DAOUD, Kamel Zabor ou les psaumes

Ce roman de Kamel Daoud est somptueux.
L’étymologie de ce nom contient la notion de saisissement.
Il nous saisit, nous captive par la beauté de son écriture poétique, par ce récit  de l’enfance, par ses histoires comme des contes, par ses entrelacements des narrations comme l’écriture de la langue arabe.
Somptueux par son courage, tout en réclamant une part d’autobiographie, de parler du Livre, des femmes cachées, du sexe étouffé, de l’enfermement d’un village conservateur dans sa manière de penser et dans ses relations humaines dont la seule tradition, rigide et fermée, en est le garant.
Mais éloge de la littérature parce que l’histoire qui est écrite sauve de la mort et de l’oubli, en gardant la mémoire de l’individu, comme Ismaël le pense. Il l’explique en visitant les cimetières… les pierres tombales avaient un intérêt presque mathématique: je calculais les âges, je jouais avec les dates de naissance et de mort et je pensais avec fascination à ce blanc du trait d’union entre les deux indications, à cette ravine du souffle, irréductible, car il s’agissait d’une vie, mais absolument vide, car entre la naissance et la mort manquait le récit d’une histoire. Et éloge de la langue française qui dit toutes les nuances du monde et même le désir !

Il s’agit bien ici, de raconter une histoire pour tenir à distance la Camarde. Envoyé au chevet de son père mourant pour retarder sa mort, il prend conscience de l’origine de son don, en racontant celle de son grand-père dans ses bras, cet homme qui s’est tu après avoir été éloigné de chez lui  par son fils, lèvera les yeux sur le petit-fils qui lui lit un livre au moment de son agonie…ses yeux gris m’ont soudain manqué. Peut-être étaient-ils le vrai secret de mon don, la raison détournée de ma colère contre la fossoyeuse qui s’est amusée longtemps avec lui avant de le croquer.
Ce don, c’est celui d’écrire: Ecrire est la seule ruse efficace contre la mort. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les vers en boucle ou l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution: écrire.

Comment est -il arrivé à cette conscience ?  Sa mère, renvoyée de chez elle par la deuxième femme de son père, Hadj Brahim les installe dans une maison près du désert. Douleur de ce fils d’être rejeté et de perdre sa mère jusqu’à en oublier le visage, seulement les deux mains qui le cachaient. Dans la maison du bas, avec sa tante Hadjer et son grand-père, Hbid,  il grandit sous le regard acerbe de son père et de ses remarques. Devant le mourant, il pensera: C’est que le vieux a fait son oeuvre acide sur ma vie. Depuis des années qu’il répète la même histoire, me raille jusqu’à me réduire à un doute, me repousse, rit de mes nuances, il a fini par inhiber ma capacité à lui sauver la vie. Difficile face à face entre celui qui crée des histoires et celui qui donne la vie. Le créateur peut-il anéantir sa créature ? Lui, Zabor écrit pour sauver des vies, ce qu’il pensera faire sereinement et avec force jusqu’à cette rencontre avec le destin. La mort de ce père.
Et l’on sait, par un retournement de la narration, que celui-ci, riche boucher de son village a fait vaciller ce fils, au moment de l’égorgement d’un mouton.  Ainsi la bête prend la place du fils lors de l’égorgement d’Abraham lui fait écrire: la bête mystérieuse et noble avait poussé un bêlement triste et présenté sa gorge en quelque sorte pour me sauver de son emprise…Le mouton céleste pour m’épargner, s’était donné au patriarche et m’avait offert la puissance de l’écrivain capable de contrer la mort.
Difficile relation du père avec ce fils qui est appelé par son demi frère Abdel à son chevet pour le sauver avec son don. Le Zabor a trois jour pour tenter de retenir le mourant, lui faire entendre à nouveau son histoire pour qu’il s’en saisisse et recommence à la vivre. Mais devant le mourant, il se sent impuissant, O, Ibrahim, versant d’Abraham, c’est à mon tour de poser la lame souriante sur ta gorge et de décider si je dois sauver le mourant ou ta vieillesse. Les références au Coran parsème le texte comme on peut le voir dans le nom de ce père, mais aussi dans le nom de ce premier fils et de la situation familiale qui renvoie à l’histoire d’Abraham et de Sarah, au Livre. Une même histoire de famille.

