet au jeune homme de fuir. Elle se fait aussi entendre dans son parler. La force de sa parole qu’il retourne à souhait, il la joue comme des notes de musique, dans un dialogue intérieur ou avec les autres, adaptant sa partition verbale à la réalisation de son désir. Il se sert de La Fontaine, comme de maximes de vie, ou de Baudelaire, A une passante, pour dire son amour d’Aïcha

Ecriture des Correspondances
Pour une forme de sourire au coeur de cette tragédie
Abdou, l’éloge du voyage…dans la complicité avec son narrateur.

Mais l’Afrique est saisie par la modernisation du monde et Abdou sait qu’il faut s’adapter pour survivre. Non pas comme l’oncle Abdourhamane pressentant qu’il faut qu’il disparaisse parce que sa musique ne sait plus faire bouger les jambes des fiancés, alors que pour lui elle se nourrit de l’air. Elle est saisonnière, dépend du fleuve…avec une seule note, il rafraîchit la brise. Il rend la nuit plus noire.
Dans le dialogue avec ses ancêtres troublés de ses aventures, le chantage du faux accident, la séduction d’une femme en mal de désir, le retournement des ouvriers, son transfuge volontaire dans le camp du plus fort et sa fuite au moment important, sa récupération de la caravane du chamelier, et plus tard avec les archéologues, c’est à dire opportunisme, lâcheté, vol, recherche de son intérêt personnel, compromission fera dire, à ses ancêtres, on est inquiets parce qu’on voit que t’es mûr pour réussir en Europe…

Vision des Africains sur les Européens ? Est-ce cela moderniser?

Tout au long de ce texte, dans cette marche vers l’Europe, les migrants, les candidats, chacun pour soi, dans une lutte en face à face où racketteurs, voleurs, policiers, rebelles, exploiteurs déguisés en entrepreneur reproduisent sur le fragile, le désespéré, le blessé qui fuient vers un autre mieux leur propre fragilité, désespérance et blessure. La part infernale de l’homme.
Cependant certains en sont revenus, comme Ayouba qui a fini de passer les frontières… pour… Retourner où j’ai pas de rôle, où ma figure a un visage, où mon visage a un nom qui parle.
Sur l’esquif légère, sur le dos d’une grande bête vers l’Italie, et Aïcha retrouvée, se pose la question essentielle, celle qui englobe toutes les autres, celle qui dit l’incompréhension de ce droit que s’arroge certains hommes à interdire aux autres la liberté d’être là où bon leur semble…

Et si le hasard des temps fait que l’actualité du monde paraît rattraper la littérature, celle-ci dans son anticipation, sa liberté, sa force d’expression se saisit encore d’une fable, celle du Singe et du Dauphin. Là, Abdou et Aïcha se refusent à la proposition du Dauphin, parce que la fable a enseigné, appris le monde, et le jeune homme alors peut crier au dauphin reviens quand tu seras capable de sauver l’arche sans trier dedans, vilaine bestiole !

L’écrivain djiboutien, Chehem Watta continue peut-être l’histoire d’Aïcha. et l’on ne le voudrait pas ….
Dans Amours Nomades. Bruxelles, Brumes et Brouillards, ce sont les histoires multiples de ces femmes africaines autour de la Gare du Midi, à Bruxelles. Quinze textes précédés de deux lettres échangées. Une anaphore « Celle qui a Voyagé » en hommage à cette force de se sortir de la misère, d’un espoir d’autres espaces, d’un amour cherché, pour rencontrer la solitude, l’agitation folle des villes pleines de pluie et d’ombres, «l’amour nomade» et dire N’oubliez jamais ceci, gens de la Grand démocratie: l’immigrée a le pays d’accueil dans ses yeux, son pays d’origine dans l’estomac.
Et pour l’écrire Chelem Watta mêlera la poésie aux douleurs, aux espoirs déçus, à l’intolérable injustice du monde et de la vie…

Et avec la poésie, l’émotion. La prise de conscience ?

