Américaine, d’une famille juive, Elaine Mokhtefi a connu, au cours de sa jeunesse, le racisme des états du Sud ou l’invisibilité des noirs dans d’autres états. Curieuse, sensible et ouverte sur les autres et le monde, elle viendra en France, puis arrivera en Algérie.
Cet essai, plus près de l’autobiographie dans sa dernière partie, est d’abord le récit d’un parcours engagé pour la Révolution, les combats contre la décolonisation, le racisme, les droits des noirs et des peuples opprimés, le courage d’espérer la venue d’un monde différent. Arrivée après la guerre à Paris, en 1951, elle percevra et vivra le silence de la collaboration et celui du drame des Juifs.
La collaboration avait perforé et marqué le tissu social autant que l’occupation. La résistance avait été réelle mais grandement exagérée et romancée après la guerre. Il a fallu des décennies pour que la vérité de la collaboration soit rappelée publiquement.(1)
Le 1 mai 1952, elle découvrit à la fin de la manifestation parisienne, celle des travailleurs algériens. Un an plus tard, Messali Hadj, porteur de l’idée d’indépendance, est arrêté à Orléansville, au cours d’un meeting. Découverte du colonialisme et du racisme, les deux piliers du pouvoir et de la suprématie. Mais ce temps d’après-guerre voit la décolonisation prendre de l’ampleur. Chaque pays européen est obligé de reconsidérer sa relation avec les pays colonisés.
Elaine Mokhtefi écrit :
La guerre coloniale française contre le Vietnam avait duré neuf ans avant la destruction finale de l’armée française à Diên Biên Phu en 1954, année où l’insurrection de l’Algérie pour son indépendance avait éclaté.
Mais pour de Gaulle, l’Algérie était le maillon central pour les colonies africaines. Il s’opposait à la vision américaine qui considérait le combat perdu pour l’Algérie française, en ces temps de guerre froide. Quant à la Russie, elle avait soutenu la France, en espérant éloigner les Américains du nord de l’Afrique, ce qui explique l’attitude du pari communiste français, à la différence de l’algérien qui rejoint le FLN. Elle souligne le fait que, du point de vue français, la population algérienne augmentant trop rapidement, les « événements » deviennent une guerre « raciale »
… Des enfants et des adolescents – les futures générations de l’Algérie- furent affamés, mutilés, massacrés, éliminés.
Le combat contre l’occupant, commencé dans les années vingt par Messali Hadj, aboutit au 1 novembre 1954. Elle participe au travail du bureau du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) aux Nations-Unies et rencontre les responsables algériens travaillant en exil, créant des liens amicaux durables. Revenant sur les camps français en Algérie, elle en décrit l’horreur et la violence sur la population déplacée des campagnes algériennes pour -les opérations de nettoyage-. Au départ des français, la moitié de la population était démunie, affamée et malade.
Ce bureau new-yorkais soutient les fronts de libération d’autres pays africains comme l’Angola et les autres colonies portugaises, et les autres pays colonisés d’Afrique. En 1957, J.F. Kennedy dénonce le colonialisme français et attaque Eisenhower pour avoir fourni des armes à la France, via l’OTAN.
Une figure émerge, celle du martiniquais, Frantz Fanon (2) qui, par son action engagé et ses écrits, comme Peau noire, masques blancs et Les damnés de la terre, porte haut le soutien aux colonisés. Psychiatre à l’hôpital de Blida, en Algérie, il change les conditions de vie des patients, les rendants actifs en tenant compte de la vie culturelle des alentours. Il disait que …
« la psychiatrie est politique…l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue…. Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple… ».
Fanon luttera d’une manière acharnée pour la libération des peuples colonisés et s’engagera dans le mouvement algérien.
Il n’est pas inutile comme le fait Elaine Moktefi de rappeler que le terme de « événements » pour parler de la guerre d’Algérie, ne se transformera en terme de « guerre » qu’en juin 1999, et il faudra attendre 2017 pour que les cartes des mines posées sur le sol algérien soient transmises à l’Algérie, traduisant les rapports complexes de ces deux pays.
Au moment de l’Indépendance, ce fut la guerre des chefs, entre les armées des frontières et celles de l’intérieur. Excédés, les Algériens en demandèrent l’arrêt. Ben Bella prit le pourvoir, mais fut renversé par un coup d’état deux plus tard, par le colonel Boumediene.
Les français sont partis en laissant tout en place, un peu à l’image de cette maison que l’auteure habita à Hydra, au-dessus d’Alger. Tout avait été laissé dans cette maison, jusqu’aux moindres détails d’une vie de tous les jours, une fuite, subite et inéluctable, de ses occupants. Le pays a du tout reprendre et reconstruire.
Ce qui peut paraître surprenant, c’est le terme de « colons » qu‘elle emploie pour désigner l’ensemble des européens. On peut penser que c’est un emploi politique parce qu’ils étaient peu nombreux ces colons aux grandes propriétés. Elle ajoute:
Je les appelle « colons » parce que je n’ai pas d’autres mots. … Ce n’étaient pas des étrangers, la plupart étaient nés sur le sol algérien.
