Frantz Kafka, La Métamorphose
Ecrire sur La Métamorphose de Kafka est difficile après les très nombreuses analyses critiques de cette nouvelle de l’écrivain pragois.
Plus particulièrement pour ce texte, il ne s’agit pas de produire une analyse autre ou originale, mais bien plutôt d’essayer de saisir ce que cette lecture a pu faire sur l’esprit d’un lecteur en pleine pandémie, et en prenant comme éclairage l’essai de Bruno Latour.
La nouvelle s’ouvre sur le matin de la découverte par Gregor Samsa de sa transformation en véritable vermine. La surprise du surgissement de cette situation absurde est d’autant plus forte que le personnage se met tout d’abord à considérer son environnement, sa chambre, une vraie chambre d’homme. Dichotomie entre la transformation et la pensée réflexive qui persistera tout le long de la nouvelle, marquant un profond décalage dès le début.Une manière aussi de considérer, à partir de cet état d’animal, sa part humaine qui l’a précédé.
Cet espace devient un lieu de confinement dans la mesure où toutes les portes sont fermées : il est seul, dans sa chambre, pressé de toutes parts, assailli par sa famille et le gérant, sous leur regard, mais surtout conscient de son changement.
Au matin de la découverte de cette transformation, la seule ouverture sur l’extérieur sera celle de sa fenêtre d’où il entendait des gouttes de pluies sur le zinc; ce temps brouillé le rendit tout mélancolique.Dans les trois parties qui composent cette histoire, l’extérieur vient renvoyer l’état intérieur du personnage.
Durant cette première journée passée à s’interroger, à réfléchir, à vouloir parler mais ne rendant qu’un piaulement ou la voix d’un animal, il tente de faire avec ce nouveau corps, désespérant de restaurer la paix et l’ordre dans cette société despotique qu’est devenu son corps, corps perçu comme un corps social mais aussi politique. Corps du personnage, corporalité littéraire du narrateur-écrivain? Corps troublé créant des oppositions intérieures, difficilement maîtrisables ? Mais opposition entre un monde extérieur inquiétant dans les figures représentatives du travail, de la famille et le clos de la chambre qui, au-delà de sa transformation, lui est rassurant. Cependant les références au vécu de Kafka, est le point de départ de ce court récit comme l’explique Jean-Paul Poizat sur France-Culture*: le titre primitif de ce texte fut Description d’un combat, la confrontation entre animalité et humanité, un combat avec soi-même.
Ce changement radical de Gregor s’impose à lui sans l’aide d’aucun code pour le maîtriser, un corps de vermine et une réflexion d’humain. Celle-ci se nourrit encore des considérations sur son travail, sur la relation avec sa famille, ce qu’elle attend de lui et ce qu’il sent de son désir volontairement exprimé et insistant de l’aider, sans prendre encore conscience que cette famille l’a inscrit dans cette situation. Ici se confirmera pour Gregor devenu vermine, le redressement dela famille, n’assignant plus le fils qu’à une charge familiale. Elle se redressera au sens moral du terme mais aussi au sens physique, puisque le père, face à la faiblesse du fils, reprend sa superbe, sa protection et sa puissance devant la mère et la fille, devenant un homme imposant, métaphorisé par le port de l’uniforme de son travail même chez lui. Ce mouvement de l’axe familial laissera aussi advenir la jeune fille dans la soeur de Gregor, et son changement d’attitude face à son frère.
La deuxième partie s’ouvre le soir de la première journée par un autre regard sur l’extérieur traduisant l’état d’esprit de Gregor. Il a tenté d’agir en sortant de sa chambre mais s’est fait renvoyer par son père impitoyable, à coup de canne. Et de sa chambre, devenu son territoire exclusif, il perçoit le reflet du tramway électrique (qui) posait ça et là des taches blafardes sur le plafond et le haut des meubles, mais en bas dans la zone de Gregor, c’était la nuit. Le personnage est relégué à sa forme de vermine dont la place est -en bas-, dans la zone, à l’extérieur de l’espace de vie et d’activité, zone ou ceinture de pauvreté ou d’avilissement autour des villes comme au XIXe.