* 1- F. Valabrège citant Michaux parlant du terme d’écrivain. La revue Le Matricule des Anges, mai 2015

*Soleil cou coupé : dernier vers du poème Zone, d’Apollinaire

Ghyslaine Schneider

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CIXOUS Hélène , Si près

Si un lecteur, un lecteur imaginaire demandait  quelle est donc l’histoire qui est racontée dans Si près d’Hélène Cixous, ne pourrait-on lui répondre : «  Mais voyons, c’est une histoire parmi d’autres et de tant d’autres gens, nés en Algérie. Histoire sur leur re-tour, au cœur de l’expression « le pays natal ». Dans la prégnance de la destinerrance.

Mais s’agit-il bien de cela dans ce texte ?

A-t-on la couleur du temps, les effluves odorantes de la nature ? Si peu… Et l’Algérie… Des noms de lieux, bien-sûr,  topographie réelle de l’imaginaire de la vie d’avant,  géographie en regard des villes Oran et Alger, et pour elle, aux deux extrémités, l’une terrienne, et l’autre maritime, le Clos-Salembier et Saint Eugène, ou la rencontre vivante- Si près- avec le père mort, au pied du  cyprès.  Puis loin de la mer, El-Biar ou l’amitié longue avec J.D., et à son bord de mer, le Jardin d’Essai ou les courses folles de l’enfance avec le frère et l’amour de J.D. pour ce Jardin décès. Dans la rencontre des temps, l’avant, le maintenant, celui de l’écriture, leur annulation-continuation dans la trame de la vie et des mots. Il y a cet avant le voyage et ce pendant qui structure le livre. La relation à la mère et à ceux  qui n’accompagnent plus H. …

Mais est-ce seulement cela  ? Pourrait opposer ce lecteur imaginaire. Alors, il faudra l’inviter à s’asseoir, l’inviter à parler, à faire monter doucement les mots de sa lecture, de ce qui n’est jamais dit dans un tel voyage, où retourner…c’est revenir en avant.  Pour que le Python de l’Oubli n’avale pas le Lion. Dans une sorte d’albertinage. Parce que nommer, écrire les mots  de son voyage (intérieur), c’est résister à l’oubli, à la mort. C’est être du côté de la vie.

Il y a certaines scènes comme des tableaux. Scène de la mère-au-maillot de bain. Celle qui est là dans tout le livre. Celle qui déchaîne l’énergie d’H. à retenir le temps qui passe mais à  le voir sur  ce visage qui n’est pas un visage, c’est un visage qui lui échappe, qui la singe.  Scène avec la caméra prêtée pour filmer la Chose Algérie, filmant avant la mère dans un autre maillot, caméra devenue le pinceau du peintre-fille faisant émerger de la toile du regard la gloire du corps plus fort que le temps. Tout depuis toujours, tout chemine à l’intérieur de nous, continuant sans arrêt à vivre et à façonner l’être.

 Le surgissement d’une phrase J’irai peut-être à Alger. Energie de la colère de la mère. Sansmoi. Le cri de guerre de la mère. Comme une question interrogeant ce qui appartient à l’une et à l’autre. Et la relation entre les deux femmes. Le voyage, une manière de couper avec la mère mais aussi le désir de ne rien perdre de ce qui  reste de sa vie.  Dans ce pourquoiement d’Eve, dans ce désapprouvement,   et dans la résistance d’H. ,  le désir d’aller se renforce et fait surgir une autre phrase. Je veux aller voir la tombe de papa. Une sorte de transgression au sentiment de la mère, rejetée, expulsée d’Alger,  pensant qu’il n’y a plus de traces. Un passage de la Méditerranée vers l’intérieur d’elle-même, mais si difficile puisqu’il faut se séparer de la mère en soi…cette séparation impossible… et pour me rapprocher. Moi de moi. Serait-ce alors perdre le vivant du passé en nous, affronter un nouveau deuil, aller au-devant d’une perte irrémédiable ?  Puis l’abandon de la mère disant A Alger, le meilleur poisson…c’est le restaurant de la Pêcherie. Dans un sentiment réciproque d’acception de la mort. La sienne. Celle de l’autre.

