Figueiredo Isabela, Carnet de mémoires coloniales
Il y a un contraste étonnant entre la couverture du livre et son contenu.
Le choix de l’éditeur, Chandeigne, de présenter la page de garde de ce roman, traduit du portugais, sous la couleur douce d’un bleu rappelant l’enfance, un palmier blanc derrière une petite fille, à la robe blanche, à la natte blonde, aux sandales d’été, palmier et enfant, chacun devant une ligne blanche, pure, idéalisée, deux destins différents, deux pages blanches à écrire, l’indépendance du Mozambique (où l’écrivaine est née) et le retour au Portugal pour devenir une retornada, accompagneavec contraste et force l’écriture de la narratrice.
Si le roman débute par l’irruption du père dans un rêve de la narratrice, père alors mort, l’expression j’ouvris les yeux, donne le ton du roman qui est la découverte du colonialisme par l’enfant, dans le comportement des blancs, dans la retranscription du langage pour parler des colonisés, et rendue par l’écriture de l’adulte. Mais cette scène inaugurale dit aussi le lien fort entre la fille et son père, liens d’admiration, de fascination, de tendresse, mais liens mis à mal par le temps et la prise de conscience de la colonisation portugaise du Mozambique, dont le père fut partie prenante.
La langue de la narratrice est sans ambages dans l’évocation de la sexualité des hommes recherchant le plaisir avec les femmes noires, …elles oui baisaient et avec tous les hommes qui se présentaient, les Noirs et les maris des Blanches, pour un peu d’argent, sûrement pour de la nourriture ou par peur. Certaines aimaient ça, sans doute, et elles feulaient, parce que les Noires étaient des bêtes et qu’elles pouvaient feuler. L’on retrouve le cliché de la sexualité arrimé à la sauvagerie des colonisés, au contraire de la civilisation et de la religion supérieures des colonisants. Est-ce cela qui poussaient les hommes à rechercher ces femmes plutôt que leurs épouses, femmes sérieuses… Une blanche accomplissait son devoir ? Et cet état de fait est rapporté par les femmes blanches, ajoutant une ironie cynique dans cette justification de la colonisation des corps, en plus du pays. Colonisation autorisée et acceptée.
Pour les blancs, la colonie permet aussi une socialisation et une réussite rapide. Nous étions presque tous patrons et ceux qui ne l’étaient pas, avaient l’ambition de le devenir.
Pour atteindre ce but, on avaient toujours sous la main beaucoup de nègres, tous fainéants au départ, abrutis, incapables…
Autre cliché caractérisant la population noire mis en évidence.
Dans toutes les colonisations, « l’indigène » ou « l’autochtone » est pourvu de toutes les tares humaines, allant de la paresse viscérale à la duplicité, inférieur incapable de penser. Le regard des blancs est méprisant, celui de l’enfant, sensible à cette perception, veut imiter les africains pour comprendre et abolir ce mépris: elle imite et devient une blanche qui se veut être eux. Une impossible transmutation.
La petite fille voudrait contourner ces clichés en nouant des liens mais aussi en considérant ses parents dans leurs relations avec les colonisés. Cette triade montre un père avec lequel elle entretient une relation fusionnelle, être premier de son affection, le modèle de sa vie d’enfant, au-delà de ce qu’elle voit. La fillette perçoit la colère et le malaise de la mère, à l’image des autres femmes de la colonie, la seule forme d’affection pour sa fille, la correction de son attitude et le contrôle de son habillement.
Et ce qu’elle écrit sur ce corps qui fut controlé mais aussi confronté à celui du père:
Mon corps fut une guerre, il était une guerre, il a payé toutes les guerres. Mon corps luttait contre lui-même, corps à corps, mais celui de mon père était imposant, pacifique. Le corps de mon père lui appartenait et il valait le coup. Son corps était celui de l’autre qui était en moi, mais sans guerre…
Relation quasi incestueuse avec ce père, exultant de vie avec une enfant corsetée par la mère, dans une impossibilité d’être l’autre, le colonisé.
Je reçus en pleine figure tous les discours de haine de mon père…Je sentis les postillons de la haine, plus insupportables que ceux de l’amour et j’affrontais, les yeux dans les yeux, sa rage, sa frustration, son idéologie si infâme. Je l’écoutais sans rien dire, sans un signe d’assentiment, sans l’ombre d’un tressaillement, et moi toute entière, j’étais un non d’acier.
