CAMUS, L’étranger – Entre désir et mythe

Analyse de L’étranger, de Camus, dans le cadre d’une étude sur Camus et Kateb Yacine.

Sans rentrer dans une lecture lexicométrique à proprement parler de L’étranger de Camus, et en faisant une lecture précise, on voit remonter à la surface du roman, ses structures profondes, ses basculements comme ses changements ou ses charges symboliques.

Il est évident qu’une littérature critique plus qu’abondante autour de cette œuvre appelle à une certaine modestie, mais cette réflexion peut permettre de montrer combien les mots, même dans leur extrême simplicité ou pureté donnent toujours un sens à ce qu’ils proposent.
Georges Steiner explique qu’en grec ancien, zenos veut dire aussi bien « hôte » que « étranger » et il en déduit une condition tragique pour l’homme, par le changement qu’il induit dans nos sociétés modernes. Le mot zénophobie est d’un emploi courant tandis que celui de zénophilie a pratiquement disparu. L’étranger de Camus ne serait-il pas aussi, et au-delà de sa situation absurde, celui qui est un hôte étranger sur cette terre d’Algérie ?
Les thèmes du désir, de la lumière, des bruits, du paysage de la campagne et de la ville, et enfin celui des autres personnages, qui se divisent en européens vivant en Algérie et les Arabes se retrouvent dans cette analyse. Peu de noms propres, sauf pour ceux qui entourent de près Meursault, mais très souvent des indéfinis qui caractérisent de nombreux personnages. Le deuxième critère d’analyse fut de regarder la répartition de ces thèmes entre la première et la deuxième partie : une présence considérable dans l’une pour certains, faible dans la seconde, et inversement.

Le thème du désir 

Ce sentiment est quelque chose qui est peu apparent dans toute la première partie et qui surgit dans la violence de la lumière de la plage, près de la source , J’avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l’effort et les pleurs de femmes, envie de retrouver l’ombre et son repos. Cette situation tragique fait sortir le personnage de lui-même pour le faire accéder à un certain point d’énonciation de son être.

Dés l’incipit, au sujet de la date de la mort de sa mère, il dit, dans ce style indirect qui caractérise tout le roman et lui donne une si grande force, je ne sais pas. Dans sa réponse aux autres, il est dans l’incertitude et l’indifférence. Formules négatives autour des verbes savoir, dire, penser, ainsi que l’expression, ça m’est égal. Et avec Raymond, j’ai dit que çà m’était égal…j’ai dit que je n’en pensais rien…cela m’était égal d’être son copain et il en avait vraiment l’air d’en avoir envie…moi cela m’était égal, mais je ne savais pas ce que je devais dire. Il a la même réaction lorsque Marie lui demande de l’épouser, reste sans réaction devant la Mauresque battue. Il ne peut pleurer, contient ses larmes au sens propre en entendant les pleurs de Salamano sur son chien, dans l’appel du souvenir de sa mère, J’ai pensé à maman. Mais il fallait que je me lève tôt. Dans l’espace de la phrase existe l’immédiateté de l’utile au quotidien, sans aucun capacité apparente de questionnement sur soi.
C’est dans le regard de ce même personnage et dans d’autres, une bizarre petite femme, qu’il lit, à la fois sa propre colère, j’étais bizarre et celle de l’autre, elle était bizarre. L’étymologie de ce mot vient de l’italien, –bizza-, colère. Même mot au sujet de son avocat qui lui capte sa parole et lui donne l’impression  de le défendre sans tenir compte de sa présence. Cette colère qui sourdait en lui, n’apparaîtra qu’après la violente discussion avec l’aumônier, lui permettant d’accéder enfin à la tendre indifférence du monde. Ainsi, il prend conscience de celle-ci comme un écho à la sienne propre, de l’éprouver si pareil à moi. Si l’on peut comprendre sa réaction de colère envers l’aumônier, il est difficile, dans ces conditions, de se masquer le tragique de la condition humaine, d’une part, et d’autre part, il est important de tirer du présent le plus de joie possible, face à la certitude de la mort, pendant toute cette vie absurde que j’avais mené. 

Camus dit que l’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. 

Mais  le désir de la source et l’insupportable lumière le conduisent au meurtre et dans ce geste, à vouloir prendre un peu de ce monde. On remarquera la montée progressive dans l’intensité de ce nouveau sentiment pour Meursault dès la fin de la première partie pour envahir la seconde. A l’avocat, j’aurais préféré que maman ne mourût pas…j’ai le désir de lui affirmer que j’étais comme tout le monde, mais ce désir ne s’exprime pas, il ne peut passer dans la parole qui permet de se poser au monde. Au parloir, dans la prison, il désire Marie, j’avais envie de serrer son épaule par-dessus sa robe. J’avais envie de ce tissu fin et je ne savais pas très bien ce qu’il fallait en espérer en dehors de lui, et, au début de ma détention…ce qui a été le plus dur, c’est que j’avais des pensées d’homme libre. Par exemple, l’envie me prenait d’être sur une plageEnsuite, je n’avais que des pensées de prisonnier… comme dans un autre monde.
L’on peut voir alors, comme quelques fois, dans les moments délicats de changements intérieurs, un appel à sa mère surgit, comme dans un acquiescement lointain et reconnaissant, C’était d’ailleurs une idée de maman et elle le répétait souvent, qu’on finissait par s’habituer à tout.

