FERRANTI, Marie La chasse de nuit -MURGIA Michela , L’accabadora

Dans les îles du Japon, il y a bien longtemps, une tradition existait obligeant les vieillards, âgés de 70 ans, à se retirer sur la montagne pour y mourir, lieu des âmes des morts. C’est le beau film de Shohei Imamura, La ballade de Narayama, qui explique comment se régule, pour survivre, une société villageoise, loin des villes et de ses codes adoucis. La relation à la mort dans les traditions anciennes est un fait social comme un événement individuel. Il transite par la mise en place de mythes, de symboles et de rites, permettant de contenir l’indicible et l’innommable.

Le récit littéraire s’est emparé depuis longtemps de ce thème, depuis que le déni de la mort dans nos sociétés dites occidentales s’est mis en place. A travers ce discours littéraire des romans de Marie Ferranti et de Michela Murgia, la mort est mise en scène dans la confrontation de ce qu’en font les vivants, dans le miroir fascinant d’Eros et de Thanatos.

La chasse de nuit, de Marie Ferranti rappelle la tradition insulaire corse du mazzeru. Celui-ci, lors d’une chasse, voit dans les yeux de l’animal mort, la mort d’un homme de sa communauté. Si le récit est encadré par les chasses sanglantes qui suivent et précèdent les deux guerres du XXe siècle, chasses qui ôtent l’esprit à la communauté entière, elles traduisent la fin d’un monde. C’est le jeune mari de Lisa, Petru, que Mattéo, voit dans l’œil du sanglier abattu par sa mazza. Alors commence entre Lisa et le mazzeru une danse de désir et de mort, dans la transgression de la séparation sociale et charnelle.

La chasse semble faire ressurgir les pulsions primitives et violentes des hommes. Ces – chroniques des morts annoncées- ne traduisent-elles pas le moyen archaïque de canaliser les désirs de mort, inconscients et indicibles, enfouis au plus profond des êtres? La mort de Franscescu qui fait dire à Agnès, que sa femme était si préparée …qu’elle n’en n’aurait pas de chagrin mais un grand soulagement, vient après l’achat d’un terrain de la famille rivale. Mort par la conscience d’avoir été abusé ? De la perte d’un pouvoir terrien? Comme l’attirance inacceptable de Mattéo pour Lisa qui lui fait dire qu’il est jaloux ? Et cette citation lue dans un carnet du père de Mattéo « Bossuet dit que les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts eux-mêmes. »

La mort perçue ainsi ne serait-elle pas alors cette métaphore archaïque de notre désir ou de notre vengeance? Mais l’ouverture amenée par la guerre bouleverse et vide les villages, marquant la perte d’un monde ancien. La seule solution pour survivre est ce que dit Agnés à Mattéo, Oublie ces chimères, tes dons de mazzeru, toutes ces vieilles légendes ! Le passage de la terre à la mer sera dans les toutes dernières paroles de Mattéo, j’ai découvert une île toute différente de celle que j’ai connue. Je vois ses limites. J’ai envie de les franchir. Comme une mort aux racines consubstantiels de ces insulaires. Le passage de la terre maternel à la mer…

Mais en Sardaigne, dans cette île voisine de la Corse, une autre pratique et conception du monde dit la relation des Sardes avec la mort. L’accabadora est un roman qui pose la question complexe de la mère. Cette femme, Bonaria Urrai comprend en voyant Maria Listru écraser des cerises dans la poche de sa robe blanche, devenue rouge comme par le flux des menstrues, que le temps de la stérilité est terminé. L’enfant devient sa fill’e anima.

Celle-ci percevra dans le non dit de cette mère adoptive des secrets qu’elle mettra longtemps à comprendre. Certaines nuits, Bonaria est appelée au chevet des mourants dont la mort est annoncée le matin. Lorsque, agée de 15 ans, elle assiste à la demande de mourir d’une jeune accouchée, épuisée de souffrir, face à l’acceptation de la communauté des femmes, elle dira à Maria que jamais, depuis, elle n’avait douté lorsqu’elle eut à distinguer la pitié du crime. Dans cette pratique, régulée par la société elle-même, dans le voilement conscient des prêtes, elle sait distinguer ceux qui en profite pour –tuer- l’ancien. Et alors, le comprenant et refusant d’accéder à cette demande, elle s’écriera : Antonia Vargiu, que vous soyez tous maudits pour m’avoir appelé sans motif !

