STERN Mario Rigoni, Les Saisons de Giacomo

Un roman italien sur l’amitié entre des enfants.
Sur l’humanité et la violence des hommes.
Sur les traces profondes des guerres sur des terres prises et reprises.
Sur la pauvreté, sa dignité et sa brutalité.
Sur la montée progressive du fascisme et la présence une nouvelle fois   de la guerre.
Sur le ravage de la nature, bouleversée par la folie des hommes.

Et c’est cette nature qui est au coeur de ce roman, avec les hommes qui l’habitent. Mario Stern est ce narrateur qui raconte la vie de Giacomo, son copain d’école, porté tous les deux par une amitié qui durera jusqu’à la  seconde guerre mondiale. Ils s’apercevront par hasard avant de partir sur le front russe, l’un partant avant l’autre, et Mario, sans nouvelle de Giacomo, espèrera le retrouver en lisant ces mots sur un mur enfumé…dans une isba abandonnée : BONJOUR AUX GENS DU PAYS QUI PASSENT PAR ICI, et en dessous, le prénom de Giacomo…

La narration commence par le retour du narrateur au hameau de son enfance, une trentaine d’années après, hameau qui ne vit maintenant, après sa reconstruction à la suite de la première guerre, et sa complète disparition depuis la fin de la seconde, que par les gens de la ville. Ce chapitre incipit pose les thèmes qui se développent dans le roman: la misère des hommes et des choses, la guerre qui dévaste tout, l’absence de l’autre, le deuil  irrémédiable.
Le dernier chapitre est la suite du premier, avec la découverte d’un papier plié, dans la maison de son ami,  l’annonce de la disparition de Giacomo sur le front russe, en 1941. Et au centre du roman, la découverte du soldat, mort  de la première guerre mondiale. Les questions montent dans la tête de Giacomo, pourquoi son père avait-il repris la montre sur ce mort, pourquoi la guerre ? Mais il ne savait pas s’expliquer. Il ne parla pas de la journée. Préfiguration de la fin dans l’émotion qui le saisit aux paroles de son père: c’était un Hongrois. Lui aussi il avait une mère et une maison où on l’attendait.
C’est dans cette continuité, enserrant le reste du roman, que le titre, Les saisons de Giacomo, prend tout son sens.

Saison de l’enfance, marquée par la pauvreté toujours digne et le courage du père qui émigre pour faire vivre sa famille, où les femmes, fortes, tiennent la maisonnée. Avec le départ de sa soeur et mon mari pour l’Australie. Partir pour mieux vivre ailleurs, au risque de ne plus jamais se revoir.
L’amitié entre les deux enfants est réelle et comme dans une mise en abyme, on y perçoit la présence du livre, qui les suivra tout le temps de cette jeunesse. Et suivra d’autant plus le narrateur, au-delà de la guerre, dans cet amour partagé avec Giacomo de la nature. La fin de l’école oblige Giacomo à partir travailler, Mario continuera des études. Dur travail avec les hommes pour récupérer et vendre les matériaux de la première guerre, récoltés sur les lieux des affrontements, avec un paysage parfois détruit définitivement, le bois avait complètement disparu et le terrain avait été bouleversé par les travaux de terrassement d’abord et par les artilleries ensuite…en certains points les rochers… réduits à l’état de graviers.

Saison du fascisme et de la montée de la guerre. Il s’insinue partout. Il embrigade. Il apporte aux jeunes des camps sportifs, des concours qui mettent en valeur leur force et leur jeunesse et des biens matériels, inaccessibles par la misère. Pourvoyeur d’espoirs et de travail. Mais à condition de ne pas penser. De ne pas poser de questions. De ne pas parler de ce qui ce passe ailleurs comme le socialisme…les luttes du prolétariat contre le fascisme et le capitalisme…d’autres ouvriers…qui luttaient contre l’exploitation de l’homme par l’homme.

Et en même temps, c’est la saison de la rencontre avec Irene. Cette amour que la guerre arrêtera net quand Giacomo est envoyé sur le front. La guerre. L’Allemagne contre la Pologne, la France et l’Angleterre contre l’Allemagne. Comme en 14. Après quoi, ce sera le tour de l’Italie, de la Russie et de l’Amérique. Va chez ta fiancée avant qu’on t’appelle… Va, va voir ton Irene.