Il en est de même durant le procès où ce désir gravit en intensité.
La réaction du procureur lui provoque des larmes intérieures, pour la première fois depuis bien des années, j’ai eu une envie stupide de pleurer parce que j’ai senti combien j’étais détesté de tous ces gens-là. Ce sont des larmes de prise de conscience de son indifférence aux choses du monde, aux règles de la société, qui fait que cette dernière ne le reconnaît pas dans sa propre différence. C’est la compréhension de cette absence de reconnaissance d’un être paraissant si indifférent aux normes de ce monde, qui, comme un cercle qui se referme sur lui-même, l’enferme dans l’indifférence.
La société lui fait comprendre qu’il représente un danger pour sa stabilité. Il le perçoit dans le regard du concierge racontant son comportement durant la veillée funèbre, pour la première fois j’ai compris que j’étais coupable. Elle exige une parole, non pas en accord avec les désirs individuels, mais en accord avec les normes de fonctionnement de cette société coloniale des années 30-40. Le tribunal nie le désir de Marie qui pleure parce qu’on la forçait à dire le contraire de ce qu’elle pensait, qu’elle me connaissait bien et que je n’avais rien fait de mal.
La reconnaissance du désir entraîne celle de la liberté de l’homme, liberté que personne ne paraissait comprendre, dit Salamano, alors que le tribunal réclamera l’honorabilité sociale de Raymond, pour accréditer sa parole, alors qu’il n’est qu’un vulgaire souteneur et le narrateur-personnage  ajoute: C’est à peine si on a écouté, à propos du témoignage de Masson et de Salamano.
Ces larmes de prise de conscience lui donne le désir d’aller de lui-même vers l’autre, sans agir cependant. En entendant les paroles de Céleste le défendant… Moi, je n’ai rien dit, je n’ai fait aucun geste, mais c’est la première fois de ma vie que j’ai eu envie d’embrasser un homme, il sent l’émergence désirante de cette volonté de parler au tribunal au moment de la plaidoirie du procureur, j’avais envie d’interrompre tout le monde … je n’avais rien à dire, impuissance enfin dépassée pour enfin accéder à une parole d’explication maladroite, exprimant une vérité inconcevable et absurde, comme j’avais envie de parler,  j’ai dit que…je n’ai pas eu l’intention de tuer l’Arabe…que c’était à cause du soleil.
L’incompréhension est totale.

 

Le désir, son incapacité de le percevoir, puis d’être exprimé, pour être enfin bredouillé, est un des axes importants qui structure l’évolution du personnage de Meursault. D’avoir enfin désiré de  donner une réponse, à son désir, mais désir sous la force puissante des éléments, Meursault basculera dans la situation absurde du meurtre.
Il s’inscrit dans un autre axe, fondamental, qui est celui de la lumière. Lumière célébrée avec force dans Noces,  noces de la terre, de la mer et du ciel, dans un éblouissement de bonheur, lumière qui conduira Camus à orienter sa perspective, dans L’été : O lumière ! c’est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. 

Ecrit quelques années avant le roman qui nous occupe, ces mots sont comme une préfiguration de la prise de conscience profonde de Camus du drame qui commence à se nouer sur cette terre d’Algérie. C’est en 1938, que débute la rédaction des Ecrits sur la Kabylie, demandant, au-delà des descriptions des misères et des souffrances des algériens, bien au-dessus de celles des petits européens, un réel changement d’attitude de l’état français, pour dire que ce n’est pas en distribuant du grain qu’on sauvera la Kabylie, mais en résorbant le chômage et en contrôlant les salaires. Cela on peut et doit le faire dès demain et plus loin, …Et si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et des plus humaines en ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin. Chroniques Algériennes

 

Le thème de la lumière

Le personnage de Meursault se trouve donc au confluent de la lumière comme une présence tragique du destin et de l’histoire de l’Algérie qui prend conscience de ses souffrances et de ses désirs. Deux grandes scènes se centrent autour de ce thème : la mort de la mère et la journée à la plage, celle du meurtre.

Dans cet après-midi du début de l’été, la lumière du soleil a un effet certain sur le personnage qui se rend à l’enterrement de sa mère. Les notations se font sur un mode discret, celle de la clarté lumineuse que l’on retrouve dans tous les pays méditerranéens : une salle très claire…dans une belle lumière de fin d’après-midi.
Mais avec l’arrivée de la nuit, la violence du contraste s’instaure dès l’entrée en scène de la lumière électrique. Celle-ci possède déjà les caractéristiques adjectivales de la lumière solaire. Elle devient une métaphore de l’eau, par l’éclaboussement soudain, puis elle est définie comme aveuglante et sans éclat. Par son contraste avec l’ombre de la nuit qui tombe, elle préfigure à la fois celle de la fin de la première partie, et celle nettement moins violente, voir par instant, paradoxalement paisible de la seconde partie. De plus, elle l’empêche de distinguer les traits des vieillards qui viennent partager avec lui la veillée funèbre c’est que je ne voyais pas leur yeux, mais seulement une lueur sans éclat au milieu d’un nid de rides. Cette assemblée en face de lui se détermine comme un signe du destin : la mort de la mère n’allait-elle pas entrainer celle du fils puisqu’il a l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me juger, dans une  attente implicite d’autre chose que cette espèce d’indifférence. La compréhension tardive de cette scène renvoie au temps de la parole du narrateur Meursault, qui est le moment de la condamnation, lui permettant de penser encore à sa mère et nuançant alors ce jugement passé, mais je crois que maintenant, c’était une idée fausse puisqu’il connaît maintenant la réalité d’un vrai tribunal .
Comme en miroir de la seconde partie, la verrière de la salle de la veillée funèbre ou la lucarne de la dernière cellule jouent un rôle d’ouverture étroite, soit sur l’enterrement dans un soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage  le rendant inhumain et déprimant, annonçant le drame solaire de la fin de la première partie ou soit sur une nuit chargée de signes ou d’étoiles, rencontre de deux indifférences tragiques, marque de l’absurde.