Mais quand Maria se révolte devant la véritable nature de sa mére adoptive, secouée par la colère d’avoir compris qu’elle avait donné la mort à Nicola, Bonaria lui explique les raisons de ce geste, refusé de tout son être par la jeune fille. Elle lui dit que les humains ont tous besoin d’une mère que ce soit à la naissance ou au moment de leur mort, et dit-elle, j’ai été la dernière mère que certains ont vue.

Face à la demande de Nicola de mourir parce que la force d’un homme se mesure à sa force physique, celle qu’il vient de perdre, son geste s’accomplira dans le souvenir de ce fiancé mort à la guerre qui lui avait dit : je préfèrais mourir dix fois vivant, plutôt que de vivre dix ans comme un homme mort. S’il m’arrive une chose pareille, je me brûlerai la cervelle, comme Baranca….

Le temps rattrape l’accabadora et le langage du récit construit la description de l’agonie de la vieille femme, celle qui aidait ceux qui veulent cesser de souffrir, dans la lente décomposition du corps, où la perte de la parole empêche de dire l’innommable, mais dont les yeux supplient de mourir. Maria, passant de la révulsion à l’acception fragile de l’idée de donner la mort à Bonaria, en sera préservée comme un ultime respect du désir premier de la jeune fille, Vous avez été pour moi la première, et si vous exigiez de moi la mort, je serai incapable de vous tuer pour la seule raison que c’est votre volonté. Comme l’ultime attention d’un mourant pour les vivants. L’ultime attention d’une mère.

Les traditions régulatrices des sociétés humaines se perdent comme ces romans le disent. Plus de mazzeru, ni d’accabadora. Des lois -encadrent- cet indicible,cet innommable,  la mort de l’homme. Ce que les hommes ont su bien faire avant.

Camus pose la question : Qu’est-ce que le roman, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n’est que la correction de ce monde ci, suivant le désir profond de l’homme.*

*Camus : L’homme révolté

Ghyslaine Schneider

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HAFFNER Sébastien, Histoire d’un Allemand, Souvenirs (1914-1933)- BASSANI Giorgio, Le jardin des Finzi-Contini – – Driss KSIKES, Ma boîte noire

L’écriture pose l’éternel problème de la confrontation de l’imaginaire et du réel, réel de la contemporanéité du monde de l’écrivain. Ces trois romans, avec des temps historiques et des lieux si différents, tout en posant, pour le premier explicitement, la fabrique du roman, permettent de saisir ce que le littéraire donne à voir.

Driss Ksikès, écrivain marocain, dans son roman Ma boîte noire, livre le cheminement de l’adolescence du narrateur, terreau de son amour de la vie. Temps de la vie devenu un entrepôt littéraire, avec la disparition subite de Zina. Transmutation alors de l’amour sensuel en amour des mots. Rien de tel pour vouloir devenir écrivain en pensant qu’il fallait se retrouver dans des lieux inattendus, capter des sensations inespérées, les laisser infuser et parvenir à une alchimie inédite.

De là, un questionnement sur comment peut‐on écrire un livre ou comment se construit le personnage… Et, le projet surgit. Tante Marie, qui avait surpris les deux adolescents, son mardi noir à lui, sera Aziza, femme Janus, à la tête d’un Club du Plaisir Répété, et d’autres femmes réelles, d’autres personnages féminins dans le territoire des mots. Une énigme résolue, moteur de son scénario, détruit son ébauche romanesque. Tante Marie, rejoint alors, dans son souvenir, sa cuisine, loin des plaisirs que voulait lui attribuer Moktar et le mur infranchissable de la réalité réduisait à néant (s)on envolée imaginaire. Le réel semble pour l’instant avoir gagné sur la puissance de ce même imaginaire. Ne pourrait‐il pas fuir le pays sur le conseil d’un ami émigré ? Moktar choisit une solution rédemptrice, celle de s’exiler effectivement dans l’écriture. Et sur ce trajet là, le dévoilement de la vérité sur Tante Marie, sainte‐nitouche à l’appartement 13 et s’abandonnant aux hommes à l’appartement 14 le laisse mi­‐lucide, mi‐étourdi.