L’extérieur alors s’efface pour s’ouvrir sur l’intérieur de la salle à manger, dans la troisième partie, qui devient le nouvel extérieur pour Gregor. Un extérieur qui causera sa mort par la violence du père. La porte ouverte, la famille accepte son regard, peut-être à cause de la culpabilité du père d’avoir blessé son fils avec une pomme fichée sur son dos (référence au meurtre de Jacob accepté par Abraham). Cette souffrance qu’il perçoit, sembla avoir rappelé au père lui-même que son fils, malgré sa triste et répugnante métamorphose, n’en demeurait pas moins un membre de la famille; il ne fallait donc pas le traiter en ennemi. Néanmoins, c’est bien le père qui concrètement massacre son fils. Par ce geste, ne peut-on se rappeler La Lettre au père, écrite par Kafka….
On se retrouve alors dans l’espace intime de la famille, là où l’ensemble du sort des personnages se réglera, où les relations psychologiques prendront toute leur ampleur, le regard de Gregor laissant percevoir tous les troubles relationnels, tandis que la famille s’arrête à la question de comment faire avec ça ! Avec tout le mépris et le dégoût contenu dans le pronom: « ça ».
Par ce qu’il découvre, Gregor comprend le changement de sa famille.
L’on voit dans cette nouvelle, une mise en évidence des relations interdépendantes dans le -territoire- de la famille, les liens indissociables tissés entre ses membres. De la sorte, ce qui interroge alors depuis le début, c’est la mise en avant de sa relation avec le féminin, concrétisé par sa mère, sa soeur, la femme.
La mère veut voir son fils transformé mais s’évanouit en le voyant et tombe dans un abandon physique et un désordre vestimentaire, au centre du cercle de la famille, ses jupes s’étalant autour d’elle tandis que son visage s’affaissait sur son sein, devenait absolument introuvable. Saul Friedlander* explique que la continuation de cette scène par un autre évanouissement à la fin de la deuxième partie, est la découverte et la prise de conscience par la mère de l’animalité de son fils, scène oedipienne, où elle tomba sur le canapé, les bras en croix dans un geste de renoncement total et cessa de donner signe de vie, alors que le fils, tente de s’approcher d’elle pour l’aider.
Mais celle qui fera le lien entre le frère et le reste de la famille, sera la soeur.
Grete, au début, tente de comprendre, d’aider son frère puis basculera dans l’attitude inverse quand elle saisira l’impossibilité de vivre ainsi, dans un basculement d‘un changement si radical.
Là aussi, Gregor pense que sa soeur peut et pourra le comprendre, le soutenir, voir ses efforts. A ce sujet, il continue à raisonner comme avant: aider sa soeur, comme il a été mis en charge d’aider sa famille par son travail. Et cela interroge leur relation.
Dans l’expression de son désir de l’inscrire au conservatoire de musique, il en vient à imaginer qu’il pourrait la garder près de lui, sentiment apparaissant lorsqu’elle joue du violon devant les deux locataires qui s’en détournent. Et la voix du narrateur qui reprend les pensées du personnage: il ne voulait pas obliger sa soeur à rester chez lui; elle devait y demeurer volontairement, s’asseoir près de lui sur le canapé et lui prêter enfin l’oreille…et Gregor, grimpant alors jusqu’à son épaule, l’embrasserait sur le cou; ce serait d’autant plus facile qu’elle ne portait plus ni col ni ruban; depuis qu’elle allait au magasin elle était toujours décolletée.
Toute vermine qu’il est, il a bien remarqué l’évolution physique de celle-ci, devenue une jeune fille dont l’énergie et la sensualité se retrouve en conclusion dans le regard de ses parents, rapporté par le narrateur en ces termes: il allait être temps de lui trouver un brave mari et, surtout par la dernière phrase de la nouvelle: la petite se leva la première pour étirer son jeune corps. Ce sont deux corps qui s’affrontent dans une métamorphose, dans une opposition radicale de l’animalité structurée, ici par un mariage et le corps soumis à sa puissante animalité, sans aucune rédemption possible.