Ces atermoiements, ce serait rôder autour de la Chose Algérie. Tergiverser, c’est aller vers Tout-ce-qui-ne-pourra-plus-jamais-être, mais ne pas aller, c’est garder, préserver le territoire connu, la beauté du jardin avec le père.

La littérature, explique-t-elle, de manière explicite, sera le lieu, l’abri, l’avenir, le radeau quand mon père m’a été arraché*. H. au royaume de la littérature dont les mots tissent ce lien avec ce pays. Elle s’approche d’Oran, vécue dans le bonheur,  et d’Alger, c’est ce qui finit mal, (dit sa mère). Aller, c’est se dé-placer d’un territoire à l’autre et en re-venir. Alors pourquoi ce constat que chaque fois que j’ai cherchée une entrée je me suis trouvée égarée ? Etre à l’extérieur de l’intérieur. Trouver l’entrée du cimetière juif, parlementer pour entrer au Jardin d’Essai.  Puis à l’intérieur, dans le cimetière, dans l’enlacement de la retrouvaille sur la tombe, dans l’enlacement avec le dragonnier du Jardin. Ce mouvement, voyage d’une écriture qui s’entend à l’intérieur d’elle-même, qui déambule dans l’être profond, qui n’a pas peur de se dire, pour être au plus près de soi. Pour être soi. Dans la conscience interrogante des places de la mère et de la fille, Elle est postée à l’entrée de la vie. J’observe la sortie. Être du côté de la vie. La vie au-delà de la vie.

L’écriture qui saisit la vie, rien de plus fidèle aux infidélités de la vie, s’interroge sur elle-même, saisissant à travers rêves et poésie, la sensation, l’émotion au-delà de l’anecdotique,  quand les algériens aidant à la recherche de la tombe renvoient à la tragédie grecque, avec son chœur et son coryphée. Et le livre est parcouru par le désir de la lettre à Zohra Driff devenue Lettre à Z.D., se poursuivant dans la lettre de l’écrivain public. La lettre, fil conducteur de l’écriture du livre. Les lettres des mots. Livre tout traversé par le père. Dans le rattachement au cœur de ce territoire qui est la langue française. Comme Jacques Derrida. La naissance d’un livre vécue comme une rencontre amoureuse, lui le livre, dans un jardin, là où butine le regard, où rien ne ressemble autant à une résurrection que la passion d’un livre…nous sommes fous de passion, c’est comme ça le livre.

Notre lecteur imaginaire sera ému par ce qu’il aura découvert de ce cheminement où la mort se voit dans le visage, se vit dans l’absence des êtres, où le souvenir est convoqué contre sa perte, une autre forme de mort. Pour trouver un infini… le chagrin…immortellement jeune. Il aura compris que, dans l’absence de paysage car il s’agit de passions non de vues, ce livre reste difficile à écrire parce que sur le chemin de l’écriture de la rencontre avec soi, de la rencontre avec les douleurs, les émotions, celles des retrouvailles de celles passées, mais bien présentes, oubliées dans l’irisation de la vie, H. use un titan par page. Il découvrira aussi que le questionnement mouvant entre H. et l’Algérie, l’exalgériance, ce qui persiste en elle, c’est l’Algérie, l’autre, l’inventée, la rêvée. Dans la définition majestueuse de ce qu’est une terre où H. est née. C’est mon humus. Ma stèle hyperfunéraire. Je suis un caillou de granit rouge. La tombe me garde en rêve et me résume.

* Interview avec Laure Adler, Hors-champs, du 25/06/2013

Ghyslaine Schneider

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