Ce lointain – l’Orient- avait déjà fait l’objet de nombreux voyages où la réalité pouvait se mêler de fiction. Du Devisement du monde, de Marco Polo, à la fin du 13e siècle, en passant par le Voyage au Cachemire, d’Henri Bernier, au 17e siècle, ce voyage en Orient prendra toute sa force et la forme que nous lui connaissons, au moment où Napoléon partira conquérir l’Egypte. Les écrivains et les peintres, au 19e siècle vont se saisir de ces territoires conquis, s’émerveillant de la lumière, puisant leurs inspirations dans ce monde qu’ils voient à travers ce qu’ils en pensent. Difficile objectivité…
L’orient deviendra plus concret pour l’Europe et c’est de ce moment qu’Edward Saïd datera le début de la vision orientaliste des Européens.
Isabelle EBERHADT, Derniers écrits sur le Sud Oranais
« J’ai voulu posséder ce pays, et ce pays m’a possédée. À certaines heures, je me demande si la terre du Sud ne ramènera pas à elle tous les conquérants qui viendront avec des rêves nouveaux de puissance et de liberté, comme elle a déformé tous les anciens. N’est-ce pas la terre qui fait les hommes ? »
Les écrits sur le Sud Oranais furent rédigés en 1903 et en 1904.
Isabelle Eberhardt travaille alors pour un journal algérois en tant que journaliste.
Deux séjours, de plusieurs mois à la frontière de l’Algérie et du Maroc, frontière encore floue, dans une région qui n’est pas encore pacifiée, où les guerres entre tribus sont fréquentes, parfois à cause de leur soutien ou pas, à la puissance colonisatrice. C’est dans cette zone, aux marches des deux pays qu’elle rencontrera Lyautey et qu’ils se rejoindront sur leurs idées, sur une forme autre à donner à la colonisation, bien différente de la dure réalité de celle-ci.
Et des noms évocateurs: Aïn Seffra, Djebel Amour, Taghit, Figuig, Béchar, Kenadsa….
Quelques mois avant sa mort, dans une dernière halte sur cette terre d’Afrique qui avait happé Isabelle Eberhardt, déjà, depuis longtemps.
Mais si la lecture des textes sur le Sud Oranais montre aussi un être sensible à la misère humaine, loin de tout dogmatisme idéologique, lucide sur les agissements des colons aussi bien que sur les pratiques des tribus, son regard de peintre, surgissant dans ces courts articles, tente de rester au plus près de la réalité perçue, et n’est pas éloignée d’une certaine forme de critique sur l’installation française.
Le changement d’identité sera une constante de sa vie. Evoquée par Edmonde Charles-Roux, dans son roman Désir d’Orient, cette habitude d’une jeune fille à se vêtir d’habits d’homme, à user de patronymes inventés pour signer ses lettres et obtenir, par ce subterfuge, des renseignements sur son frère adoré, Augustin, à pénétrer des lieux auxquels les femmes, sur la terre africaine, et à cette époque, n’ont pas accès, façonnée par ce milieu slave dont elle est issue, et la connaissance, le passage d’une langue à une autre, ces nombreuses langues connues, tout cela facilite la mobilité, le masque, le déplacement dans l’esprit et dans l’esprit des autres, mais aussi dans la géographie. Elle troublera les hommes, étonnera, surtout les femmes musulmanes, qui sans être dupes, perçoivent cette duplicité, et ne comprennent pas Si Mahmoud Saadi, son autre nom.
Son écriture suit le mouvement d’un dessinateur, et c’est certainement cela qui confère à ses descriptions, ces notations de couleurs qui, au fil de la lecture, construisent une véritable palette. Les couleurs renseignent sur l’époque de la description, avec l’impression de ne pas être en Afrique. L’on est bien loin des clichés d’un sud et d’un désert, aux lumières et aux teintes sans transition comme dans Beni-Ounif , la Barga ou vers les gorges de Ben-Zireg.