Le lien avec le premier récit imaginé ? L’imaginaire serait‐ce ce que l’inconscient a retenu à notre insu, en se désolidarisant de notre mémoire ?

Le mardi 11 septembre 2001, la réalité de ces jeunes pilotes qui veulent accéder au Paradis par effraction, le confronte à nouveau à un souvenir, tiré de sa boite noire. Le temps avec Zahra, temps du passage d’un plaisir inextinguible à un plaisir renouvelable se heurte au conseil de l’imam à penser constamment à Dieu pour s’éloigner du paradis terrestre des corps. Il réfléchit alors à ces soldats de Ben Laden, sur le contenu de leur boîte noire à eux, leur adolescence, en somme, et saisit que sa boite noire, en lui laissant l’accès à son paradis, les femmes, le sauve de la folie. Emergence violente d’une réalité (qui) n’aura plus rien à envier aux romans les plus fantastiques. L’imaginaire se love au creux du réel.

 Ce roman, par sa drôlerie, par les critiques de l’auteur jugeant son personnage, par son questionnement sur l’écriture, permet au narrateur, de se sauver des désordres du temps. Les réponses sur la nécessité d’une boite noire aux dernières pages parce qu’elle permet à l’écrivain d’accéder à la différence acceptée…dans l’esquive, la violence du corps à corps, l’enlacement d’une femme…qu’il ne traque plus mais… admire…. Quant à Moktar…être de papier… est lui-­même une boite noire, le lieu idéal où les mots rêvés cohabitent à l’ombre de tout. Pour ne pas mourir.

L’écriture, devenue le lieu d’un questionnement sur le monde et sur soi-même, sur cette » boîte noire » de Driss Ksikès, motivant les actions de chacun, du narrateur au personnage, permet de cerner les événement du quotidien qui nous paraissent se délier  dans le temps court des jours. Les deux romans de Sébastien Haffner et de Giorgio Bassani mettent en scène ces événements de tous les jours qui, tel l’eau qui déborde, construisent l’Histoire qui emporte les hommes et les choses.

Ce beau texte de Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, Souvenirs (1914 ­‐1933),  produit standard de la bourgeoisie allemande cultivée, luthérien, exilé en Angleterre, n’a trouvé que la fuite, seule action qui (me) soit encore possible pour sauver son âme devant la prise du pouvoir par les nazis, pour vivre la liberté et l’intelligence de coeur, le courage, la grâce, l’humour, la musique. Récit saisissant dans une langue limpide qui tente de comprendre les raisons de cette folie, à la fois dans l’histoire de l’après­‐guerre, à partir de 1918 et dans l’analyse pertinente et lucide de la société allemande et du caractère de ce peuple. A travers les évocations de sa vie personnelle, le personnage éprouve l’installation progressive du nazisme, dans l’abrutissement et dans la peur, qui conduit les allemands à déposer toute critique, dans l’effacement du je, pour se fondre dans une acceptation de masse pour hurler avec les loups, pour sauver sa peau. Dans la perte du sens du réel, pour accepter les emprisonnements arbitraires, les tortures, les disparitions, la perte des libertés fondamentales, dans la traque de l’homme comme un gibier. Dans le culte de l’excellence et la terreur de la torpeur. Dans l’impuissance. Ce livre, écrit en 1939 par ce journaliste allemand en exil, trouve encore une force particulière dans l’écho lointain mais précis à notre monde contemporain, expliquant de l’intime d’un homme ce basculement vers le tragique  désordre du monde. Un possible éclairage lucide sur la montée des nationalistes européens.

Dans un écho lointain du tombeau poétique de la renaissance, Bassani dans son roman ferrarais Le jardin des Finzi­‐Contini, fait revivre cette même période historique. Si le narrateur, invité par la jeune Micol à franchir le mur du jardin des Finzi-­‐Contini, échoue, ce n’est que dix ans plus tard, qu’il le parcourt, en compagnie de la jeune fille, initiatrice symbolique de la connaissance de soi et des autres, lui confiant son amour pour les arbres si variées et si beaux, plus tard abattus, devenus bois de chauffage après l’arrestation en 43 de la famille. Communauté juive décimée. Mais la montée des humiliations et des vexations dues aux lois raciales ne fait que sourire ou rire les jeunes gens. Ils se sont réfugiés sur le court de tennis, dans leur amitié et dans la beauté de cet automne finissant. Dans les études à terminer. L’enceinte de ce « vert paradis des amours enfantines », symbole de la protection d’un monde juif, cultivé et raffiné, percevant la venue imminente de sa destruction, mais restant à l’intérieur, sans fuir, devant un vent d’ouragan… (qui) a dispersé de force encore ceux qui voulaient s’attarder, il a fait taire soudain, avec son hurlement sauvage, ceux qui s’attardait encore à parler…Chassés par le vent, tous…