… J’eus peur de mon père… Qu’il me dise tu n’es pas ma fille, parce que ma fille à moi n’aime pas les nègres, elle ne rêve pas des nègres.
La fin de ce roman qui raconte la colonie et ses violences, dit aussi l’arrachement, l’exil du pays de naissance. En voyant un jour, adulte, l’écusson du Mozambique sur la manche d’un militaire, le désir de la narratrice de lui dire qu’elle était de ce pays-là se confronte immédiatement à ce questionnement : Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire de savoir qu’existe au fond de moi une terre d’où je suis exilée ?
Plusieurs chapitres reviennent, comme des intermèdes, sur ce mouvement de départ, tel une vague incessante. Difficilement pensable dans sa dureté. Difficilement oubliable. Départ violent, brutal à l’âge de treize ans, l’âge de la puberté, celui du danger pour cette enfant devenue jeune fille, danger du sexe, danger de la guerre, le sexe comme la guerre, la possession. Et la guerre était là. Le Frelimo* et une guerre de dix ans. Trois ans dans la paix de la toute petite enfance et dix ans dans la guerre d’indépendance.
Traces indélébiles.
Le retour en métropole. Violence. Rejet. Incompréhension.
L’accueil méprisant.
La pauvreté en métropole. Dans sa famille. Et le froid.
Le déclassement.
Dans la colonie, les rapports dans l’échelle sociale étaient différents.
Je compris cette année là ce que disait mon père quand il expliquait que nous n’étions ni pauvres ni riches mais modestes. Être pauvre, c’est dormir sur un matelas de paille. Être pauvre, c’était manger du lard avec des patates et du chou. Être pauvre, c’était se laver dans une grande bassine…Être pauvre, c’était entendre sa grand-mère dire qu’il valait mieux laver le linge des autres que d’étudier….
La pauvreté aggrave la rancoeur pour ceux que l’on appelle les retornados. Véritable charge de la narratrice contre les portugais, laids, renfrognés, pauvres, le visage éteint, les mains vides. Petits. Contre leur vision étriqué du monde. Contre leur incapacité égocentrique de penser ce que furent les relations difficiles ou humiliantes entre colonisateurs et colonisés. Ignorance de la vie des colonisés. Savoir fantasmé sur celle des colons.
Ils prenaient plaisir à nous dénigrer, nous jetant à la figure que c‘était dur parce qu’ici il n’y avait pas de petits nègres pour nous laver les pieds et les fesses, alors qu’eux ces fainéants de merde n’avaient jamais rien foutu de leur vie, n’avaient jamais su ce qu’était de construire une vie, et de tout perdre, des tristes, des minus, des résignés.
Dans le retour, souvent tragique de ceux qui étaient nés dans les colonies, bien après la colonisation. La métropole ne supporte pas ceux que l’on pense être des profiteurs, même si dans la colonie, ils étaient modestes maismoins pauvres que les colonisés.
Ce Carnet de mémoires coloniales pointe avec lucidité et douleur, dans un cri, la perte d’un amour, celui d’un pays et d’un père, métaphore du pays et de l’enfance perdue, ce que vivent la plupart des gens qui reviennent après les indépendances en métropole. Les mots, abruptes, dés les premières lignes, disent l’ignorance dans laquelle sont la plupart des sociétés de ces situations là avant que l’on commence enfin à en parler.
Le silence à la place de la parole.
La parole, libération et compréhension.
Mais plus encore.
Les retornados, en plus d’affronter l’incompréhension de la métropole, affronte un sentiment nouveau. Celui-ci dure toute la vie.
Celui-ci ne peut s’effacer.
Il reste, accroché, au fond d’eux.
Les exilés sont des personnes qui ne peuvent plus revenir au pays de leur naissance, qui ont rompu avec lui les liens officiels, pas les liens affectifs. Ils sont indésirables dans leur pays de naissance, parce que leur présence rappelle de mauvais souvenirs.
Dans le pays où je suis née, je serai toujours la fille du colon. Cette tache pèserait sur moi. Le prix à payer, plus que probablement. Mais le pays où je suis née existe en moi comme une salissure de cajou, impossible à cacher.
Ghyslaine Schneider
* La guerre d’indépendance fut soutenue par le Frelimo (Front de Libération du Mozambique). Il y eut les accords de Lusaka, le 7 septembre 1974 et l’indépendance, le 25 juin 1975. La guerre dura de 1964 à 1974. En 1973 se créa les premiers comités du parti et leurs écoles.