Après l’analyse de l’essai de Frédéric Joly sur la langue de la LTI, étudiée et analysée par Victor Klemperer, il convient de se pencher sur le petit texte de Stéphane Velut sur l’hôpital.
En pleine crise du coronavirus, on a bien pris conscience des failles dans le système de santé induites par une gestion économique d’ordre libérale des hôpitaux, du personnel soignant, et du regard gestionnaire porté et appliqué sur les soins à donner aux malades.
Stéphane Velut est Chef de service de neurochirurgie du CHU de Tours. Son essai, intitulé L’hôpital, une nouvelle industrie. Le langage comme symptôme, est paru, on ne peut plus à propos, en janvier 2020, dans la Collection Tract, de Gallimard. Il nous propose la lecture d’une chronique d’un langage, devenu le symptôme d’un effondrement.
En décembre 1958, paraissent les ordonnances pour la création de ces Centres Hospitaliers Universitaires. On les dit être des lieux «réputés excellents » de l’exercice de la médecine, pour le soin des malades comme pour la formation des futurs médecins, par l’enseignement.
Mais, soixante plus tard, avec la crise du coronavirus, l’on assiste à un effondrement de ce système, qui, sans la réaction vive et courageuse des soignants et des médecins, auraient coûté encore plus de vie. Ils ont démontré, alors que tout le monde restait sourd à leurs appels, grèves, chroniques d’un désastre annoncé, qu’en reprenant la main sur l’hôpital, ils peuvent lui redonner sa force et son sens premier qui est de soigner la vie humaine.
Pourquoi manifestaient-ils ?
Tous les médias en ont parlé: absence de moyens, absence d’argent « qu’on ne trouve pas comme ça », réduction des personnels soignants, fuite des médecins, tarification à l’acte, patients marchandises.
Stéphane Veut s’interroge alors sur ce problème qui apparaît progressivement dans un langage, utilisé par l’administration hospitalière grossissante, langage qui s’infiltre dans celui des médecins, remplaçant progressivement celui attendu normalement des soignants.
Pour être plus précis encore.
Le langage en est le plus éloquent (des symptômes), qui révèle le dessein de faire de l’hôpital une nouvelle industrie. Un dessein indicible, voire peut-être impensé.
Au début, un métier vécu comme un travail manuel et un rapport avec l’administration fondée sur une estime réciproque, explique Velut. Avec un langage compris de tous, dans les réunions avec cette dite administration. Seulement, elles devenaient plus fréquentes et un jour un jeune membre d’un cabinet de consulting énonce cette phrase: Tout en restant dans une démarche d’excellence, il fallait désormais transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux.
Ce fut une prise de conscience malgré le fait que déjà ce médecin – l’avait vu – avant de formuler une pensée à ce sujet. Il lui fallait décrire alors pour comprendre.
Et cette citation de Jabès, extraite du Livre des questions:
La pensée … toujours en retard sur le regard… longtemps nous (fait) croire qu’une partie du monde nous est cachée.
Cette expression – démarche d’excellence- surprend par son attribution aux activités dédiées à l’humain. Ce terme s’accompagne d’autres comme – questionner les enjeux…articuler les ambitions…définir les leviers d’articulations des équipes. C’est un vrai changement de langage introduit progressivement dans celui de l’hôpital. Georges Orwell, dans 1984, met en évidence ce que l’on appelle la « novlangue » . Et comme l’explique Klemperer, les mots se vident de leur sens premier pour être remplacé par un nouveau sens, contraignant la pensée …à ne plus penser.
Et les mots grossissent, explique Stéphane Velut : « problématique pour problème, thématique pour thème ».Les éléments de langage sont en place.
L’AP-HP est alors soutenue dans son administration par des cabinets de consulting chèrement payés. Ainsi, le consultant, à l’aide de sa nouvelle langue construit l’hôpital du futur, un beau projet. Les nouveautés se traduisent ainsi:
*la réduction du nombre de lit: optimisation de nos pratiques
* La réduction du temps de séjour à l’hôpital: limiter le stock des gens et en accélérer le flux
Cela devient un hôpital aéroport.
Mais revenons un peu sur l’histoire de la santé en France.