Si l’on perçoit les influences de Dante et de l’Ancien Testament, et dès l’incipit, l’évocation des tombes étrusques puis, après, celle du cimetière juif de Venise, comme des échos récurrents, Bassani érige ce roman tel un lieu de mémoire, pour garder en soi la beauté et l’innocence de ce qui fut, un temps, un jardin d’Eden, pour ne pas sombrer dans l’absence d’espoir.

Ces trois romans parlent de la question de la force de la littérature, à poser des réponses aux violences du monde et de la société. L’écrivain, lieu de rencontre du réel et de l’imaginaire.  Et comme l’écrit l’écrivain marocain, sans être un photographe. Sans être un capteur de clichés.

Et en écho, et sans contradiction : Vous savez, le philosophe Clément Rosset dit « Ne regardez pas en vous–même, vous ne trouverez rien ». Quand j’écris, je n’ai pas l’impression de regarder en moi, je regarde dans une mémoire, je vois des gens, je vois des rues. J’entends des paroles et tout cela est hors de moi. Je ne suis qu’une caméra. J’ai simplement enregistré. L’écriture consiste à aller à la recherche de ce qui a été enregistré pour en faire quelque chose. Faire un texte. Mais quelque fois, je me demande comment, quand il est fini, le texte a pu se faire.*

* Annie Ernaux, Le vrai lieu

Ghyslaine Schneider

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IBRAHIM Sonallah, Warda

Warda, la Rose.
Warda, la guerrière, l’amante libérée, la femme défendant les droits des autres femmes …la mère, si brièvement .
Warda, roman d’une femme plongée dans l’Histoire et dans la lutte pour l’affirmation de ses idées .

L’écriture de ce roman de Sonallah Ibrahim met en mouvement des temps différents . Celui du narrateur Rosdhi, vécu comme une enquête, en décembre 1992 chez son cousin Fathi , dans la recherche de Chahla, alors que je ne l’avais jamais connue de près et que notre relation n’avait jamais pris la tournure intime qu’elle avait dans le rêve, et de Yaroob son frère , rencontrés au Caire, en 1957, il y a plus de trente ans .

Les jeunes gens sont séduits alors par les mouvements communistes, dans l’Egypte de Nasser. Engagé, recherché, emprisonné, Rosdhi perd la trace de la jeune fille. Mystérieusement, à son arrivée à Mascate, en 1992, et dans ce pays d’Oman où tout se sait, un homme l’approche et lui confie des cahiers , ceux de Chalha qui a pris comme nom de guerre Warda.

Par ces cahiers, c’est un autre temps qui surgit , celui de 1960 à 1975 , période extrêmement politique, où certains pays se sont libérés du joug des empires colonisateurs.
Ecriture des temps des alliances politiques avec les grands blocs, les Soviétiques, la Chine de Mao, mais aussi temps de la fascination des guérilleros, Castro et surtout Che Guevara.
Ecriture du temps des pays se libérant des colonisateurs.

La voix de Warda surgit dans le temps de l’écriture de ces cahiers. Elle cohabite, si intime et si personnelle , les moustiques bourdonnent autour de mes oreilles, mes vêtements me collent à la peau et je sens l’odeur de ma transpiration. Je rêve d’un bain, d’un shampoing et de Chanel n°5, avec les événements de ce monde moyen oriental et les réflexions politiques, la violence tribale est spontanée, elle produit des rebelles, non des révolutionnaires : des gens qui prennent les armes contre le pouvoir mais à qui il manque la pensée qui guide le fusil.

Ces deux voix, au cœur du combat politique réformateur des sociétés arabes, se rejoignent lorsque sa pensée, vibrante et passionnée, exprime sa volonté de libérer les femmes de l’emprise de la tradition tribale et de la domination des hommes. Elle les aidera en créant des écoles, en les réunissant pour parler, leur expliquant les moyens d’avoir moins d’enfants, en les soutenant quand certaines d’entre elles rejoignent les rangs du Front de Libération du Dhofar .