L’enfant grandit entre ses convulsions et tremblements, ses cris dont il use en conscience et les seins de tante Hadjer, à la peau brune, qui l’entoure de ses bras maternels et de ses paroles qui le construit à rebours de son père.  Et la narration reprend entre ce qu’il écrit pour retenir son père et le destin de sa tante. Jeune femme qui n’a pas été désirée par une famille, vivant comme une vieille fille, avec l’enfant de son frère, enfant par procuration. Devant les films indiens, incapable de comprendre la langue et le sous-titrage, c’est Ismaël qui lit ce qui est écrit puis construit des histoires, et au-delà de ce jeu sombre et excitant, il y avait une autre découverte pour moi, plus essentielle, la traductibilité. A force d’interpréter les dialogues, je finis par les adapter puis par les remplacer, au final, par les inventer….J’avais onze ans, je parlais couramment l’arabe de l’école et je lisais peu le français. De ces histoires inventées pour pallier les difficultés de la langue du film, naît ce goût pour les histoires. Robinson dans son île, se construisant une bibliothèque. Empruntant des titres. Inventant des histoires. Ravi de sa propre version. Et conteur comme Shéhérazade pour tenir à distance le désespoir souterrain de la tante.

La tante Hadjer. Occasion de parler du corps des femmes.
Corps cachés, répudiés, réduit à une tête à une fenêtre, décapitée, dont on ne doit pas voir le reste du corps. Visage de Djemila à la fenêtre, femme qui le fascine, qu’il veut sauver par ses lettres et ses récits, femme dont la part libre est sa fillette qui peut encore sortir dans la rue, sourire et courir. La mère de Nebbia était là, mais dérobée, à moitié incarnée, comme morte… les rumeurs à son sujet, l’interdiction qu’elle avait de sortir, d’aller aux bains ou de rire dans les mariages. Après le divorce, la femme s’immole lentement et devient le centre des vigilances qui la dépècent. Elle n’est plus que feu à surveiller, sexe rusé, honte possible. Dès la répudiation, sa tête est tranchée, séparée de son corps, et elle se consacre à effacer celui-ci, à le rendre flou et grossier sous les étoffes, à le vider de ses sens et de ses frissons.

Eloigné de l’école par sa différence, il apprend trop vite, il devient le meilleur élève à l’école coranique, et se rend compte de la terrible situation qui est de retenir par coeur sans comprendre. Lui, réclame le sens de ce Livre unique qui avait lentement éclos dans le désert, avait dévoré les autres livres, leur avait interdit des pans entiers de l’univers, puis avait fini par s’étendre comme le sommaire fabuleux de toute choses.
Et le Livre entre en rivalité avec ces histoires racontées sur des cahiers d’écoliers … la collection de ce livre gigantesque que j’ écris depuis des années, Zabor. Récit salvateur, glissé sous l’aisselle du monde, portant la mission sacrée de tenir en vie le plus de gens rencontrés. …les psaumes comme disent les autres. Rencontre entre ce qui est d’écrire le monde comme un savoir, celui qui éclaire la vie, la sauve de la mort,  et la vision mystique de ce monde pour en perpétuer la beauté qu’on peut y lire. Le monde comme un livre.
Des questions sont posées. Celle sur l’intérêt de Dieu à ce monde: Si dieu aimait la beauté, comment expliquer toute cette laideur sous mes yeux ? celles sur la relation de Dieu et ses créatures: Si la vie est impureté, pourquoi étions-nous soumis?… pourquoi Dieu avait-il besoin de ma foi pour croire en lui-même ? Et quel était ce commerce qui exigeait la défaite de mon corps en échange du paradis? Question essentielle  de part les temps qui courent.

Il prend conscience que le monde est un livre, n’importe quel livre, tous les livres possibles, écrits et à écrire. Et cette définition du livre réordonne, réorganise le chaos de ce monde. Question aussi de point de départ ou d’aboutissement. Et une autre question avec sa réponse, comme toutes celles qui émaillent le roman. Pourquoi écrit-on et lit-on des livres? Pour s’amuser, répond la foule, sans discernement. Erreur: La nécessité est plus ancienne, plus vitale. Parce qu’il y a la mort, il y a une fin, et donc un début qu’il nous appartient de restaurer en nous, une explication première et dernière. A la différence des Mille et une nuit, où Shéhérazade  repousse le moment de sa mort par des histoires, dénouement tragique, et bien qu’elle épouse le monstre séduit, Zabor dit que c’est par le dénouement qu’il faut commencer…, il faut le désamorcer …écrire un grand roman à contre-courant du Livre sacré. Prééminence de l’imaginaire humain qui prend sa source dans le réel de la vie (et Daoud dit que « la fiction est là pour amplifier les aspects de la réalité ») sur un livre sacré qui ne s’amplifie qu’à partir de ses commentaires.