C’est en 1946 que l’OMS place le bien-être des individus, leur santé au centre des propos et des actions. L’Assurance Maladie est crée fin 1945, cette belle idée de partager, de mettre en commun le prix des soins, payer par tous pour chacun. Petit à petit, et en passant sur les années qui virent la montée de l’individualisme, de l’insouciance, l’on se retrouvera à avoir le budget de l’Assurance maladie de plus en plus déficitaire. Bien soigner les gens en faisant des examens sur des appareils de plus en plus chers, avoir des gens vivant plus longtemps, fit entrer ce système dans le cercle vicieux d’un vrai déficit.
Difficile de dire alors qu’il faut réduire le nombre de soins.
Et c’est là qu’il faut rappeler la différence qu’on introduit entre langue et langage. La langue est l’ensemble de signes et de mots appartenant au collectif. Le langage est, parfois, la langue déformée, distordue, et qui devient un outil de communication politique au sens large.
Les mots des médecins, eux, disent la réalité de leur métier: le combat pour la vie, contre la mort. Mais les gestionnaires, se trouvant dans la difficulté de formuler clairement la nécessité de faire des économies, utilisent un métalangage pour ne pas avoir à le dire clairement et permettant de fabriquer le consentement.
L’autre point qui creuse alors le fossé entre gestionnaires et soignants est le rapport qui est construit entre les deux.
Deux langages distincts et deux préoccupations opposées qui n’empêchent pas de s’entendre parfois, explique l’auteur. A partir des années 80, les politiques mirent en avant plus l’individu que le citoyen, véritable consommateur du soin et considérant le praticien, comme un prestataire de services .
Devant la possibilité de redoubler la pratique du médecin par des analyses techniques conséquentes, mettant en avant l’attente du patient d’éviter l’aléa, le hasard et la mort, la charge financière augmenta, avec un regard accru du gestionnaire dans la pratique du médecin.
C’est là qu’intervient, pour se faire entendre, le langage: au langage du praticien intimidant par sa technicité se mit à répondre le langage du gestionnaire intimidant par son opacité. On se trouve devant un problème de communication.
Stéphane Veut ajoute aussi qu’à partir des années 1980: Ce nouveau fonctionnement social articulé autour de la consommation et des loisirs, sous le joug de la finance, de la publicité, de la communication, dépouillé de toute chair, loin des vaches et de la terre, éloigné de la production matérielle, généra lentement une perte d’estime envers le flair, l’œil et la main.
Le médecin n’est plus celui qui fait partie de l’élite du corps social: il est remplacé par le gestionnaire, le haut-fonctionnaire , administrant placé au-dessus du panier. Et l’arrivée d’un nouveau terme, chez les gestionnaires, celui de gouvernance, qui s’accompagne des verbes –gérer-, –administrer-. L’auteur du Tract explique que le terme de gouvernance peut devenir la nouvelle gouvernance, qui vise à fabriquer du consentement, (et) ce qui est nouveau, est à priori bien. Cela veut dire que le temps du praticien s’accompagne d’un temps important de taches administratives, en s’appuyant sur l’application conjointe de l’informatique et des chiffres, éléments infiltrants … pour imposer cette fameuse gouvernance, doux mélange des gestion et de politique. Choisissant la pesanteur aux conflits, le corps soignant s’est laissé faire.
Cette inflation de gestion a grignoté tout ce que l’univers capitaliste a grignoté de l’humain. Une déshumanisation organisée.
Pour mieux gérer l’économie hospitalière, les moyens à destination des médecins, donc des patients s’appauvrissent, même si la qualité du soin augmente. Et le gestionnaire pense que son travail participe aux soins, il veut faire mieux que gérer, il organise tout, y compris ce qui devrait relever des compétences du corps soignant , et tout en ne maitrisant pas les subtilités des différents secteurs du soin.
Qu’arrive-t-il alors ?
*La création de pôles : gros volumes d’entités de soins.
*Participation obligée du praticien au management.
D’où de nouvelles expressions :
Journées de séminaire managérial
Schémas de gouvernance déclinés en guide de délégation de gestion
Lean Management
Conception des temps de coordination et de partage
Fonctionnement managérial par la connaissance de soi
Déclinaison des valeurs en comportements
… etc
Et tout cela pour le bien-être du patient…!