Ce changement, cette mutation, autre métamorphose, entraînera un regard différent sur le frère mais emportera l’adhésion des parents et particulièrement du père, sur la nécessité qu’il aille au diable dit-elle,…Tu n’as qu’à tâcher de te débarrasser de l’idée que c’est Gregor…Si c’était lui, il y aurait beau temps qu’il aurait reconnu l’impossibilité de faire cohabiter des hommes avec une pareille vermine et qu’il serait parti de lui-même…, dit-elle à son père. Une manière d’assassiner son frère par les mots.
Cependant,Gregor entretient aussi une relation particulière avec la femme. On constate qu’elle passe par un désir incestueux soit envers la mère soit envers la soeur, sauf avec les servantes. Dans la dernière partie, cet aspect est différent. Les servantes ont eu peur, se sont toutes enfuies, et ce sera la dernière, une bonne âgée, toute en os…comme une figure de la mort, qui l’affrontera en se moquant, annonçant sa mort, le balai à la main, disant il est crevé comme un rat. Il est devenu une ordure que l’on jette.
Dans sa chambre, il y a une image représentant une dame assisse bien droit, avec une toque et un tour de cou en fourrure: elle offrait au regard des amateurs un lourd manchon dans lequel son bras s’engouffrait jusqu’au coude.
Cette évocation n’est pas s’en rappelait La vénus à la fourrure, de Sacher-Masoch, roman de l’écrivain autrichien, mais aussi le sous-entendu de cette représentation, à savoir le caractère érotique particulier au personnage.
La soeur de Gregor, qu’il enferme dans son imagination, semble perdre tout caractère sororale pour devenir un être à sa merci dont il pourrait jouir implicitement. Dans le déménagement de sa chambre, orchestré par les deux femmes, il se collera sur le cadre pour que celui-ci ne lui soit pas enlevé. Son fantasme ne doit pas disparaître, même si une opposition apparaît entre la soeur qui en vient à le mépriser et le désir du frère de la garder à sa disposition. La réalité de la situation provoquera l’effondrement de cette vision, la soeur-femme participant à montrer son avilissement qui le conduira à la mort: il est avili, le corps loin de toute pureté.
Saul Friedlander* citera ces mots, sur la relation de Kafka à son corps, extraits d’une lettre écrite à Milena : « Je suis sale, Milena, infiniment sale, c’est pourquoi je fais tant de bruit autour de la pureté ». Mais la pureté est inactive dans cette nouvelle.
On est tenté dés le début de prendre en pitié ce personnage du fait de sa transformation, mais on s’aperçoit, au fil de la lecture que celui-ci révèle une animalité, inscrite à l’intérieur de chacun. Cette animalité est si facilement oubliée, refoulée, cachée qu’un aspect de cette nouvelle est de nous la rappeler. Inceste, animalité contenus par la culture, par les structures de la société. Mais bien des exemples frappants dans notre contemporanéité démontrent le contraire et sont ouvertement exprimés.
Gregor repense à sa situation antérieure mais tente tous ses efforts à s’adapter à ce nouveau corps et à ces regards portés sur lui. Le personnage, par sa transformation, est réduit, pour les autres, à une idée d’un homme, d’un fils et d’un frère, pour devenir une bête. La première réalité charnelle de sa vie et sa relation aux autres ont disparu. Les autres ont oublié son humanité. Pour nous, qui sommes dans cette mutation comme l’explique Bruno Latour, il est important de ne pas oublier cette prise de conscience situé entre l’avant et l’après.
En élargissant et en s’appuyant sur ces quelques idées, celle de notre espace et celles de notre relation aux autres, le refus de la différence mais plus encore l’oubli de ce qui fut ressenti au moment essentiel du passage au confinement, pourraient peut-être faire voir d’une manière plus claire les dégâts de cette société de consommation dans laquelle nous sommes enfoncés, la perte de notre humanité devenue indifférente au vivant, la dignité perdue par l’extrême misère, l’annihilation de la pensée critique des régimes autoritaires ou totalitaires.
Ne pourrait-on pas conclure avec cette phrase de l’essayiste Saul Friedlander* : « l’une des caractéristiques les plus dérangeantes de l’univers kafkaïen est sans doute la soudaineté avec laquelle l’impuissance la plus extrême se renverse en un terrifiant pouvoir, ou mieux, la façon avec laquelle l’impuissance s’avère être l’attribut le plus inquiétant du pouvoir ».
