Cet article, paru dans La Débat, en 1983, est précédé dans la nouvelle édition, d’un discours fait par Milan Kundera, au Congrès des Écrivains Tchécoslovaques, en 1967, intitulé La littérature et les petites nations.
Pour les petites nations ne vaudrait-il pas mieux qu’elles joignent leurs forces créatrices avec des nations plus grandes? Cette interrogation de Hubert Gordon Schauer, reprise par Kundera, au sujet de l’avenir de la nation tchèque est posée dès l’entrée du discours. Il continue … Est-ce que cette valeur en soi sera à même de le (le peuple) prémunir à l’avenir contre le risque de perte de sa propre souveraineté ?
Il évoque le travail des intellectuels au 19e siècle qui ont fait des efforts pour construire cette culture qui fut bris(ée) à ce moment là …par l’occupation, puis par le stalinisme, pour presque un quart de siècle, (pour) l’isoler du reste du monde, amenuiser ses multiples traditions intérieures, l’abaisser au rang d’une simple propagande…une tragédie qui risquait de reléguer la nation tchèque une nouvelle fois – et cette fois-ci définitivement- à la périphérie culturelle de l’Europe.
Ainsi, les petites nations ne peuvent garder leur souveraineté que par le renforcement de leur langue et des valeurs culturelles qui leur sont propres, le lieu même et essentiel de ce qui fait leur vie propre. Il est nécessaire pour l’individu de s’inscrire dans cette continuité historique et culturelle. Pour lui, les hommes qui vivent que dans leur présent non contextualisé, …qui manquent de culture sont capables de transformer leur patrie en un désert sans histoire, sans mémoire, sans échos et exempt de toute beauté.
La liberté d’esprit est essentielle et elle fut impossible sous le fascisme et le stalinisme, dont l’humanisme, pour Kundera, fut dévoyé pour devenir une immense force de répressions et d’oppressions. Et il conclut par ces mots: Alors quiconque mettrait par bigoterie, vandalisme, inculture ou étroitesse d’esprit des bâtons dans les roues du rayonnement culturel en cours, mettrait des bâtons dans les roues de l’existence même de ce peuple.
L’autre texte qui fait l’objet même de ce petit livre, Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, est précédé d’une introduction de Pierre Nora. Il insiste sur deux idées. L’Europe était vue non comme une multiplicité de cultures mais seulement sur le plan politique: l’Est soviétique. L’autre aspect fut que l’Occident a été incapable de voir sa disparition, et la culture fut remplacée par « la société de spectacles ». Nora pose cette question essentielle: Quel sens alors donner au projet européen ?
En novembre 1956, les chars russes rentrent dans Budapest. Le directeur de l’agence de presse de Hongrie prévient le monde par ces mots: Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe.
Le 24 février 2022, les chars russes pénètrent en Ukraine. Le président Zelensky affirme qu’il se battra pour son pays et pour l’Europe. Et cette phrase: si l’Ukraine tombe, l’Europe peut tomber.
La question de l’Europe est l’objet de nombreuses interrogations. Que signifiait-elle à l’époque de l’invasion de la Hongrie et en 1983 ?
Kundera situe son analyse autour de trois pays : la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie. L’Europe, après la guerre se partage en trois zones : l’occidentale, l’orientale, et la centrale, entre l’Ouest et l’Est formant alors le bloc soviétique; plus qu’une vision géographique, c’est un attachement aux valeurs de l’occident qui soutient ces pays. Leurs révoltes successives, entre 1956 et 1970 contre le « grand frère soviétique », furent matées violemment. Mais elles furent préparées, au sein même du peuple, par des créations artistiques, dont l’interdiction de publication ou de représentation fut le signal de la contestation. Ainsi, en Europe centrale, on ne peut dissocier culture et peuple, alors qu’en occident, la culture est réservée à une élite.
Kundera pense que le communisme prive les nations de leur essence.
L’asservissement russe, à l’hégémonie ancienne, puis soviétique, donne raison aux craintes de ces trois pays. On a toujours été plus sensible aux dangers de la puissance russe. L’Europe centrale se sentait comme une petite Europe des nations, cultivant et son unité et sa diversité, à la différence de l’unification voulue par la règle russe.
Cependant Kundera s’interroge sur une fascination réciproque entre l’Occident et la Russie, tout au long du 19e siècle, mais que le communisme arracha à l’histoire occidentale. Il continue: …c’est à la frontière orientale de l’Occident que, mieux qu’ailleurs, on perçoit la Russie comme un Anti-Occident; elle apparaît non seulement comme une des puissances européennes parmi d’autres mais comme une civilisation particulière, comme une autre civilisation.
