Printemps 1935- Fin du printemps 1936.
Quinze ans de fascisme avait fait oublier à tout le monde le problème méridional.
Carlo Levi raconte cette période de sa vie, un confinato, dans les terres pauvres du sud de l’Italie, dans le village de Grassano puis dans celui de Gagliano. Peintre, et forcé par les paysans à exercer son métier de médecin. Ce n’est qu’en 1943 qu’il recomposera ce temps vécu.
Et il arrive en ayant l’impression d’être tombé du ciel, comme une pierre dans un étang.
Très vite, à Gagliano, il perçoit, dans leur manière de s’inscrire physiquement dans le village, les seigneurs, les galantuomini, et les paysans, les cafoni, se méprisant les uns les autres.
Durant cette année là, il tentera de comprendre ce monde opaque, le fonctionnement de ces hommes et de ces femmes, sans porter de jugement moral, en nuançant constamment sa réflexion, et sans avoir parfois une certaine ironie d’écriture.
Ce monde paysan n’est pas religieux, c’est un pays d’ânes, celui-ci, pas de chrétiens… l’église est pauvre et le village encore plus pauvre: et puis ce ne sont pas des chrétiens, martèle l’archiprêtre Trajella. Et aussi parce que dans cette région où le temps n’a pas été apporté, où le terme de chrétiens désignent les hommes qui sont des bêtes de somme, effectivement, Le christ s’est arrêté à Eboli.
Chacun est en contact permanent avec le monde autour de lui, qu’il soit végétal, animal, humain, plus près du sens premier du mot religion: reliés avec les saints, la Vierge noire, les esprits en liberté qui viennent ennuyer ou terrifier dans des formes humaines ou animales, les êtres mi-hommes, mi-animaux, sans frontière entre les vivants et les morts puisque ce pays est fait des os des morts, et de légendes construisant une mythologie particulière, un cercle de passions obscures.
Ce regard d’ethnographe nous décrit aussi les guerres entre les gens prenant l’allure de vieilles rancunes remontant au temps lointains des brigands, de haines, de passions contrariées, de méfiance, mais surtout d’ennui, de lassitude de se sentir être abandonnés et pressurisés par l’Etat, Rome, Etat lointain qui se moque de leur misère. Parce que celle-ci est là, présente dans le paysage minéral, dans les chaleurs étouffantes et le froid glacial et venteux, misère faite de malaria, misère de manger du pain sec, misère des promiscuités quotidiennes des hommes et des animaux, misère de l’absence d’éducation pour savoir, pour comprendre, pour l’espoir.
Soumis, à ce complexe d’infériorité radical, où le mal a la forme de la douleur terrestre, au-delà de la philosophie du crai, de cet union d’un – toujours et d’un jamais -, dans un -demain – impossible, ils savent résister : à la religion de l’église, à l’ancien droit féodal des seigneurs, aux décisions illégitimes, par la passivité et la méfiance, par le brigandage, une autre forme de révolte. Au moment où le narrateur est interdit d’exercer la médecine, le sentiment d’un droit juste bafoué, les conduit à se révolter mais aussi à suivre la voie du théâtre dans la parole pour dire la colère: vestige d’un art ancien…ou une renaissance spontanée, un retour aux origines, un langage naturel à ces terres où la vie est toute tragédie sans théâtre ? Mais pour ces paysans, les fascinant par sa peinture et les aidant par sa médecine, il fut regardé comme un magicien, un seigneur, un exilé comme eux, par cet Etat qui prend la forme du destin, et parce que lui aussi avait une double nature… moi aussi moitié homme et moitié lion…
Cependant, ils n’échappent pas à la politique du pays. A la différence des seigneurs, les paysans ne sont pas inscrits au parti. Et même à aucun autre parti, et l’Etat, c’est « ceux de Rome », une calamité au même titre que la malaria ou la grêle. Un état qui apparaît, selon Don Luigi, comme une personne faite à peu près comme eux, avec une morale personnelle semblable à la leur, qu’il fallait imposer à tous, livré aux mêmes petites ambitions, petits sadismes et petites combines qu’eux, mais en même temps incompréhensibles aux profanes, énorme et sacré. Mais Carlo Levi explique aussi comment le vieux Dr Milillo y adhère, par amour de la paix, et parce qu’il y trouvait son compte. En des pages convaincantes, il développe sa conception d’un Etat, qui ne peut être que la somme d’une infinité d’autonomie, une fédération articulée.
Ce récit de l’exil, s’il fait état des passions, résignations, superstitions, coutumes et misères, des seigneurs comme des paysans, où les uns sont dans le pouvoir et les autres dans une passivité du rien, ce récit, donc, est un texte littéraire, fait de portraits fins et justes et des topoï de scènes coutumières paysannes. Entre le fossoyeur, l’archiprêtre et le sanaporcelle, régulateurs de temps différents et le temps lunaire et puissant des femmes, le récit s’appuie sur la cohabitation de ces ruptures temporelles, comme celles perçues à la venue de sa soeur ou de son court retour à Turin, où le monde ancien lui apparaît comme un souvenir, perdu pour lui et étranger, avec le sentiment terrible et impuissant d’être incompris par ceux qui y sont restés.
Par cette approche du temps, le narrateur-auteur évolue dans une immobilité enfermante, douloureuse, dans une perte des repères temporels, avec le sentiment de flotter sur une mer d’éternité passive…. Cela ne l’empêchera pas, même le conduira, au terme de cet exil, à l’émergence de ce sentiment d’être tout à coup …entré dans le coeur même du monde, ce qui lui donne enfin liberté et bonheur.
La force de ce livre tient aussi à ce regard visionnaire sur le problème méridional: La véritable solution nécessite la collaboration de toute l’Italie et suppose son renouvellement radical. Il faut que nous devenions capables de penser et de créer un nouvel Etat que l’Etat fasciste, libéral ou communiste, qui ne sont que les différentes formes d’une même religion de l’Etat. Nous devons remonter aux fondements mêmes de l’idée de l’Etat….
Ghyslaine Schneider