Si comme le disait Foucault, le pouvoir n’appartient plus au savoir, il pourrait dire que le savoir est passé à ceux qui manient parfaitement l’économie. Le soin, valeur inestimable devient le lieu de la rentabilisation. D’où des mesures:
*T2A: « un chiffre sur un acte » ou « Tarification à l’activité »;
*Mutualisation des moyens matériels et humains, et pour cela: « soigner rentable et soigner vite »…en diminuant le nombre de lits.
Le nouveau terme: « redimensionnement capacitaire » . Traduction:
*limiter le stock ( … de patients): diminuer le nombre de lits, c’est à dire: faire un tri pour ne pas ralentir le flux et en d’autres termes : soustraire à l’espérance de vie de quelques-uns des années données par les soins et la technique. Situation inhumaine pour le médecin.
*Accélérer le flux: c’est accélérer la séquence souffrir-soigner-circuler ou le mode ambulatoire, d’où l’expression le virage ambulatoire.
Ce mode de l’agir se retrouve à tous les étages de nos sociétés: circuler avec une grande fluidité dans un circuit standardisé: désirer-consommer-circuler. C’est l’application d’un modèle industriel là où l’on a affaire à l’humain, la maladie et le soin. Les urgences sont le lieu le plus évident de l’échec de ce système.
Arrivé à ces constats, Stéphane Velut pose la question du pourquoi de cette situation.
Le XXe siècle a produit trois phénomènes (désindustrialisation, réduction des surfaces agricoles, expansion du secteur tertiaire) qui entrainent le déclin de l’ouvrier, puis celui du paysan, en somme à une dissolution du savoir-faire manuel et technique… . L’hôpital n’en est pas exempt.
De ce rêve d’un monde où la technique, l’intelligence artificielle viendraient peu à peu remplacer le geste humain de la main, expression de sa réflexion, l’hôpital de demain se voudrait en être le meilleur exemple.
Une autre idée est développée: ce monde, plein de promesses techniques, avec la vitesse comme axiome doit convaincre et convertir chacun des êtres humains. La communication se charge de – faire croire – à ce monde optimisé, comme à une sorte de religion: les techniques liées à l’intelligence artificielle remplaçant la main sachante, expression de la pensée humaine.
Et cette réflexion prémonitoire:
Tenter de soustraire au maximum le facteur humain, trop humain, du système hospitalier- a fortiori du système hospitalo-universitaire- c’est prendre le risque que ce système s’effondre. Il évoque l’épuisement des équipes et le nombre inquiétant de départs de praticiens qui ne font ciller à peu près personne comme pour le médecin hospitalier l’abandon de revenus atteignant deux à huit fois les siens dans le secteur libéral.
Le dévouement est mis à rude épreuve. Peut-il tenir ainsi dans le temps ?Ce délitement de l’état du CHU serait-il une manière de céder ces soins et cette transmission de savoirs aux groupes privés ? Légitime interrogation.
Stéphane Velut s’interroge aussi sur le regard que porte les gens sur ce qui est en train de se passer à l’hôpital. Ils ne savent pas. Mais la crise du coronavirus a dévoilé au sens strict du terme, l’état de l’hôpital. Maintenant les gens savent et ils savent aussi, tangiblement, l’humanité et le dévouement des médecins.
Et pour reprendre le fil conducteur de l’analyse des écrits de Victor Klemperer par Frédéric Joly, l’analyse du langage, « comme symptôme », expression de ce malade nommé hôpital, ainsi que le définit Stéphane Velut, est l’élément essentiel pour entendre, dans tous les sens du terme, ce que les instances politiques veulent dire et faire.
Un des éléments du changement, proposé à la fin du Tract, est de modifier le langage et dire, nommer exactement ce que l’on veut: consommer moins de soins. L’expression ne veut pas dire moins soigner mais moins profiter de tout, mieux choisir et être responsable.
Il rajoute:
Dissoudre l’individualisme dans un esprit recouvré de cohésion sociale.
L’on serait alors dans le mouvement
d’une réforme de fond sans injection de fonds pour sauver un système emblématique de la res publica.
Par Ghyslaine Schneider
Mai 2020