La matinée de l’enterrement est marquée par la dureté de cette lumière qui monte et remplit le ciel. Le personnage semble cerné par un univers qui sature ses perceptions, qui déforme la route, le soleil avait fait éclater le goudron, dans une vision métaphorique d’un fruit mûr qui s’ouvre sous la pression, comme une terre meurtrière qui s’ouvre et avale. Le noir du deuil rejoint le noir de l’aveuglement solaire trop intense, où seul le bleu et le blanc du ciel persistent. Cette douleur de la lumière trouble le regard et les idées du personnage qui ne se retrouve plus, épuisé de fatigue.

Enfin, le retour dans le nid des lumières d’Alger. 

Cette présence de la lumière empêche de distinguer les formes, de reconnaître ou simplement de connaître. Elle préfigure la violence de l’aveuglement de la scène de la plage, où elle devient active, pénétrante et meurtrière, mythiquement tragique.
Son attitude après la mort de sa mère est incompréhensible des autres, dans l’attente de l’expression d’une douleur normale et normée dans de telles circonstances. La satisfaction des mouvements de la vie dans la banalité triviale quotidienne semble être le moteur de la vie de ce personnage.
Cependant la mort de la mère est comprise au seuil de la mort du fils…Si près de la mort, maman devait se sentir libérée et prête à tout revivre. Pour Meursault, cette libération et ce désir de tout recommencer passe par la mort de l’Autre, l’Arabe, celui dont on parle si peu dans le procès, celui qui semble être évacué des paroles et des consciences.

 

Le dimanche du meurtre est un jour particulier puisque Meursault et Marie se retrouvent avec Raymond et des amis sur la plage. L’intrigue nouée dans la première partie autour de la lettre et des coups donnés par Raymond à son ancienne maîtresse, une Mauresque, trouve son aboutissement dans la journée. La trame narrative se déroule selon une rigoureuse chronologie temporelle, installant une tension inquiétante. Les Arabes perçus comme indifférents au moment de leur départ de la ville vont être retrouvés sur la plage.
La lumière prend la fonction d’un personnage. Meursault, qui ce matin là se sentait tout à fait vide et …avai(t) un peu mal à la tête. Ma cigarette avait un goût amer. Marie s’est moquée de moi parce qu’elle disait que j’avais une – tête d’enterrement. Les mots semblent annoncer un présage mortel dans une forme de redondance. Le soleil rentre en scène avec violence puisqu’il l’a frappé comme une gifle. L’on remarquera que c’est le même verbe qui termine le chapitre, que le sujet n’est plus le soleil, qui semble avoir terminé sa fonction et qui laisse la place à un je, celui du personnage-narrateur, quatre coups brefs que je frappais à la porte du malheur, dit-il. Un destin se joue dans ce passage tragique.
Dans ce matin, émerge aussi un sentiment d’harmonie, d’accord avec  l’élément solaire, j’étais occupé à éprouver que le soleil me faisait du bien. Ce sentiment d’accord se poursuivra dans le plaisir de manger et de se baigner.

 

C’est au cours de la première promenade que la rencontre avec les Arabes va se faire. Les deux groupes marchent vers l’affrontement qui est inévitable et qui conduit vers la blessure au couteau faite à Raymond. Le soleil ici mime l’agression des hommes, il  tombait presque d’aplomb sur le sable, et son éclat sur la mer était insoutenable…on respirait à peine dans la chaleur de pierre qui montait du sol…je ne pensais à rien parce que j’étais à moitié endormi par ce soleil sur ma tête nue…Le sable surchauffé me semblait rouge maintenant…vers les Arabes. «  Attention, il a un couteau ! »…Mais l’autre Arabe….

Il est intéressant de noter que c’est le même adjectif, employé au moment de l’enterrement,  marquant l’extrême tension qu’exerce le soleil qui montait dans le ciel… l’éclat du ciel était insoutenable, et sur la plage, son éclat sur la mer était insoutenable, par ailleurs le personnage est dans un état similaire, j’étais perdu entre le ciel bleu et blanc  et  j’étais à moitié endormi par ce soleil. Toute participation active à ce qui se passe semble se faire en-dehors de la volonté du personnage. Il en est de même pour les couleurs, la terre couleur de sang qui roulait sur la bière de maman et le sable surchauffé me semblait rouge maintenant… : la mort est clairement annoncé.

 

La seconde promenade qu’effectuent Meursault et Raymond, les conduit vers la source, une petite source qui coulait dans le sable, derrière un gros rocher. Celle-ci devient alors l’objet d’un enjeu symbolique puisqu’elle est occupée par les deux Arabes dont l’un avait blessé Raymond. Les bruits, absents jusque là dans la description, s’inscrivent dans le silence pour renforcer le caractère intime et symbolique du lieu : celui de la source et celui des trois notes du petit roseau et on a encore entendu le petit bruit de l’eau et de flûte au cœur du silence et de la chaleur.
Le dictionnaire des Symboles, de Chevalier considère que la source représente l’eau vive, symbole de la maternité, mais aussi celui de toute origine. Il serait tentant de dire qu’ici, si l’on reste toujours dans le domaine du symbolique, c’est encore un des fils qui lie dans la mort, le personnage de Meursault à sa mère, comme nous l’avons expliqué plus haut, mais peut, dans une lecture socio-historique, apparaître comme un enjeu entre deux communautés qui se dispute la possession d’une même terre. Le soleil était toujours écrasant et continue sa fonction dominatrice, préfigurant l’éclatement qui est sur le point de se produire, il se brisait en morceaux sur le sable et la mer.
Meursault a accepté le révolver de Raymond, marqué par le destin, le soleil a glissé dessus. Et il n’a fait aucun geste de refus, comme il a accepté d’écrire la lettre et de témoigner en sa faveur. Le narrateur note cependant  l’immobilité subite des êtres et de leur environnement, les temps du passé marquent la compréhension du narrateur-personnage racontant l’événement ( très différent du présent surgissant dans les derniers instants du roman)  tout s’arrêtait ici, entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flûte et de l’eau.
Le bruit est alors éliminé pour enfin faire place au silence qui précède les tragédies.