Dans des courts chapitres, avec un titre à chaque fois évocateur de la narration, les descriptions s’enrichissent de notations plus sensuelles sur les odeurs, le silence, les sensations en accord avec l’intérieur de l’être. La description des paysages glisse vers l’émergence de l’humain et l’écriture de ces portraits cherche le profond de l’individu, caché derrière l’apparence. Ils sont, dans l’économie de ces courts récits, une entité précise et construite, ainsi les portraits de Si Ahmed, de Messaoud, ou celui d’Embarek .
Ceux des femmes sont saisissants de réalisme et d’émotion, dans la peinture de ces femmes juives, se rapprochant de la description des orientalistes, prégnants par la plongée dans la folie et la pauvreté dans Mériéma, précis comme un récit d’une ethnographe dans Petit monde des femmes, avec sa hiérarchie sociale, dans Vision de femmes, En marge d’une lettre, et dans ce mélange de « beauté farouche et de pauvreté » , Les gitanes du désert.
Décrire les militaires, les légionnaires (rappel en creux de son frère Augustin, enrôlé dans la Légion, quittant la Suisse pour un avenir incertain en Algérie), les spahis ou les makhzen, les supplétifs indigènes, c’est dire la vie quotidienne sur la frontière : En réalité, où est la frontière ? où finit l’Oranie, ou commence le Maroc ? Personne ne se soucie de le savoir. Mais à quoi bon, une frontière savamment délimitée? La situation actuelle, hybride et vague, convient au caractère arabe. Elle ne blesse personne et contente tout le monde…
Quant aux nomades, « homme(s) de poudre », ce sont des êtres libres et hauts en couleur, dans Seigneurs nomades, en opposition aux habitants des ksars, avec leurs quartiers musulmans et juifs et leur système de structure sociale bien établi :…Il fallait se résigner, car celui dont le bras n’est pas fort et qui ne sait pas tenir le fusil n’a qu’à s’humilier et se taire au pays de la poudre. Et ne pas oublier aussi les esclaves noirs…
Mais ces courts écrits disent aussi la colonisation qui est en marche depuis déjà 70 ans. Reflets de guerre, au début des récits, en est le résumé.
La religion choisie et la connaissance de la langue permettent l’échange avec l’autre.
Moi, musulmane, on m’y mène…
Convertie à l’Islam, dans la recherche soufi de l’unité avec Dieu, elle essaie, à travers des romans, Rakhil, ou d’autres écrits, de comprendre et de défendre le Coran. Elle perçoit assez vite que l’irruption de l’Occident dans l’Islam va le pervertir. C’est peut-être là que se trouve le lien avec la vision de Liautey, Yasmina …il faudrait pour la tente (une étude sur les esclaves), n’avoir ni préjugés de droite ni préjugés de gauche, faire de l’histoire naturelle autant que de l’histoire sociale. Il faudrait, je le sens, être guéri du préjugé des races supérieures et des superstitions des races inférieures…
Laissons-lui la parole :
En regardant ces hommes marcher dans la vallée, je compris plus intimement que j’aimais l’âme de l’Islam, et je la sentis vibrer en moi. Je goûtais dans l’âpreté splendide du décor, la résignation, le rêve très vague, l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort.
Je le regarde, ce bel anachorète saharien, et je pense que les solitaires chrétiens des premiers siècles devaient lui ressembler, dans les décors pareillement désolés de la Thébaïde et de la Cyrénaïque ardente.
Eux aussi cherchaient par d‘autres voies, dans l’extase, la satisfaction de cet impérieux besoin d’éternité qui sommeille au fond de toutes les âmes.
Un grand murmure de prière monte de ce coin de désert, que domine le ksar et La Barga…
…Être sain de corps, pur de toute souillure, après de grands bains d’eau fraiche, être simple et croire, n’avoir jamais douté, n’avoir jamais lutté contre soi-même, attendre sans crainte et sans impatience l’heure inévitable de l’éternité. – C’est bien la paix, le bonheur musulman – et qui sait ? peut-être bien la sagesse…
et dans Puissances d’Afrique
…Je travaille à noter mes impressions du Sud, mes égarements et mes inventaires, sans savoir si des pages écrites pour écrire intéresseront jamais personne.
G.S.