Gregor a tenté de s’adapter à sa métamorphose.
Bruno Latour, Où suis-je? Leçons de confinement à l’usage des terrestres.
Cette relecture de la nouvelle de Kafka, au moment des confinements dus à la pandémie que l’humanité traverse, se confronte à une proposition nouvelle d’interprétation qui nous est donnée par le texte de Bruno Latour, Où suis-je? Leçons de confinement à l’usage des terrestres. (1)
Une tentative d’explication est faite ici en des propositions d’éléments essentiels en rapport avec la nouvelle de Kafka et de son personnage Gregor. Qu’en dit l’auteur ?
Le confinement nous fit nous retrouver comme Gregor Samsa, enfermés dans notre chambre. Ce dernier doit réapprendre à vivre avec son nouveau corps, comme nous dans le confinement. Une trop brève réflexion avait surgi portant l’idée qu’à la sortie de ce nouvel état, nous ne pouvions plus reproduire le monde d’avant, qu’il y avait désormais, un monde d’après. L’avons-nous oublié ?
Dans son essai, Bruno Latour explique que notre monde s’est métamorphosé. Et comme Gregor, nous allons devoir nous adapter. Ce qui est nouveau dans cette réflexion de Latour, c’est la réinterprétation lumineuse de la nouvelle de Kafka. Il propose un renversement de sens par lequel la métamorphose de Gregor serait sa propre prise de conscience à l’inverse de sa famille, qui reste confinée, elle, dans ses visions. Serait-ce un conflit de génération uniquement ? L’autorité sociale ou familiale, la relation au père ? Et si la perception de notre environnement vient de notre vision intérieure, il paraît normal que cette adaptation génère un conflit entre lui et le reste de la famille.
Si l’on étend cette réflexion au monde qui nous entoure, on peut concevoir deux manières de voir le vivant. Tout d’abord à travers un regard très étroit comme certains, sur eux-mêmes et leur environnement le plus immédiat, et les autres, qui considèrent comme vivant tout ce qui est en dehors d’eux.Au moment du confinement, l’on pensait qu’un retour en arrière était impossible et qu’un nouveau tâtonnement pour créer autre chose serait nécessaire, un peu comme Gregor « tâtonne » avec ses pattes et ses antennes. S’il a perdu son ancienne liberté, il en a gagné une autre, il sait enfin se déplacer, non comme ses parents claquemurés chez eux , mais pour de bon.
Latour rappelle que nous sommes confinés sur Terre, nous et tous les organismes vivants puisque la vie a une même origine. Le nouveau rapport du GIEC, paru en ce mois d’août, fait état de la zone critique dans laquelle nous sommes rentrés, « Zone critique » que Latour définit comme une situation périlleuse et terriblement objective. Et nous savons queles interactions entre les humains modifient les actions entreprises quelles qu’elles soient. Avec cette pandémie et la crise climatique, nous ne vivons plus comme nos parents et nous avons le sentiment d’être enfermés dans une mutation, comme l’est Gregor dans sa métamorphose, terrifiés par cet enfermement définitif.
Le philosophe-sociologue se pose donc la question: sur quelle Terre vais-je habiter ?
Les réactions dans la société sont diverses parce qu’il y a une vraie inquiétude.
– On commence à s’éloigner du politique vers de nouveaux intérêts concernant de nouvelles initiatives citoyennes de vivre la Terre. Et l’angoisse devant ce monde qui s’avance ramène aussi le retour d’une idéalité passéiste, d’ « une patrie ancienne » faisant remonter les tentations nationalistes. De même les frontières qui nous enfermaient sont remises en cause: nous apprenons à nous mouvoir dans un monde confiné à Gaia, mais en étant obligés de trouver des sorties: d’un côté la liberté est brimée par le confinement, de l’autre, nous nous libérons de l’infini. Économie en expansion, épuisement des ressources, disparition des espèces végétales et animales, violence du dérèglement climatique, exodes de populations peuvent être considérés comme les conséquences directes de cet infini qui présidait nos vies. Tous ces dérèglements mouvements la vie des humains qui respirent les déjections des plantes, parce que nous sommes liés à la nature.