Il note une différence dans la manière de concevoir, pour les Russes, le temps et l’espace, d’aborder la vie, et le sentiment du malheur.* Le sens profond de leur résistance, c’est la défense de leur identité; ou autrement dit: c’est la défense de leur occidentalité, écrit-il. Et cette occidentalité des pays à l’ouest de la frontière de l’empire soviétique subit une unification, effaçant l’originalité de ces pays.
Il continue à s’interroger sur ce drame, dont l’origine fut la remise en cause de l’Empire austro-hongrois qui éclata en 1918. Les autrichiens ne surent pas être garants de ces petites nations, devenues des petits états vulnérables. C’est une des erreurs de l’Europe centrale. Il en existe une autre qui est celle de « l’idéologie du monde slave ». Les Tchèques étaient portés par une russophile dangereuse, tandis que pour les Polonais, leurs rapports n’étaient qu’une lutte à la vie et à la mort. Cette slavophile permit aux Russes de s’accaparer de ces peuples. Et cette disparition de l’Europe centrale passa inaperçue pour le monde occidental.
En évoquant cette partie de l’Europe comme le lieu d’un formidable essor culturel dont Vienne parait être le centre, la liste impressionnante de noms, de Schönberg, de Béla Bartok, de Kafka et de Hasek, de Musil et Broch, de Gombrowicz, Schulz, Witkiewicz, comme la naissance du structuralisme dans le cercle linguistique de Prague, Freud et Ferenczi, interroge sur ce lieu géographique. Kundera affirme que l’Europe centrale n’est pas un état, mais une culture ou un destin. Plus que des frontières formant les états, dans cette partie de l’Europe, depuis longtemps, c’est le combat pour une vie nationale authentique, dans un refus d’une assimilation à une plus grande nation, et ce qui perdure c’est la même mémoire, la même expérience , la même communauté de tradition.
Ces diverses origines des peuples d’Europe centrale se mélangent et créent un mouvement de pensée et de réaction unique dans cette partie européenne. Kundera souligne aussi que tous les grands noms évoqués sont des juifs. Pour lui, …aucune partie du monde n’a été aussi profondément marqué par le génie juif…. Ils étaient au XXe siècle le principal élément cosmopolite et intégrateur de l’Europe centrale, son ciment intellectuel, condensation de son esprit, créateur de son unité spirituelle.
Il pose à nouveau la question des petites nations et insiste sur l’idée de leur combat incessant pour conserver les caractéristiques uniques de leur petite nation. La fragilité, la vulnérabilité, de l’Europe centrale est bien celle de toute l’Europe. Elle en est son miroir, et sa littérature pointe cette fragilité de l’humanisme européen.
Une troisième fois, Kundera revient sur sa question qui est de comprendre pourquoi l’on n’a pas perçu et nommé la disparition du foyer culturel centre-européen…face à l’asservissement de l’empire soviétique ….Ma réponse est simple… parce que l’Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle. Il établit le constat que la culture a cédé sa place parce que nous ne lui accordons plus le même intérêt dans ce monde moderne, dominé par la politique et la violence. Il insiste à nouveau sur l’origine des soulèvements et des révoltes: c’est le monde culturel qui en donnait l’impulsion, non les médias.
L’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes fut la destruction de la culture tchèque: ce fut d’abord celle de l’opposition, puis le remplacement de l’identité tchèque par celle de la Russie, et la destruction de la culture comme manifestation des Temps modernes. Il écrit: En effet, la civilisation du totalitarisme soviétique est la négation radicale de l’Occident.
Il insiste sur la particularité culturelle pour ces pays que sont les revues. Et ironiquement, en France on discute pendant les dîners des émissions de télévision et non pas des revues (articles écrits non par des journalistes mais par des écrivains, des philosophes, des historiens, sur leur domaine mais aussi sur l’art et la politique). Car la culture a déjà cédé sa place. Sa disparition que nous vécûmes à Prague comme une catastrophe, un choc, une tragédie, on la vit à Paris comme quelque chose de banal et d’insignifiant, d’à peine visible, comme un non événement.
Cet article de Kundera fut écrit en 1983. …
L’écrivain termine son article par rappeler que les anciennes frontières- remparts- de l’Empire furent disloquées, qu’il y a eu Auschwitz, puis le rideau de fer. Pour l’Occident, ces pays sont vus sur un plan politique comme une zone d’influence russe, sans identité culturelle propre, en somme, ils sont – l’Est. Puis, sa vraie tragédie n’est donc pas la Russie, mais l’Europe. Et de rappeler la phrase du directeur de l’agence de presse hongroise, phrase adressée à l’Europe, dans l’incompréhension, à l’époque, de cette dernière.
Mais nous sommes en 2022, la guerre est en Ukraine. L’Europe semble, sur certains points, avoir changé.
Ghyslaine Schneider
* Il cite le texte, beau et lucide, de Cioran : La Russie et le virus de la liberté, dans Histoire et utopie, 1960