Mais Les saisons de Giacomo, ce sont les marques des quatre saisons, scandant le rythme de la vie des hommes, leurs souffrances et leurs bonheurs. Au printemps dans le ciel s’élevaient les cerfs-volants…plus haut que les alouettes, les corbeaux et les faucons…En été, …les garçons et les filles allaient ramasser de grands bouquets de lys rouges….Parfois l’écriture s’attarde sur la narration d’un moment serein comme celui de la cueillette des framboises mais confronté à ces instants de bonheur, le souvenir des combats passés, créant une tension tragique dans le récit.
Puis le rythme s’accélère… cet été-là…l’automne approchait…Vint un hiver comme les autres: de la neige, de la pluie, de la neige, du froid. Au printemps…. C’est la saison terrible de l’imminence de la guerre. Et le nom des  mois fait son apparition dans l’écoulement maintenant précipité du temps.

Enfin, peut-être comme un soulagement atterré et aveugle, avec l’arrivée des drôles de saisons…les gens ont la mémoire courte, et que beaucoup ne savent pas regarder en arrière, ce fut la saison de la guerre. Guerre que les fascistes ont construite dans l’esprit des gens: les fabuleuses cérémonies, les décorum grandioses, les chants et les fanfares, …les héros qui offrirent leur vie et la victoire à notre patrie qui, sous la conduite infaillible du DUCE fondateur de l’empire, s’élève vers ses destinées immortelles. 

Et tragique, la réponse de la foule: Nous sommes prêts ! Tout de suite ! Du-ce! Du-ce!

Ce roman, s’il nous permet de pénétrer dans la vie de Giacomo et de Mario,  de ressentir la nature proche à ces êtres, reste un réquisitoire terrible contre la guerre. Et par sa description méthodique du fascisme, une manière de le démonter. D’en dire tous les dangers amers et violents.
Vivre et sentir dans l’expérience de ces personnages romanesques.
Comme si la littérature prenait en charge la responsabilité de le faire comprendre.

Mais Freud écrivait en 1932, en réponse  à Einstein, dans un échange sur la guerre que tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre.* Cependant, il restera sceptique sur la capacité des hommes à se sortir de l’affrontement guerrier, même par la civilisation.

Ghyslaine Schneider

* Freud et la guerre, Marlène Belilos, coll. PUF

À lire:Carel Câpek: La maladie blanche

j j j

LEVI Carlo, Le Christ s’est arrêté à Eboli

Printemps 1935- Fin du printemps 1936.
Quinze ans de fascisme avait fait oublier à tout le monde le problème méridional.

Carlo Levi raconte cette période de sa vie, un confinato, dans les terres pauvres du sud de l’Italie, dans le village de Grassano puis dans celui de Gagliano. Peintre, et forcé par les paysans à exercer son métier de médecin. Ce n’est qu’en 1943 qu’il recomposera ce temps vécu.

Et il arrive en ayant l’impression d’être tombé du ciel, comme une pierre dans un étang.
Très vite, à Gagliano, il perçoit, dans leur manière de s’inscrire physiquement dans le village, les seigneurs, les galantuomini, et les paysans, les cafoni, se méprisant les uns les autres.
Durant cette année là, il tentera de comprendre ce monde opaque, le fonctionnement de ces hommes et de ces femmes, sans porter de jugement moral, en nuançant constamment sa réflexion, et sans avoir parfois une certaine ironie d’écriture.

Ce monde paysan n’est pas religieux, c’est un pays d’ânes, celui-ci, pas de chrétiens… l’église est pauvre et le village encore plus pauvre: et puis ce ne sont pas des chrétiens, martèle l’archiprêtre Trajella. Et aussi parce que dans cette région où le temps n’a pas été apporté, où le terme de chrétiens désignent les hommes qui sont des bêtes de somme, effectivement, Le christ s’est arrêté à Eboli.

Chacun est en contact permanent avec le monde autour de lui, qu’il soit végétal, animal, humain, plus près du sens premier du mot religion: reliés avec les saints, la Vierge noire, les esprits en liberté qui viennent ennuyer ou terrifier dans des formes humaines ou animales, les êtres mi-hommes, mi-animaux, sans frontière entre les vivants et les morts puisque ce pays est fait des os des morts, et de légendes construisant une mythologie particulière, un cercle de passions obscures.