 

Le temps de la troisième promenade que fait Meursault, seul, est à la fois  rapide et  lent, deux heures que la journée n’avançait plus, qu’elle avait jeté l’ancre dans un océan de métal bouillant. Le soleil est rentré en scène et mène le jeu, tel un personnage à part entière. La lumière pénètre et prend physiquement possession du personnage, domine le paysage,  la tête retentissante de soleil…la chaleur était telle qu’il m’était pénible de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel…, et C’était le même éclatement rouge…je sentais mon front se gonfler sous le soleil.
Le combat qui s’engage avec la lumière et la chaleur prend l’aspect d’un combat titanesque. La chaleur, autre expression de la lumière, est un adversaire physiquement puissant, Toute   cette chaleur s’appuyait sur moi et s’opposait à mon avance. Ce combat est un corps à corps où je sentais son grand souffle chaud.  Mais Meursault résiste,  je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu’il me déversait… et A chaque épée de lumière jaillit du sable, d’un coquillage blanchie ou d’un débris de verre, mes mâchoires se crispaient.
L’enjeu est la source qui se trouve près du rocher, rocher entouré d’un halo aveuglant par la lumière et la poussière de la mer. L’autre, l’Arabe s’y trouve, le front dans les ombres, tout le corps au soleil.  Ce lieu de désir, Je pensais à la source fraiche derrière le rocher. J’avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l’effort et les pleurs des femmes, envie de retrouver l’ombre et son repos, devient le théâtre de la tragédie

Dans ce monde de violence s’instaure la matière des forgerons, celui de Vulcain, un océan de métal bouillant…l’acier, puis les armes solaires apparaissent, l’épée de lumière…une longue lame étincelante et le glaive éclatant passent par le couteau de l’Arabe sur lequel le soleil gicle (il a seulement glissé lorsque Raymond lui donne), qui devient cette épée brûlante. Le sacrifice propitiatoire a lieu : C’est alors que tout a vacillé. Le meurtre de l’Arabe est commis.

 

 

L’on a montré par cette analyse comment des réseaux lexicaux se répètent d’une page à l’autre. De cela nous pouvons tirer deux conclusions :

• Ce qui est raconté par le -je narrateur- est fait vers la fin du roman montrant ainsi la grande complexité structurelle de la narration. La linéarité chronologique est celle d’un retour sur les événements pour se rejoindre à la fin du texte. Le présent n’émerge  que dans les derniers mots de la fin, avec cette conscience arrivée à maturité de la sensation : je me suis senti prêt à tout revivre…j’ai senti que j’avais été heureux …  pour que je me sente moins seul. Depuis le début, le roman se déroule sur un mode rétrospectif et c’est pour cela que les mêmes mots reviennent, instaurant le regard du narrateur comme primordial dans la relation qu’il établit entre les événements, C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman,  sur sa manière de concevoir le désir, la lumière, le tribunal des vieux.

• La  lecture et surtout l’écriture d’une œuvre se fait souvent avec ce que l’on transporte comme savoirs ou connaissances, et ne sont jamais neutres. De ce fait, l’écriture subit le même sort, se construisant autour de schèmes structurant l’inconscient de l’écrivain. L’analyse des termes des réseaux lexicaux peut permettre de mettre en évidence les traces souterraines de ces associations.

De là, l’on peut proposer une analyse symbolique de la fiction qui est présentée.
Camus aime les mythes et l’on retrouve de nombreuses références dans ses écrits. Dans L’étranger, le soleil constitue le soubassement mythique. Christiane Chaulet-Achour, dans Camus et l’Algérie écrit : « Hélios qui descend d’Ouranos et de Gaïa (puisqu’il serait fils de Titans) prend les choses en main, ou pour dire les choses autrement , est chargé par le narrateur du poids de l’Histoire, fictionnalisée par le meurtre de l’Arabe ».

Dans la perspective de l’Absurde, Meursault subirait la force agissante du soleil. La symbolique du glaive nous apprend qu’il est effectivement instrument de vérité qui tranche. Symbole de la justice aussi. Mais il ne donne qu’une solution momentanée à un problème qui n’est pas résolu. Cette remarque s’appuie sur le mythe d’Alexandre et du nœud de Gordias.  Face à un monde inauthentique se manifeste une acte absurde. L’épée dans la bible fait partie des trois fléaux (la guerre, la famine, la peste) tandis que le couteau est toujours associé à l’idée de mort, d’exécution (l’on retrouvera le même enjeu dans Nedjma de Kateb Yacine). Mythes grecs et mythes bibliques ( le feu qui tombe du ciel pour tuer celui qui a trahit l’ordre moral :la pluie aveuglante qui tombait du ciel), cohabitent et permettent une interprétation fine du roman.

La source ou la terre devient l’enjeu entre l’autochtone français et l’algérien arabe. En 1942, déjà des révoltes, avec la montée du nationalisme algérien,  avaient eu lieu contre la colonisation, rapidement passées sous silence. Camus s’était engagé dans ses écrits journalistiques et avait adopté un position certes en faveur des Arabes, mais aussi dans une défense des européens nés sur cette terre. Une attitude qui reconnaît les deux parties, excluant les positions extrêmes, dans une volonté de voir l’Algérie constituée par des peuples fédérés, et reliée à la France me paraît préférable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée à un empire d’Islam, qui se réaliserait à l’intention des peuples arabes qu’une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français à sa patrie naturelle. Avant-Propos, de Chroniques Algériennes, 1958.
La position de Camus est celle du fédéralisme.

 

Meursault est condamné non pour avoir tué un Arabe mais pour avoir enterré sa mère avec un cœur de meurtrier. La procès exclut l’Autre, l’Arabe. La société coloniale ne sait que faire avec cet acte, et l’écriture semble dire cette impossibilité de cohabiter pour les deux populations et son échec.