Lady Mary W. MONTAGU , L’islam au cœur, extraits de Correspondance, 1717-1718 (Edition Le petit Mercure)
Le siècle des Lumières commence dans cette Europe en mouvement.
Et c’est une jeune femme anglaise, portée par une éducation lettrée, par une curiosité sans limite, par un humour intelligent et fin, qui nous découvre, par le truchement de lettres à ses correspondants, la nouveauté de son regard sur un monde différent et inconnu qu’elle traverse.
Par cet exercice si privilégié au dix-huitième siècle, l’écriture pour dire, que nous sommes saisis par la réflexion vive des propos sur comment percevoir l’autre qui n’est pas nous. A chacun, elle rapportera ce qu’il attend d’elle, de sa perception de ce qui est une terra incognita.
Lady Montagu a une connaissance précise de l’histoire de l’Autriche et de la Hongrie qu’elle traverse en pleine hiver, accompagnant son mari à son ambassade à Constantinople. La présence ottomane façonne alors ces pays conquis. Elle dit, en traversant la Serbie (la Rascie), que les Turcs ne sont pas que des sauvages mais peuvent être de fins lettrés, et des gens aux raffinements délicats.
Ne se réfugiant pas dans ses coutumes et habitudes de nourriture ou vestimentaire, elle adoptera parfois le costume féminin turc, pour la plus grande joie de ses hôtes. Très sensible à la beauté des femmes, elle découvrira que celle-ci est le résultat parfois de mélange d’origine insoupçonnée.
Elle dépasse ses us et coutumes pour vivre celles des autres, pour mieux comprendre l’autre. Elle défait les clichés comme en expliquant que la femme turque, enfermée chez elle, obligée de se marier, même si elle est veuve, bénéficie d’une grande liberté… parce que se déplaçant voilée.
Son regard d‘ethnologue, critique et ironique, pointe la vie de la femme dans cette société : la pratique des bains ou les cafés des femmes, le mariage, mais aussi la politique, le pouvoir des janissaires, les meurtres d’honneur, la religion, la pratique de l’adoption pour transmettre l’héritage, les coutumes des Arméniens. La jeune femme prend plaisir à être dans cet environnement en décrivant des bâtiments, des cimetières, des églises. Et son retour par l’Italie sera tout de lucidité sur la relation amoureuse des femmes, lorsqu’à Gênes elle évoque le rôle du sigisbée, où à Turin, la tristesse profonde s’exhalant de la dévotion de la cour.
Au-delà de ce regard, ce sont ses remarques sur la relativité des choses vécues qui est pertinente puisque la correspondance, par la distance, bouscule l’ordre du temps : la réception d’une lettre apporte un présent qui est déjà un passé.
Si le but de celle qui écrit ces lettres est de divertir, (dans le sens pascalien…), elles entrent dans cette tradition de l’écriture du récit du voyage, et définissent comme une charte du genre : la distance, abolie, le temps chronologique bousculé, le récit, celui de la vérité, le souci de l’effet produit sur le lecteur pour partager dans la limite de mes moyens toutes les aventures divertissantes de mon voyage en vous épargnant les fatigues et les inconvénients.
Ce regard réflexif par l’écriture exprime la volonté de Lady Mary W. Montagu d’affirmer la véracité de ses descriptions, si loin des réalités européennes, qu’elles en paraissent étranges.
Le monde étranger de l’autre est difficilement imaginable à celui qui le regarde, parce que l’autre fait peur. De la fascination à l’étrangeté, et sans la volonté de connaître ce nouveau, celui qui en a peur le revêt de caractéristiques différentes, dans la plus grande des partialités.
Ce que l’on sait par ses lettres, c’est qu’elle a su regarder en décrivant, dans la grande volonté de comprendre et une belle attitude de respect.
Ghyslaine Schneider
Petite Bibliographie pour – réfléchir – plus loin :
• les écrits de Chateaubriand, Nerval, Fromentin (Un été au Sahara), Flaubert, Daniel Rondeau et les autres…
• Voyage dans l’Orient prochain, Michel Orcel
• La peur des barbares, Stephan Todorov
• L’orientalisme, Edward W. Said