Ce regard d’ethnographe nous décrit aussi les guerres entre les gens prenant l’allure de vieilles rancunes remontant au temps lointains des brigands, de haines, de passions contrariées, de méfiance, mais surtout d’ennui, de lassitude de se sentir être abandonnés et pressurisés par l’Etat, Rome, Etat lointain qui se moque de leur misère. Parce que celle-ci est là, présente dans le paysage minéral, dans les chaleurs étouffantes et le froid glacial et venteux, misère faite de malaria, misère de manger du pain sec, misère des promiscuités quotidiennes des hommes et des animaux, misère de l’absence d’éducation pour savoir, pour comprendre, pour l’espoir.

Soumis, à ce complexe d’infériorité radical, où le mal a la forme de la douleur terrestre, au-delà de la philosophie du crai, de cet union d’un – toujours et d’un jamais -, dans un -demain – impossible, ils savent résister : à la religion de l’église, à l’ancien droit féodal des seigneurs, aux décisions illégitimes, par la passivité et la méfiance, par le brigandage, une autre forme de révolte. Au moment où le narrateur est interdit d’exercer la médecine, le sentiment d’un droit juste bafoué, les conduit à se révolter mais aussi à suivre la voie du théâtre dans la parole pour dire la colère: vestige d’un art ancien…ou une renaissance spontanée, un retour aux origines, un langage naturel à ces terres où la vie est toute tragédie sans théâtre ? Mais pour ces paysans, les fascinant par sa peinture et les aidant par sa médecine, il fut regardé comme un magicien, un seigneur, un exilé comme eux, par cet Etat qui prend la forme du destin, et parce que lui aussi avait une double nature… moi aussi moitié homme et moitié lion…

Cependant, ils n’échappent pas à la politique du pays. A la différence des seigneurs, les paysans ne sont pas inscrits au parti. Et même à aucun autre parti, et l’Etat, c’est « ceux de Rome », une calamité au même titre que la malaria ou la grêle. Un état qui apparaît, selon Don Luigi, comme une personne faite à peu près comme eux, avec une morale personnelle semblable à la leur, qu’il fallait imposer à tous, livré aux mêmes petites ambitions, petits sadismes et petites combines qu’eux, mais en même temps incompréhensibles aux profanes, énorme et sacré. Mais Carlo Levi explique aussi comment le vieux Dr Milillo y adhère, par amour de la paix, et parce qu’il y trouvait son compte. En des pages convaincantes, il développe sa conception d’un Etat, qui ne peut être que la somme d’une infinité d’autonomie, une fédération articulée.

Ce récit de l’exil, s’il fait état des passions, résignations, superstitions, coutumes et misères, des seigneurs comme des paysans, où les uns sont dans le pouvoir et les autres dans une passivité du rien, ce récit, donc, est un texte littéraire, fait de portraits fins et justes et des topoï de scènes coutumières paysannes. Entre le fossoyeur, l’archiprêtre et le sanaporcelle, régulateurs de temps différents et le temps lunaire et puissant des femmes, le récit s’appuie sur la cohabitation de ces ruptures temporelles, comme celles perçues à la venue de sa soeur ou de son court retour à Turin, où le monde ancien lui apparaît comme un souvenir, perdu pour lui et étranger, avec le sentiment terrible et impuissant d’être incompris par ceux qui y sont restés.

Par cette approche du temps, le narrateur-auteur évolue dans une immobilité enfermante, douloureuse, dans une perte des repères temporels, avec le sentiment de flotter sur une mer d’éternité passive…. Cela ne l’empêchera pas, même le conduira, au terme de cet exil, à l’émergence de ce sentiment d’être tout à coup …entré dans le coeur même du monde, ce qui lui donne enfin liberté et bonheur.

La force de ce livre tient aussi à ce regard visionnaire sur le problème méridional: La véritable solution nécessite la collaboration de toute l’Italie et suppose son renouvellement radical. Il faut que nous devenions capables de penser et de créer un nouvel Etat que l’Etat fasciste, libéral ou communiste, qui ne sont que les différentes formes d’une même religion de l’Etat. Nous devons remonter aux fondements mêmes de l’idée de l’Etat….

Ghyslaine Schneider

j j j