Ce ne sont plus des européens, mais des gens qu’elle définit par leurs conditions sociales. Si 130 ans plus tard, les changements de nom de la population colonisée, les vols des terres étaient entérinés par les descendants, les abus violents des comportements perduraient, pour un certain nombre.
Ce que je sais c’est qu’ils étaient racistes, impitoyables et arrogants. Ils s’agrippaient farouchement au pouvoir et menaient la belle vie. Ils représentaient le monde blanc. Il y avait peu d’exceptions.
En nuançant, si ceux-là ont existé bel et bien, avec ces comportements détestables, l’on peut dire que le reste était en grande majorité, tout un petit peuple, comme l’écrivait Camus. Nés, là, dans ce pays là. Les nuances sont essentielles.
L’autre point important de cet essai est la réflexion sur l’état économique et structurel de la société algérienne, aux premiers temps de l’Indépendance, que nous livre Elaine Mokhtefi.
Elle remarqua que le coup d’état fut reçu avec indifférence par la population, alors que Fidel Castro prononça un discours qui accusait les dirigeants algériens de « fratricide », visant notamment le ministre des Affaires étrangères, A.Bouteflika, « …un ennemi du socialisme… » Et, elle questionne cette indifférence de la population algérienne…
Dés le départ, le renversement de Ben Bella était un marqueur: il avait eu cette parole prémonitoire pour le pouvoir algérien: « L ‘armée doit jouer un rôle politique». Ainsi l’auteure pointe que dès le début, les éléments essentiels de la politique algérienne sont présents, le pourvoir d’un parti unique, le FLN, et l’importance de l’armée. Puis arrivèrent la nationalisation des biens vacants, et celles des terres et des secteurs du pétrole et du gaz. La politique socialiste marqua ses limites.
Un autre aspect, plus délicat, est abordé.
Par son mari qui travaille à la Sonatrach. Il vécut ce qu’on appellerait maintenant une mise au placard. Mais c’était autre chose. Elle écrit:
…des collègues vraisemblablement mus par l’incompétence et la routine, craignant la compétition, veillant à ce qu’il reste sans travail sans affectation possible. …C’était du reste un problème profond qui affectait tous les secteurs de l’État.
Cette peur de la compétence de l’autre ne serait-elle pas à rapprocher de ce manque de confiance en soi, se rattachant à la situation d’ancien colonisé ? La question reste ouverte, elle ne la développe pas mais elle accorde auparavant une grande importance à Fanon, psychiatre, théorisant cette question.
Expulsée en 1974, son mari démissionne et explique à ses amis algériens avant son départ, que…
l’Algérie marchait à grands pas vers une prise en main totalitaire…Pour que la pensée et les processus démocratiques aient cours, il fallait un nouveau mouvement insurrectionnel progressiste, ce qui n’arrivait pas.
Sur le plan extérieur, Alger devient la plaque tournante de tous le mouvements de libération antiracistes des années soixante. Elle organisa le premier festival culturel panafricain en 1969. Puis ce fut en 2009….
Les Black Panthers ayant fui à Alger, deviennent un lien avec son ancien pays. Elle accorde un long développement à leur séjour en Algérie, avec les rivalités internes et leur mode de vie particulier, hôtes hautement visibles ( …flamboyant, écrit-elle) dans un environnement ombrageux et conservateur. Elle compare leur engagement révolutionnaire à la révolution algérienne, à une époque où l’Algérie se sentait comme le phare du tiers-monde, en lien avec l’internationale et était …
membre dirigeant des pays non-alignés. Elle accueillait et entraînait les mouvements de libération d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie.
D’où le beau titre de son essai.
Il est interessant de comprendre à travers l’expérience d’Elaine Mokhtefi, ce que fut l’Algérie au début de son Indépendance, son engagement, les possibles qui auraient pu s’exprimer pour construire un pays qui avait lutté si fortement pour se sortir du colonialisme. Son regard est celui d’une femme engagée, au coeur de l’aventure algérienne, puis dans le pays lui-même après l’Indépendance.
Devenir indépendant était essentiel, mais après il y avait le poids de 130 ans du fait colonial. Pour mieux saisir finalement ce qui se joue au-delà du politique, c’est, peut-être, d’aller, aussi, chercher des réponses dans les non-dits et les constructions psychiques qu’a engendré la colonialité. (3)
En Juin 2009… ALGER
Ghyslaine Schneider
Notes:
1- A lire: Robert O.Paxton: La France de Vichy, 1940-1944. Coll. Points Histoire
2- Pour en savoir plus, voir Les grandes Traversées sur France-Culture (5 émissions): https://www.franceculture.fr/emissions/frantz-fanon-lindocile-grandes-traversees
3- Lire: Karima Lazali : Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychique et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. Ed. La Découverte, 2018