Olivier Tood rapporte dans sa biographie de Camus que cette trame narrative vient d’un fait réel mais qui ne s’est pas conclut par un meurtre. Il est évident que, comme pour La Peste, Camus part d’un fait de la vie coloniale. La fiction permet de ne pas affronter directement la difficulté de cette société, mais de la symboliser et de ce fait permet d’en dire plus. Elle permet ainsi de dire peut-être la pensée inconsciente de l’auteur. La symbolique du soleil, dans l’explication de Chevalier, est l’expression «de la contrainte sociale, selon Durkheim ou la censure de Freud».
Expression de l’inconscient  qui dit, d’une certaine façon, l’impossibilité de vivre sur une même terre ensemble, mais dans une lecture socio-historique du roman.

Et les mythes ont raison , dit Théo Angelopoulos, le célèbre cinéaste grec.

Ghyslaine Schneider

j j j

CAMUS Albert, Le premier homme

Il y a une mer Méditerranée, un bassin qui relie une dizaine de pays. Les hommes qui hurlent dans les cafés chantants d’Espagne, ceux qui errent sur le port de Gênes, sur les quais de Marseille, la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes, sont sortis de la même famille , écrit Camus.
Avant d’aborder  Le premier homme, il est utile de savoir que Camus avait exprimé à propos d’une oeuvre de jeunesse  l’Envers et l’Endroit, son désir de la réécrire  malgré  la réalité d’un risque d’échec, rien ne m’empêche en tout cas de rêver que j’y réussirai, d’imaginer que je mettrai encore au centre de cette œuvre l’admirable silence d’une mère et l’effort d’un homme pour retrouver une justice ou un amour qui équilibre ce silence. Avec cette idée essentielle (en lien avec cette première oeuvre) qui éclaire Le Premier Homme, une œuvre d’homme n’est rien d’autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l’art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première fois, s’est ouvert. 

Ce roman a une histoire. Commencé dans le début des années 1950, un manuscrit est retrouvé,  dans sa sacoche, après la mort brutale de Camus sur une route de la région parisienne, le 4 janvier 1960. Il ne sera édité qu’en 1994. D’inspiration autobiographique, et portant en lui l’inachèvement, il raconte la naissance de cet enfant qu’il fut, prénommé Jacques dans le roman, à travers le regard de l’homme qu’il est devenu. Pratiquement pas de première personne, caractéristique de cette écriture autobiographique, mais un  -il-  quasi permanent qui parcourt le livre. Au-delà de l’histoire d’un être pour une justification de ses erreurs, de ses fautes, et non pour servir d’exemple, non pour se présenter comme un être unique comme Rousseau, Camus raconte autre chose.  

C’est l’histoire de la pauvreté qui simplifie le monde fait de labeurs incessants, de luttes, de soleil, de chaleur et de silences.
C’est l’histoire de cet enfant, avide de connaissances et aimant les siens, la quête de la certitude d’être aimé par une mère si silencieuse et si peu démonstrative. Elle m’aime, elle m’aime donc, écrit-il.
C’est l’histoire d’un romancier qui, au-delà des tensions graves qui habitent ces deux communautés sur la même terre, tente de donner une réponse romanesque et symbolique à une situation profondément douloureuse, sans vouloir trahir personne.

Il s’agit de l’histoire de son enfance jusqu’aux années du lycée et surgissant du fond de ces narrations et traversant le récit,  la quête d’un homme, celle de son père, constat terrible d’un  lien bouleversé quand l’enfant, devenu adulte, devant la tombe de son père, père cadet dont la mort avait détruit un équilibre, quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. Histoire de cet homme qui s’inscrit dans la tribu  des émigrés qui sont venus sur cette terre d’Algérie,  cheminant dans la nuit des années sur la terre de l’oubli où chacun était le premier homme, où lui-même avait du s’élever seul, sans père, devenu comme les autres, le premier homme.

Les événements de la narration commence tous par un mouvement, celui du voyage, comme une quête, une recherche des origines.
Au-dessus de la carriole qui roulait sur une route caillouteuse, de gros et épais nuages filaient vers l’est dans le crépuscule. Trois jours auparavant, ils s’étaient gonflés au-dessus de l’Atlantique, avaient attendu le vent d’ouest, puis s’étaient ébranlés, lentement d’abord puis de plus en plus vite, avaient survolé les eaux phosphorescentes de l’automne, droit vers le continent, s’étaient effilochés aux crêtes marocaines, reformés en troupeau sur les hauts plateaux d’Algérie, et maintenant aux approches de la frontière tunisienne, essayaient de gagner la mer Tyrrhénienne pour s’y perdre. Après une course de milliers de kilomètres au-dessus de cette sorte d’île immense, défendue par la mer mouvante au nord et au sud par les flots figés des sables, passant sur ce pays sans nom à peine plus vite que ne l’avaient fait pendant des millénaires les empires et les peuples, leur élan s’exténuait et certains fondaient déjà en grosses et rares gouttes de pluie qui commençaient de résonner sur la capote de toile au-dessus des voyageurs. …La pluie, la pluie algérienne, énorme, brutale, inépuisable était tombée pendant huit jours, la Seybouse avait débordé. Les marais venaient au bord des tentes.
Le retour sur les deux vagues d’émigration, celle de 1848, des turbulents ouvriers parisiens dont la Constituante voulaient se libérer, et celle des alsaciens, ne voulant pas devenir Allemands en 1871, est l’occasion de rappeler, et en déplaçant certains clichés, leurs souffrances, leur pauvreté, et leurs déceptions en arrivant sur cette terre immense et inconnue. Très loin de ce qu’on leur avait promis.