La voix intime disparaît progressivement avec la conscience de l’impuissance de gagner le combat devant la remontée des anciennes puissances et le jeu de nouvelles alliances, faites de compromissions et de trahisons. Elle surgit à nouveau, désespérée et humaine, à la fin du dernier cahier, tragédie d’une femme et d’une sœur, qui se dénoue dans l’investigation de Rosdhi, en janvier 1993.

A la fin de la journée, j’avais faim et j’étais nauséeuse… Rêvée cette nuit que j’ouvrais mon frigo à Beyrouth et qu’un chat sauvage en bondissait… .les chamelles sont épuisées et affamées. Le sable chauffé par le soleil me brûle les pieds… Encore senti un mouvement dans mon ventre …La nuit tombée , je me sens totalement perdue. Le désert s’étend à l’infini.

La conjugaison de ces différentes écritures, journal intime et enquête policière, permet à ce roman attachant, au côté de ce personnage féminin, si courageux, et à travers ce regard rétrospectif, de comprendre, d’une certaine manière, sous un éclairage d’un temps terminé, le monde arabe actuel.

Ghyslaine Schneider

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KAFKA Frantz, Lettres à Milena

En écho à la parution de Carnets intimes, de Taos Amrouche, dans la découverte de son «écriture intimiste et de la passion amoureuse (en particulier avec Giono) » la lecture de Lettres à Milena apporte un autre regard sur ces formes si particulières d’écrits littéraires.

La lecture de Lettres à Milena laisse entendre la seule voix de Kafka. Mais dans la résonance des mots écrits, c’est aussi celle de Milena Jesenka qui se laisse percevoir en contrepoint.
Milena Pollack, devrait-on dire. Vivant à Vienne, au moment de sa rencontre avec Kafka parce qu’elle est devenue la traductrice tchèque de ses œuvres, elle ne peut quitter son mari, au-delà de l’amour qu’elle porte à l’écrivain pragois. « Je sais qu’il m’aime. Il est trop bon et trop pudique pour pouvoir cesser de m’aimer. Il considérerait cela comme une faute ». *

Elle a saisi avec intelligence l’être profond de Kafka et celui-ci écrit dans la lettre du 9 août 1920, Les plus belles de tes lettres…., ce sont celles dans lesquelles tu donnes raison à ma « peur » , tout en essayant d’expliquer pourquoi je ne dois pas l’avoir, mais elle s’attribue sa part de responsabilité de n’avoir pu rejoindre Kafka à Prague, pour vivre avec lui, parce que cela « signifierait pour toujours l’ascétisme le plus austère ».* Ce lien, expliqué de la sorte, pourrait laisser dans la banalité cette relation amoureuse. Mais ces deux êtres sont remarquables par la complexité intérieure et par la force de vie de Milena.

De ce fait, la lecture de Lettres à Milena est difficile.
Difficile parce qu’elle nous projette dans les méandres profonds de la psychologie kafkaïenne, difficile parce que nous y entendons sa souffrance, ses luttes, ses espoirs, ses refus comme une descente en enfer. Difficile parce qu’à partir des remarques de Kafka, nous percevons le déchirement de Milena. Difficile, parce que nous allons à la rencontre d’une vie, celle de Kafka, les lettres de Milena ayant disparu.

Cependant Kafka perçoit que cet univers des Lettres, lieu des mots qui disent l’intime, devient progressivement un monde où le réel se réfugie dans un imaginaire, dans un possible déploiement de malentendus. Milena le supplie de venir la voir, mais il s’y refuse, et ils se verront si peu ! La succession des lettres marque l’acmé de l’expression de leur amour dans les premiers jours de juillet, lors de la rencontre de Vienne. Le 31 juillet 1920, Kafka écrit, De quelque façon que je tourne et retourne ta chère lettre, si fidèle, si joyeuse, ta lettre d’aujourd’hui si dispensatrice de bonheur, c’est une lettre de sauveur. 

Puis progressivement, la peur, la culpabilité, la croyance à une erreur du partenaire qu’à un miracle, reprend le dessus. Et pour Milena, l’impossibilité de partir de Vienne et de laisser Ernst Pollak.
Chacun le sent dans les mots de l’autre, et le 15 septembre 1920  …depuis longtemps nous sommes du même avis : il ne faut plus que nous nous écrivions.