De ce fait, ce confinement irrévocable sur Terre met en évidence que rien ne peut être notre propriété: on est libre. On échappe au piège de l’identité. Le confinement a donc révélé qu’il faut faire avec Terre, alors que tout avant l’avait oblitéré.
– Un autre problème apparait, celui du rôle du politique qui ne peut faire abstraction de la planète et de son évolution. Ce sont les Modernes qui ont véhiculés l’idée d’un progrès infini, la liberté sans frein et l’abondance. Ces notions ont endormi le regard des masses sur la réalité actuelle et nouvelle de la Terre. L’action du politique devrait nous permettre de passer alors d’un monde matériel à un monde fait de valeurs spirituelles laïcisées… une sorte de Paradis mais sur Terre, valeurs tournées vers le progrès, l’avenir, la liberté, l’abondance, nouvelles figures du Ciel – Heaven- fusionnées avec celles du ciel- sky. Nous devons apprendre à arpenter la zone critique, avoir de nouvelles manières de se situer autrement au même endroit.
Comme nos actions – sans même y penser ont apporté des modifications dans notre bulle d’air-, nous ont conduits au confinement, pour nous en sortir, il va falloir faire comme Gregor Samsa, devenir-insecte.
Accepter le changement, c’est ça la métamorphose.
– Après la question politique, la réflexion doit considérer notre rapport à l’économie.
Derrière cette dernière se trouve des pratiques qui perturbent, détruisent le rapport de l’humain au monde. Il y a une nécessité vitale de ne pas la considérer comme première, ne plus l’utiliser pour analyser les rapports avec la vie ( nous et ce qui nous entoure). L’on a repéré que la Nature avait ses lois de fonctionnement mais on lui a applique les lois de l’économie. Elle devient alors exploitable selon nos critères économiques. Mais elle ne peut pas nous servir de modèle de référence parce que son système met en évidence son principe premier: l’interaction entre ses différentes composantes.
L’on pense que l’on est autonome, avec une individualité unique, alors qu’en fait nous sommes liés aux autres par notre vie même. La grande révélation de cette pandémie est de faire remonter à la surface ce que nous avons perdu de vu et totalement oublié. Et Bruno Latour d’écrire: Célébrons l’expérience d’une pandémie qui nous fait réaliser si littéralement, en gardant nos distances d’un mètre et en nous obligeant à porter des masques, à quel point l’individu distinct était une illusion.
– Une autre notion évoquée est celle du territoire : le confinement nous fit apparaître vivre dans un monde globalisé, mais subitement renvoyé à notre espace de confinement. D’où la question posée: « Mais où est-ce que j’habitais avant ?».Eh bien, dans l’Economie, c’est à dire ailleurs que chez vous.
Pour définir notre espace, il est nécessaire de répertorier toutes les appartenances qui nous font vivre beaucoup plus que notre position sur une carte. D’où la notion expliquée de proche et de lointain, ce qui implique la redéfinition du terme de local. Le mot n’est pas pris dans sa notion de distance mais dans celle de relations humaines: le proche entraîne les mots d’engagement et d’intensité, tandis que le lointain permet de considérer cet éloignement et de réagir à ce qu’il implique parce que ce dont nous dépendons est souvent éloigné du lieu où l’on vit. Néanmoins, nous vivons proches les uns des autres et nous partageons un commun.
Habiter ce commun entraîne une discussion pour le vivre.
Gregor s’est métamorphosé de façon désespérante. Mais si l’on poursuit la métaphore pour notre situation, elle nous fait prendre conscience de nos interactions et l’importance de notre capacité à discuter de ce que nous voulons pour trouver une autre manière de vivre le commun. Dans la nouvelle, Gregor se définit par l’espace de sa chambre et de là, voit l’extérieur. Ce n’est qu’à la toute fin que les parents et la soeur sortent de leur espace mais en réalité, ils sont définis par leur enfermement dans l’espace intérieur de l’appartement. L’espace de la chambre définissait Gregor mutant.