Pour lui, le livre qu’il écrit au chevet des mourants est celui qui doit leur redonner vie. Ne serait-ce pas un regard sur la puissance d’imagination de l’écrivain face à un Dieu qui a écrit le Livre, Dieu à l’indifférence spectaculaire, mais Dieu qui m’a donné un pouvoir immense, ce don…
Mais pour arriver à pouvoir transcrire, donner forme, donner vie à ce don, il passe par la découverte des langues. Occasion par cela, pour Kamel Daoud de rappeler que l’Algérie est un pays de multilinguisme et cet aspect en fait sa richesse. Il y eut un premier effacement et ce fut le dialecte, les mots que m’avaient donnés ma tante étaient…le dernier écho de la voix de ma mère dont le visage s’était effacé de ma mémoire, qui disparut. La langue de la mère perdue, l’enfant vit  l’irruption de l’autre langue, l’arabe de l’école. Et cette découverte le conduit à regarder cet inattendu tel une vision nouvelle sur ce qui l’entoure: le village, Dieu parce que la langue  se mit à parler à (sa) place et (à celle) des héros de la guerre de Libération. Et dans ce roman, il y a un dépassement de ce thème qui remplissait d’une façon souterraine les pages des romans des décennies précédentes ainsi que la vie sociale. Nous étions un pays récemment libéré de la colonisation, les mots se faisaient soldats, mimant l’uniforme par leur rigueur et s’appliquant à chanter la terre, le sang des martyrs, la guerre. 

Très vite, et intuitivement, il comprend qu’elle est limitée, provoquant son ennui, même si elle possède la capacité de transcrire la poésie le monde, mais je crois, dit-il, que son malheur, à mes yeux, vint de son incapacité à provoquer le mystère et le plaisir. Et sur le chemin de cette quête à vivre ce qui est la grande affaire de l’adolescence, surgit une langue qui pourrait dire le désir. Le corps pour l’imam est un obstacle à la rencontre avec Dieu, mais l’enfant en perçoit les limites à dire ce qui n’est pas nommé et qui se cache. Et ce fut alors, par un bel hasard, la découverte de livres en français. Déchiffrage lent mais victorieux qui lui ouvre la porte de l’érotisme de son corps en correspondance avec celui du texte écrit. Le sexe n’est plus que les quatre-vingt-dix-neuf allusions de notre langue. Et le français devient à la fois la langue de son don, et la langue du désir. Cette phrase déchiffrée, « Elle s’avança vers moi nue », cette langue fut celle du sexe et du voyage, ces deux versants qui étendent le corps à autrui, l’obligent à la renaissance.
Ainsi, les livres des colons, (seul souvenir passé du temps de la colonisation), la langue française lui fait découvrir la nudité, source de sa découverte de l’érotisme, expérience se renouvelant jusqu’à l’épuisement par l’exercice de la lecture. Le livre ou plutôt cette langue, comme ouverture sur son désir  et sur le monde. L’écrivant a besoin de pages blanches, de crayons pour son propre destin …pour écrire ce que je voulais moi-même. Liberté extrême de l’écrivain. Choix de la persévérance, du labeur dans ce troisième jour qui se termine, au coeur de la tempête de sable qui souffle, il pense que l’écriture est le contraire du sable car c’est le contraire de la dispersion. Résistance contre ce sable du Sahara qui pénètre tout, qui envahit tout, pellicule rouge sans cesse renouvelée. Mais le père est mort. Et si la liberté surgit alors, le poids de la responsabilité s’allège, il y a la mise en doute du don, sourde culpabilité puisque j’aurais du écrire plus vite. Il aurait dû me croire, croire en mon don. Libération qui le conduit à accepter la présence du corps de Djemila à côté de lui. Dans la pleine possession de son désir.

Les pages des cahiers  ensemencent  le village, les arbres, la végétation, les murs, métaphore  de la création.  Et comme le Dieu à la fin de sa création, il est, lui, arrêté, le septième jour de la mort de Hadj Brahim, une sorte de repos biblique forcé. Histoire presque parfaite. Et c’est lui qui devient le Shéhérazade nouveau qui tient par ses histoires sa mort à distance et la mort termine: J’attendrais jusqu’à demain; je le ferai toujours bien mourir quand j’aurai entendu la fin de son conte.

Ce nouveau conteur, tenant à distance la mort, par la merveille de l’écriture, ne rend-t-il pas un bel hommage à l’imagination créatrice et courageuse des femmes….?

 

Ghyslaine Schneider