Parler avec l’autre, dans l’expression d’un amour, à travers cet exercice, sensible et littéraire, de l’écriture de lettres, construit une difficulté d’appréhension de la clarté du réel, se confrontant avec un imaginaire où se joue toutes sortes de tensions. Au début d’avril 1922, Kafka écrit : Tout le malheur de ma vie… vient, si l’on veut des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Je n’ai jamais été trompé par les gens, par les lettres toujours… La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde…- un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre… Ecrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes; ils attendent ce moment avidement. 

Et dans un élargissement qui dépasse la douleur de ce lien où ressurgit tous ses troubles, Kafka demande à Milena de le défaire par cette injonction  Ne pas écrire et éviter que nous nous rencontrions ; exécute seulement cette prière sans rien dire, elle seule peut me permettre de continuer à vivre, tout le reste ne peut que continuer à me détruire, il y a ces mots inquiétants, mais révélant son extrême lucidité: l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous nous périrons.  

Denis de Rougemont expliquait qu’en Occident, il n’y a pas d’amour heureux.
La littérature qui est réalité symbolique ou paradoxalement source d’imaginaire, le dit la plupart du temps. Mais dans le cas des Lettres, l’humain surgit avec émotion à travers ce « royaume des mots » comme l’écrivait Boris Pasternack dans sa correspondance amoureuse avec Marina Tsvetaeva, lui demandant d’en franchir les frontières, pour enfin venir le rejoindre.

* Lettre de Milena à l’ami de Kafka, Max Brod
Les autres citations sont extraites de Lettres à Milena 

Ghyslaine Schneider

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KOURKOV Andreï , Journal du Maïdan

Le Maïdan, dans les villes d’Orient, place du Marché.
A Kiev, après la chute de l’Union soviétique, 1991, place de l’Indépendance.
Près de cette place, l’écrivain Andreï Koukov habite avec sa famille.

Histoire vraie des jours en Ukraine, racontant la vie  du jeudi 21 novembre 2013 au jeudi 24 avril 2014.

L’on pourrait penser que les événements politiques qui ont éclaté dramatiquement dans ce pays auraient la force d’arrêter la vie de tous les jours. Changer la manière de la percevoir.
Projeter l’individu dans un temps unique de l’événement qui survient ou qui menace.

Andreï Koukov a arrêté d’écrire le roman qu’il avait en cours pour se consacrer à ce Journal. Cette écriture là, si elle rapporte avec précision les événements du Maïdan et ceux se déroulant dans toute l’Ukraine, avec l’annexion de la Crimée, laisse percer l’ironie critique et mordante du romancier sur la conception des frontières de son grand voisin, sur l’état du pouvoir du pays et de ses administrations, destinées à une gestion juste de la société civile. Mais la force que transporte ce livre, ce sont les remarques sur la vie de ce quotidien soumis aux menaces de guerre et à la partition du territoire. Digne attitude  d’un homme au milieu d’une tourmente de l’Histoire.

Temps météorologique, froid de l’automne puis de l’hiver, avec la survenue des beaux jours, dans un printemps qui reste souvent glacial, permettant néanmoins de s’occuper d’un jardin potager avec ses enfants.
Activités culturelles qui recommencent après la révolution sur le Maïdan, les voyages à l’étranger: temps de la littérature, de discussions, de l’amitié, ces temps porteurs de réflexions, d’entraides, d’inquiétudes et parfois de désespérances sur l’avenir.
Temps de la vie de la famille, les anniversaires, l’adolescence de sa fille et les occupations avec ses fils.
Et au centre de tout cela, les événements politiques, les attaques violentes contre les journalistes, la société qui bascule dans une utilisation perverse des événements politiques. Les tués. Les assassinats. La brutalité. Les émeutes. La colère.

Dans ce livre, il y a la vie au sens plein du terme, dans la violence  intrusive de l’Histoire, et en même temps, la vie dans sa douceur et sa beauté.
Saisissement de l’émotion dans la dure confrontation de la réalité et de l’intime.