Bruno Latour explique aussi le titre de « métamorphose », (qu’) il faut le lire à l’envers: c’est Gregor qui va reprendre une forme animée et ce sont les parents qui demeurent coincés dans la position impossible de rester des sujets figés devant des objets eux-même figés. La métamorphose se situerait donc entre la personne et l’individu. Plus ce dernier dépend de ce qui l’entoure moins il est libre, mais la personne a davantage de marges d’action.
La lecture, originale mais pertinente, proposée de cette nouvelle de Kafka montre les difficultés, plaintes, colère de la famille de Gregor, se renfermant dans ses préjugés, son dégoût du changement du fils: lui en fait le constat et s’adapte à son nouveau corps.
Les parents, comme leur fille prirent le parti de suivre ce qui est dans l’ordre normal des choses, dans leur continuité, alors que s’adapter au changement de Gregor leur demande une énergie quasi impossible à faire apparaître. Un peu comme dans toute mutation importante, comme à notre époque face aux changements climatiques et aux problèmes sociaux.
La proposition de Latour, ce retournement métaphorique devrait permettre de regarder et d’être dans le monde qui s’offre à nous actuellement d’une manière créatrice et dynamique.
Cependant la modernisation dans nos sociétés nous projette en avant, la plupart du temps « en brûlant nos vaisseaux ». Ici, cet avant qui nous semble essentiel doit être associé à l’amont, à l’arrière. On dépend de ceux qui sont derrière nous et par là même de ceux qui sont devant nous, parce qu’ils dépendent aussi de nous.
Deux notions essentielles: « inventer– transmettre » permettra de durer.
Une leçon de la pandémie fut de nous permettre de saisir que ni le territoire ni les frontières n’ont arrêté ce virus. Elle a fait surgir cette évidence, que nous sommes complètement dépendant les uns des autres, la prise de conscience d’une globalisation, qui cette fois-ci doit être humaine et non pas uniquement économique. Vouloir se retirer et vivre -local -n’évite en rien ce phénomène. Chacun dépend de l’autre et le vivant lie l’humain et son environnement. Le confinement comme le changement de Gregor.
Mais face à tous les changements qui ne peuvent plus s’ignorer, il y a le désir de revenir au monde d’avant, un peu comme Gregor lorsqu’il repense à ce temps où il avait la reconnaissance de sa famille et l’appréciation de ses employeurs. L’écart est immense, quasi abyssal.
Comment peut-on tirer des leçons de ce confinement, parce qu’il peut en présager d’autres ?
En plus de révéler les limites de toute notion d’identité, il n’y a pas de culture politique …pour remplacer ce monde par un autre…pour s’ajuster à la Terre, pour cesser de remplacer ce monde par un autre. Gregor, explique Latour, a compris qu’on ne peut revenir au monde d’avant. Une vraie torture….
Il rappelle aussi qu’au moment des grandes découvertes et au début de l’industrialisation, le monde a subi une première métamorphose. Il a fallu tout changer: pensées et actions. Nous sommes apparemment dans la même situation mais pas dans le sens d’aller en avant. S’il faut tout réinventer ce qui structure nos sociétés, il faut réinventer le mouvement même, le vecteur de nos actions. Non plus aller de l’avant dans l’infini, mais apprendre à reculer, à déboiter, devant le fini. …toujours ce devenir-insecte qui permet d’autres mouvements , en crabe, en cafard. Il y a de la beauté, il y a de la danse dans la reptation rythmée de mon Gregor, et cela semble demeurer la seule solution d’habiter un monde fini..
La terre semble avoir pris le contrôle de notre humanité. Et pour s’en sortir, plus que d’aller inexorablement de l’avant, il faudrait se disperser en éventail pour explorer toutes les possibilités de survie.
Une forme d’émancipation, dépasser la limite de la notion de limite.
Une forme de déconfinement, une métamorphose.
Gregor s’est déconfiné de sa vie d’avant.
Ghyslaine Schneider
Bibliographie
*(1) A partir d’ici, les citations en italique se réfèrent au texte de Bruno Latour.
* de nombreux podcasts sur France-culture
https://www.franceculture.fr/recherche
https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/la-metamorphose-gregor-samsa-kafka
- Saul Friedlander: Kafka, poète de la honte
- Kafka: Lettre au père – Lettres à Milena
- Hannah Arendt: Ecrits juifs