Camus ici met en avant les origines de cette communauté au moment où elle est menacée d’exclusion de sa terre. Pour elle, cela est un moyen de lutter contre l’oubli et surtout l’anonymat qui entoure ces premiers émigrés qui revivent à travers la recherche des origines du père de Jacques. Le chapitre de la naissance est suffisamment évocateur à ce sujet. Il en est de même à la fin du dernier chapitre où les tombes marquent l’appartenance à cette terre, enracinent le passé de ces hommes et fondent la tribu : « les dalles illisibles que la nuit avait maintenant recouvertes dans le cimetière, [ils] devaient apprendre à naître aux autres, à l’immense cohue des conquérants évincés qui les avaient précédés sur cette terre et dont ils devaient reconnaître maintenant la fraternité de race et de destin. » Il y a derrière ces mots le constat de l’absence de lien qui ne s’est pas construit entre les deux communautés. Un autre lien se se rompt avec sa propre communauté  lorsque l’enfant continue ses études au lycée. Mais […] il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres, monde refermé sur lui-même comme une île dans la société mais où la misère tient lieu de famille et de solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu, qui n’était plus le sien. Si l’élève avait trouvé en son instituteur, M. Bernard, un substitut de père, il devra le quitter à son tour, devenir de nouveau le premier homme, il devait désormais apprendre, comprendre sans aide, devenir un homme enfin sans le secours du seul homme qui lui avait porté secours, grandir et s’élever seul enfin, au prix le plus cher.

Peut-être s’agit-il aussi de présenter une autre image du colon que celle d’un homme, riche et arrogant. Celle de celui qui a des origines obscures et pauvres, celui qui se bat toujours pour vivre dignement au-delà de la misère. Jacques est un orphelin qui grandit  au milieu de camarades qui ont perdu leur père au moment de la grande guerre. Le regroupement de la famille permet de réunir les forces de travail, et de survivre. Le petit Jacques ne manque de rien, mais avant l’âge permis, il ira travailler pour participer, par l’argent gagné, à la vie de la famille. L’excuse, donnée par la grand-mère,  nous sommes trop pauvres, permet au jeune garçon de ne plus passer ses journées dans le quartier fauve de la misère, mais dans le quartier du centre, où le riche ciment remplaçait le crépi du pauvre…. C’est au contact d’un de ses camarades, Georges Didier, que l’enfant  comprit ce qu’était une famille française moyenne. Son ami avait en France une maison de famille où il retournait en vacances… Il connaissait l’histoire de ses grands-parents et de ses arrières grands-parents… et cette longue histoire, vivante dans son imagination, le fournissaient aussi d’exemples et de préceptes pour la conduite de tous les jours.
L’absence de lignée renvoie à la solitude d’une construction individuelle où chaque jour la morale doit se construire. Dire cette misère-là qui est le constat de l’absence de mémoire, écrire la misère de tous les jours sont des moyens de lutter contre l’oubli de ces combats quotidiens. La mémoire des pauvres est déjà moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères dans l’espace puisqu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d’une vie uniforme et grise… Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort. Et puis, pour bien supporter, il ne faut pas trop se souvenir, il fallait se trouver tout près des jours…
La pauvreté est bien réelle dans les deux communautés. Pour cet enfant de la misère qu’est Jacques, l’attachement reste fort envers son ami Pierre avec qui il partage cette communauté de destin, Jacques, et Pierre aussi, quoique à un degré moindre, se sentaient d’une autre espèce, sans passé ni maison de famille, ni grenier bourré de lettres et de photos, citoyens d’une nation imprécise où la neige couvrait les toits alors qu’eux-mêmes grandissaient sous un soleil fixe et sauvage, munis d’une morale des plus élémentaires qui proscrivait par exemple le vol, qui leur recommandait de défendre la mère et la femme… .
Ces enfants apparaissent comme le berger kabyle, soudés par une même misère dans une communauté de destins. Cela n’empêche pas ce racisme dû à la pauvreté, dans un combat où surgissent les nationalismes,  se disputant le privilège de la servitude,  fouiller dans les poubelles  que des Arabes ou des Mauresques faméliques, parfois un vieux clochard espagnol, avaient crochetées à l’aube. Il puise dans cette enfance une force qui le porte jusqu’aux derniers mots écrits dans ce roman, qui lui a donné l’énergie de vivre et d’aimer, le courage d’affronter les mouvements de la vie, pour espérer trouver au coeur même de cette force là,  des raisons de vieillir et de mourir sans révolte.

Le dernier chapitre du roman, Obscur à soi-même, après l’évocation lyrique de l’enfance, de ses joies et de ses tourments, introduit par une longue phrase, ce que tout européen d’Algérie devait penser tout enfant, et il avait senti la pesée (de l’immense pays) avec l’immense mer devant lui, et derrière lui cet espace interminable de montagnes, de plateaux et de désert qu’on appelait l’intérieur, et entre les deux le danger permanent dont personne ne parlait parce qu’il paraissait naturel….  Les deux communautés se côtoient, mais la peur de l’Autre est présente. Le peuple Arabe est présenté par des antithèses, attirant et inquiétant… proche et séparé, ou bien par des négations maisons inconnues… on ne pénétrait jamais… leurs femmes que l’on ne voyait jamais… on ne savait pas qui elles étaient… . Si les liens d’amitié existent, comme à travers les parties de foot que les enfants des deux communautés font ensemble ou des liens de solidarité, lors de l’attentat, le soir renvoie chacun dans sa propre intimité. Mais leur nombre s’impose, si nombreux… si nombreux que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu’on reniflait dans l’air. Les uns et les autres sont dans un face à face qui peut tourner facilement en bagarre, et dont la seule réaction commune est de fuir devant les agents qui arrivent vite.Et les Arabes sont présentés comme dans L’Étranger, en bleu de chauffe. Même image d’un roman à l’autre, sans grande variation. Cependant, dans les romans de Camus apparaît une constante qui est le regroupement de la population algérienne musulmane sous le vocable générique de -l’Arabe-. Parfois un pluriel surgit et peu d’entre eux portent un nom. Le terme d’Algérien était réservé à l’ensemble de la communauté européenne (souvent désignée par son ethnie). Et pour certains,  une manière de ne pas nommer l’autre, un refus de son autochtonie.
Cette violence est replacée dans un ensemble plus large, celui des premiers colonisateurs ayant à faire à la violence de la terre, du climat, des maladies, des pilleurs arabes ou français, des assassinats de femmes, pour remonter aux premiers temps de la conquête, aux temps des enfumages, organisés par les soldats français, et ils avaient coupé les couilles des premiers Berbères, qui eux-mêmes… et alors on remonte au premier criminel, vous savez, il s’appelle Caïn, et depuis c’est la guerre, les hommes sont affreux, surtout sous le soleil féroce.