Ghyslaine Schneider

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ROTH Joseph , La fuite sans fin

Dans un écho à la citation de ce roman autrichien par l’écrivain espagnol contemporain, Henrique Vila-Matas, dans son roman, Le docteur Pasavento.
La fin du roman  de Joseph Roth, La fuite sans fin, écrit en 1927, provoque la décision du Docteur Pasavento, personnage  éponyme du roman, à « réapparaître dans le monde, fut-ce timidement ».

L’écrivain autrichien raconte dans son roman l’histoire d’un officier, Franz Tunda fait prisonnier en 1916, s’échappant d’un camp sibérien où il fut envoyé. A partir de là, le personnage, lié à son ancien monde par la photo de sa fiancée et par ses papiers d’identité, débute un long cheminement.

L’espace de ce monde russe, en pleine révolution, l’oblige à la perte de son identité autrichienne, et en miroir,  porté par le désir de revoir cette fiancée, son retour à Vienne, retrouvant ici son nom, le fait arriver dans la perte d’un monde écroulé, l’Empire austro-hongrois où il  n’est plus rien. Pertes successives.

Ce parcours de la Russie vers Paris pose la question du destin et du libre-arbitre. Si une décision se transforme en loi et dirige la vie, que devient le libre-arbitre ? Si la vision de Roth se fait pessimiste devant la nouvelle société viennoise, elle s’amplifie en envisageant la culture européenne qui a mille trous, comblée  des emprunts aux autres cultures du monde, culture qui perd sa caractéristique propre pour devenir une fête masquée, non une réalité.

Et le visage de Roth surgit dans la narration en  écrivant de Tunda. Il a l’expression d’un homme continuellement et hautainement étonné par l’étrange état de choses de ce monde….Il me paraissait posséder déjà ce degré d’intelligence qui rend un homme indifférent. 

Ce personnage, devenu aventurier par les circonstances d’un monde qui change, qui l’emporte  et dans lequel il ne se reconnaît plus, devenu  alors « superflu » conduit, dans le  roman de Vila-Matas, à revenir au monde en sortant de l’isolement, mais aussi à jouer le jeu d’un changement d’identité, le Docteur Ingravallo. Tout comme Frantz Tunda devient le frère du polonais Baranowicz, dans le roman de Josep Roth, pour vivre ou survivre… Pour fuir ailleurs.

Ghyslaine Schneider

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MANN Thomas , La mort à Venise

Elle me parût si charmante, que moi…moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvais enflammé tout d’un coup jusqu’au transport…je m’avançais vers la maîtresse de mon cœur.

L’Abbé Prévost : Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut

Wer die Schönheit angeschaut mit Augen
Ist dem Tode schon anheimgegeben.
« Celui dont les yeux ont vu la Beauté
A la Mort dès lors est prédestiné… »

August Von Platen

Lorsque l’on évoque La mort à Venise, de Thomas Mann (1912), écrivain allemand, ce sont souvent les scènes du film de Visconti (1971) qui surgissent de notre mémoire, film dans lequel le cinéaste a donné une certaine vision de l’œuvre, l’œuvre cinématographique comme une œuvre à part entière. L’on connaît la trame de la rencontre entre l’écrivain reconnu qu’est Gustav Aschenbach avec le jeune adolescent polonais Tadzio, dans une Venise progressivement enfermée  par le choléra.

La nouvelle, avec dans le film, le retour de la musique de Malher, fait entendre la constante symbolique de la mort.

Si pour Aschenbach, la lecture de Platon lui conseillerait la fuite, sa connaissance des phénomènes des passions humaines et des détours de son âme, ne résiste pas devant la montée prégnante de se plonger dans le regard de ses étranges yeux couleur d’aube. Il  y rencontrera le sourire de Narcisse… fasciné et fascinateur.
La tragédie se noue dans le lien qu’entretiennent la beauté et la mort. Epuisé par sa poursuite dans les ruelles de Venise, vaincu par la maladie et par l’incarnation de l’idée même de Beauté, l’intelligence, la perspicacité d’Aschenbach, la raison,  investies dans son travail d’artiste, mues par ce «  motus animi continuus », qui le faisait rechercher la beauté dans l’écriture, cèdent, se désagrègent, tombent, impuissantes devant le jaillissement de cette passion vécue dans la présence du jeune adolescent, passion arrivée trop tard, passion devenue mortelle.

Ghyslaine Schneider

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