Prenez la carte de l’Afrique sur Google map… commencez un itinéraire depuis Gorom Gorom, au Burkina Faso… tentez de calculer les km… le moteur de recherche ne peut établir l’itinéraire… il se perd dans l’espace des détours des noms, des sables, des ergs montagneux traversés jusqu’au bord de la mer, où Impossible qu’une telle piscine fasse une colère. Quant au temps, il se dilue dans le texte écrit par ce « grand quelqu’un d’autre » (1).
Abdou, dans le périple de son désir de France, …est étudiant. ll part en Europe étudier la vie. Il est étudiant en études, chercheur en recherches. Europe, un lieu où revenir est possible, lieu où il aurait parfait mon éducation… Abdou, jeune griot, un i debout, au bord de la route, un naïf, dans le sens ancien du terme, dont la spontanéité et le naturel s’appuient sur une réflexion fine et subtile, (n’appelle-t-il pas Madame Jacqueline, Madame Norbert !), est aussi débrouillard, rusé, opportuniste. Le temps aboli, chacune de ses aventures fonctionne comme une histoire close dans l’histoire de sa remontée vers le nord.
Dans ce conte, la violence de la réalité de l’immigration, l’Afrique vaillante en proie à la saignée, s’évacue dans le fantastique. Poésie et musique, au coeur de ce passage étroit.
Il est misicin, fils de misicin, musique, jouée en s’adaptant habilement à son auditeur.
La musique nous fait entendre l’Afrique…
…comme par le transistor rafistolé, dans le chant de sa guitare mollo, dans sa langue où les mots glissent d’un son à un autre, d’un sens à l’autre, comme se déclinant Une razzia, des rezzou…
…comme les excuses de Youssouf pour son parler, Pardonne-moi de le dire en vers, mais si s’en mêle pas la danse, le parler est vain. Si s’en mêle pas la musique, aucune parole mérite.
On entend la poésie dans les aventures d’Abdou parce qu’il devient l’Ulysse du conte, le possible Ulysse du poème de Du Bellay, celui qui aurait «fait un beau voyage…» pour s’en retourner chez lui, riche de son expérience et sans échapper au chant des sirènes. Elle vient à son secours avec la chienne, Koukoupé, (écho poétique d’Apollinaire *), dont la longue course folle, sans tête, permet au jeune homme de fuir. Elle se fait aussi entendre dans son parler. La force de sa parole qu’il retourne à souhait, il la joue comme des notes de musique, dans un dialogue intérieur ou avec les autres, adaptant sa partition verbale à la réalisation de son désir. Il se sert de La Fontaine, comme de maximes de vie, ou de Baudelaire, A une passante, pour dire son amour d’Aïcha
Ecriture des Correspondances
Pour une forme de sourire au coeur de cette tragédie
Abdou, l’éloge du voyage…dans la complicité avec son narrateur.
Mais l’Afrique est saisie par la modernisation du monde et Abdou sait qu’il faut s’adapter pour survivre. Non pas comme l’oncle Abdourhamane pressentant qu’il faut qu’il disparaisse parce que sa musique ne sait plus faire bouger les jambes des fiancés, alors que pour lui elle se nourrit de l’air. Elle est saisonnière, dépend du fleuve…avec une seule note, il rafraîchit la brise. Il rend la nuit plus noire.
Dans le dialogue avec ses ancêtres troublés de ses aventures, le chantage du faux accident, la séduction d’une femme en mal de désir, le retournement des ouvriers, son transfuge volontaire dans le camp du plus fort et sa fuite au moment important, sa récupération de la caravane du chamelier, et plus tard avec les archéologues, c’est à dire opportunisme, lâcheté, vol, recherche de son intérêt personnel, compromission fera dire, à ses ancêtres, on est inquiets parce qu’on voit que t’es mûr pour réussir en Europe…
Vision des Africains sur les Européens ? Est-ce cela moderniser?
Tout au long de ce texte, dans cette marche vers l’Europe, les migrants, les candidats, chacun pour soi, dans une lutte en face à face où racketteurs, voleurs, policiers, rebelles, exploiteurs déguisés en entrepreneur reproduisent sur le fragile, le désespéré, le blessé qui fuient vers un autre mieux leur propre fragilité, désespérance et blessure. La part infernale de l’homme.
Cependant certains en sont revenus, comme Ayouba qui a fini de passer les frontières… pour… Retourner où j’ai pas de rôle, où ma figure a un visage, où mon visage a un nom qui parle.
Sur l’esquif légère, sur le dos d’une grande bête vers l’Italie, et Aïcha retrouvée, se pose la question essentielle, celle qui englobe toutes les autres, celle qui dit l’incompréhension de ce droit que s’arroge certains hommes à interdire aux autres la liberté d’être là où bon leur semble…
Et si le hasard des temps fait que l’actualité du monde paraît rattraper la littérature, celle-ci dans son anticipation, sa liberté, sa force d’expression se saisit encore d’une fable, celle du Singe et du Dauphin. Là, Abdou et Aïcha se refusent à la proposition du Dauphin, parce que la fable a enseigné, appris le monde, et le jeune homme alors peut crier au dauphin reviens quand tu seras capable de sauver l’arche sans trier dedans, vilaine bestiole !
L’écrivain djiboutien, Chehem Watta continue peut-être l’histoire d’Aïcha. et l’on ne le voudrait pas ….
Dans Amours Nomades. Bruxelles, Brumes et Brouillards, ce sont les histoires multiples de ces femmes africaines autour de la Gare du Midi, à Bruxelles. Quinze textes précédés de deux lettres échangées. Une anaphore « Celle qui a Voyagé » en hommage à cette force de se sortir de la misère, d’un espoir d’autres espaces, d’un amour cherché, pour rencontrer la solitude, l’agitation folle des villes pleines de pluie et d’ombres, «l’amour nomade» et dire N’oubliez jamais ceci, gens de la Grand démocratie: l’immigrée a le pays d’accueil dans ses yeux, son pays d’origine dans l’estomac.
Et pour l’écrire Chelem Watta mêlera la poésie aux douleurs, aux espoirs déçus, à l’intolérable injustice du monde et de la vie…
Et avec la poésie, l’émotion. La prise de conscience ?
* 1- F. Valabrège citant Michaux parlant du terme d’écrivain. La revue Le Matricule des Anges, mai 2015
*Soleil cou coupé : dernier vers du poème Zone, d’Apollinaire
Ghyslaine Schneider