C’est une direction dans le projet romanesque de Camus, puisque l’on retrouve dans les annexes du roman cette remarque : « Chapitre à reculons. Otages village kabyle. Soldat émasculé, – ratissage, etc., de proche en proche jusqu’au premier coup de feu de la colonisation. Mais pourquoi s’arrêter là ? Caïn a tué Abel. » Ce mythe biblique énonce la responsabilité humaine, et met en première ligne celui qui se bat par son travail, maître de son œuvre, sans reconnaître la part due à Dieu, « Je voyais la cité comme un autre labour, un autre ensemencement, une autre moisson. Que dis-je ! C’était une levée de la terre hors d’elle-même, oui son élévation verticale à l’image de l’homme, par l’homme qui établissait ainsi sa propre royauté». *
Et l’on revient alors sur ce qui de Noces, en passant par L’Étranger, se poursuit dans Le Premier Homme, l’appui sur le mythe qui permet de refonder une origine comme de faire appel à Hélios pour inscrire encore plus fortement le mythe de l’autochtonie. Le mythe apparaît donc essentiel dans l’écriture romanesque parce qu’il restructure l’ordre du monde.
Camus est conscient de ce qui déchire l’Algérie. L’on connaît ses prises de positions courageuses, énonçant l’urgence de donner à la population musulmane les mêmes droits qu’à l’Européenne, son Appel à la trêve civile  pour que les deux partis puissent se parler avant « le divorce définitif, la destruction de tout espoir, et un malheur dont nous avons encore qu’une faible idée ». L’écrivain perçoit intuitivement la véritable histoire de ce qui s’annonce : la décolonisation. L’écriture, moins directe que les discours, permet de passer dans le symbolique et de dire alors avec force ce qui circule au fond de l’être.
Ces deux communautés, dont l’une est véritablement autochtone, se déchirent dans le problème d’appartenance à la même terre. Il est difficile de reprocher à Camus ses prises de position qui ne paraissent pas tranchées pour un camp ou pour l’autre. Il dira toujours dans ce même Appel : « …J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie, et de la création et je ne puis me résigner à la voir devenir pour longtemps, la terre du malheur et de la haine. »

Ce roman paraît être une construction du mythe de l’origine et celui du retour. Il dit à Jean Grenier « J’essaierai d’écrire un roman direct, je veux dire, qui ne soit pas, comme les précédents une sorte de mythe organisé. Ce sera une ‘éducation’ ou l’équivalent. A quarante-deux ans, on peut s’y essayer ».
Et il écrira en 1950: « Je ne suis pas un romancier au sens où l’on entend. Mais plutôt un artiste qui crée des mythes à la mesure de sa passion et de ses angoisses ».

La dimension mythique est alors ce qui confère au particulier un caractère universel par la dimension humaine qu’il contient.

Ghyslaine Schneider

  • Dictionnaire des symboles de Chevalier  (citation extraite de l’essai Le jour de Caïn, de Luc Estang, 1967)

Bibliographie

L’ensemble des oeuvres de Camus mais surtout son oeuvre romanesque et théâtrale.
Albert Camus et l’Algérie, Christiane Chauler-Achour, ed. Barzakh
Le goût d’Alger, Le Mercure de France,  Mohammed Aïssaoui
Une enfance Algérienne, textes inédits établis par Leïla Sebbar
Pierre Sang Papier ou Cendre, Maïssa Bey
Bleu, blanc, vert, Maïssa Bey

j j j

CIXOUS Hélène , Si près

Si un lecteur, un lecteur imaginaire demandait  quelle est donc l’histoire qui est racontée dans Si près d’Hélène Cixous, ne pourrait-on lui répondre : «  Mais voyons, c’est une histoire parmi d’autres et de tant d’autres gens, nés en Algérie. Histoire sur leur re-tour, au cœur de l’expression « le pays natal ». Dans la prégnance de la destinerrance.

Mais s’agit-il bien de cela dans ce texte ?

A-t-on la couleur du temps, les effluves odorantes de la nature ? Si peu… Et l’Algérie… Des noms de lieux, bien-sûr,  topographie réelle de l’imaginaire de la vie d’avant,  géographie en regard des villes Oran et Alger, et pour elle, aux deux extrémités, l’une terrienne, et l’autre maritime, le Clos-Salembier et Saint Eugène, ou la rencontre vivante- Si près- avec le père mort, au pied du  cyprès.  Puis loin de la mer, El-Biar ou l’amitié longue avec J.D., et à son bord de mer, le Jardin d’Essai ou les courses folles de l’enfance avec le frère et l’amour de J.D. pour ce Jardin décès. Dans la rencontre des temps, l’avant, le maintenant, celui de l’écriture, leur annulation-continuation dans la trame de la vie et des mots. Il y a cet avant le voyage et ce pendant qui structure le livre. La relation à la mère et à ceux  qui n’accompagnent plus H. …

Mais est-ce seulement cela  ? Pourrait opposer ce lecteur imaginaire. Alors, il faudra l’inviter à s’asseoir, l’inviter à parler, à faire monter doucement les mots de sa lecture, de ce qui n’est jamais dit dans un tel voyage, où retourner…c’est revenir en avant.  Pour que le Python de l’Oubli n’avale pas le Lion. Dans une sorte d’albertinage. Parce que nommer, écrire les mots  de son voyage (intérieur), c’est résister à l’oubli, à la mort. C’est être du côté de la vie.

Il y a certaines scènes comme des tableaux. Scène de la mère-au-maillot de bain. Celle qui est là dans tout le livre. Celle qui déchaîne l’énergie d’H. à retenir le temps qui passe mais à  le voir sur  ce visage qui n’est pas un visage, c’est un visage qui lui échappe, qui la singe.  Scène avec la caméra prêtée pour filmer la Chose Algérie, filmant avant la mère dans un autre maillot, caméra devenue le pinceau du peintre-fille faisant émerger de la toile du regard la gloire du corps plus fort que le temps. Tout depuis toujours, tout chemine à l’intérieur de nous, continuant sans arrêt à vivre et à façonner l’être.

 Le surgissement d’une phrase J’irai peut-être à Alger. Energie de la colère de la mère. Sansmoi. Le cri de guerre de la mère. Comme une question interrogeant ce qui appartient à l’une et à l’autre. Et la relation entre les deux femmes. Le voyage, une manière de couper avec la mère mais aussi le désir de ne rien perdre de ce qui  reste de sa vie.  Dans ce pourquoiement d’Eve, dans ce désapprouvement,   et dans la résistance d’H. ,  le désir d’aller se renforce et fait surgir une autre phrase. Je veux aller voir la tombe de papa. Une sorte de transgression au sentiment de la mère, rejetée, expulsée d’Alger,  pensant qu’il n’y a plus de traces. Un passage de la Méditerranée vers l’intérieur d’elle-même, mais si difficile puisqu’il faut se séparer de la mère en soi…cette séparation impossible… et pour me rapprocher. Moi de moi. Serait-ce alors perdre le vivant du passé en nous, affronter un nouveau deuil, aller au-devant d’une perte irrémédiable ?  Puis l’abandon de la mère disant A Alger, le meilleur poisson…c’est le restaurant de la Pêcherie. Dans un sentiment réciproque d’acception de la mort. La sienne. Celle de l’autre.

Ces atermoiements, ce serait rôder autour de la Chose Algérie. Tergiverser, c’est aller vers Tout-ce-qui-ne-pourra-plus-jamais-être, mais ne pas aller, c’est garder, préserver le territoire connu, la beauté du jardin avec le père.

La littérature, explique-t-elle, de manière explicite, sera le lieu, l’abri, l’avenir, le radeau quand mon père m’a été arraché*. H. au royaume de la littérature dont les mots tissent ce lien avec ce pays. Elle s’approche d’Oran, vécue dans le bonheur,  et d’Alger, c’est ce qui finit mal, (dit sa mère). Aller, c’est se dé-placer d’un territoire à l’autre et en re-venir. Alors pourquoi ce constat que chaque fois que j’ai cherchée une entrée je me suis trouvée égarée ? Etre à l’extérieur de l’intérieur. Trouver l’entrée du cimetière juif, parlementer pour entrer au Jardin d’Essai.  Puis à l’intérieur, dans le cimetière, dans l’enlacement de la retrouvaille sur la tombe, dans l’enlacement avec le dragonnier du Jardin. Ce mouvement, voyage d’une écriture qui s’entend à l’intérieur d’elle-même, qui déambule dans l’être profond, qui n’a pas peur de se dire, pour être au plus près de soi. Pour être soi. Dans la conscience interrogante des places de la mère et de la fille, Elle est postée à l’entrée de la vie. J’observe la sortie. Être du côté de la vie. La vie au-delà de la vie.

L’écriture qui saisit la vie, rien de plus fidèle aux infidélités de la vie, s’interroge sur elle-même, saisissant à travers rêves et poésie, la sensation, l’émotion au-delà de l’anecdotique,  quand les algériens aidant à la recherche de la tombe renvoient à la tragédie grecque, avec son chœur et son coryphée. Et le livre est parcouru par le désir de la lettre à Zohra Driff devenue Lettre à Z.D., se poursuivant dans la lettre de l’écrivain public. La lettre, fil conducteur de l’écriture du livre. Les lettres des mots. Livre tout traversé par le père. Dans le rattachement au cœur de ce territoire qui est la langue française. Comme Jacques Derrida. La naissance d’un livre vécue comme une rencontre amoureuse, lui le livre, dans un jardin, là où butine le regard, où rien ne ressemble autant à une résurrection que la passion d’un livre…nous sommes fous de passion, c’est comme ça le livre.

Notre lecteur imaginaire sera ému par ce qu’il aura découvert de ce cheminement où la mort se voit dans le visage, se vit dans l’absence des êtres, où le souvenir est convoqué contre sa perte, une autre forme de mort. Pour trouver un infini… le chagrin…immortellement jeune. Il aura compris que, dans l’absence de paysage car il s’agit de passions non de vues, ce livre reste difficile à écrire parce que sur le chemin de l’écriture de la rencontre avec soi, de la rencontre avec les douleurs, les émotions, celles des retrouvailles de celles passées, mais bien présentes, oubliées dans l’irisation de la vie, H. use un titan par page. Il découvrira aussi que le questionnement mouvant entre H. et l’Algérie, l’exalgériance, ce qui persiste en elle, c’est l’Algérie, l’autre, l’inventée, la rêvée. Dans la définition majestueuse de ce qu’est une terre où H. est née. C’est mon humus. Ma stèle hyperfunéraire. Je suis un caillou de granit rouge. La tombe me garde en rêve et me résume.

* Interview avec Laure Adler, Hors-champs, du 25/06/2013

Ghyslaine Schneider

j j j