En écho à la parution de Carnets intimes, de Taos Amrouche, dans la découverte de son «écriture intimiste et de la passion amoureuse (en particulier avec Giono) » la lecture de Lettres à Milena apporte un autre regard sur ces formes si particulières d’écrits littéraires.
La lecture de Lettres à Milena laisse entendre la seule voix de Kafka. Mais dans la résonance des mots écrits, c’est aussi celle de Milena Jesenka qui se laisse percevoir en contrepoint.
Milena Pollack, devrait-on dire. Vivant à Vienne, au moment de sa rencontre avec Kafka parce qu’elle est devenue la traductrice tchèque de ses œuvres, elle ne peut quitter son mari, au-delà de l’amour qu’elle porte à l’écrivain pragois. « Je sais qu’il m’aime. Il est trop bon et trop pudique pour pouvoir cesser de m’aimer. Il considérerait cela comme une faute ». *
Elle a saisi avec intelligence l’être profond de Kafka et celui-ci écrit dans la lettre du 9 août 1920, Les plus belles de tes lettres…., ce sont celles dans lesquelles tu donnes raison à ma « peur » , tout en essayant d’expliquer pourquoi je ne dois pas l’avoir, mais elle s’attribue sa part de responsabilité de n’avoir pu rejoindre Kafka à Prague, pour vivre avec lui, parce que cela « signifierait pour toujours l’ascétisme le plus austère ».* Ce lien, expliqué de la sorte, pourrait laisser dans la banalité cette relation amoureuse. Mais ces deux êtres sont remarquables par la complexité intérieure et par la force de vie de Milena.
De ce fait, la lecture de Lettres à Milena est difficile.
Difficile parce qu’elle nous projette dans les méandres profonds de la psychologie kafkaïenne, difficile parce que nous y entendons sa souffrance, ses luttes, ses espoirs, ses refus comme une descente en enfer. Difficile parce qu’à partir des remarques de Kafka, nous percevons le déchirement de Milena. Difficile, parce que nous allons à la rencontre d’une vie, celle de Kafka, les lettres de Milena ayant disparu.
Cependant Kafka perçoit que cet univers des Lettres, lieu des mots qui disent l’intime, devient progressivement un monde où le réel se réfugie dans un imaginaire, dans un possible déploiement de malentendus. Milena le supplie de venir la voir, mais il s’y refuse, et ils se verront si peu ! La succession des lettres marque l’acmé de l’expression de leur amour dans les premiers jours de juillet, lors de la rencontre de Vienne. Le 31 juillet 1920, Kafka écrit, De quelque façon que je tourne et retourne ta chère lettre, si fidèle, si joyeuse, ta lettre d’aujourd’hui si dispensatrice de bonheur, c’est une lettre de sauveur.
Puis progressivement, la peur, la culpabilité, la croyance à une erreur du partenaire qu’à un miracle, reprend le dessus. Et pour Milena, l’impossibilité de partir de Vienne et de laisser Ernst Pollak.
Chacun le sent dans les mots de l’autre, et le 15 septembre 1920 …depuis longtemps nous sommes du même avis : il ne faut plus que nous nous écrivions.
Parler avec l’autre, dans l’expression d’un amour, à travers cet exercice, sensible et littéraire, de l’écriture de lettres, construit une difficulté d’appréhension de la clarté du réel, se confrontant avec un imaginaire où se joue toutes sortes de tensions. Au début d’avril 1922, Kafka écrit : Tout le malheur de ma vie… vient, si l’on veut des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Je n’ai jamais été trompé par les gens, par les lettres toujours… La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde…- un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre… Ecrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes; ils attendent ce moment avidement.
Et dans un élargissement qui dépasse la douleur de ce lien où ressurgit tous ses troubles, Kafka demande à Milena de le défaire par cette injonction Ne pas écrire et éviter que nous nous rencontrions ; exécute seulement cette prière sans rien dire, elle seule peut me permettre de continuer à vivre, tout le reste ne peut que continuer à me détruire, il y a ces mots inquiétants, mais révélant son extrême lucidité: l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous nous périrons.
Denis de Rougemont expliquait qu’en Occident, il n’y a pas d’amour heureux.
La littérature qui est réalité symbolique ou paradoxalement source d’imaginaire, le dit la plupart du temps. Mais dans le cas des Lettres, l’humain surgit avec émotion à travers ce « royaume des mots » comme l’écrivait Boris Pasternack dans sa correspondance amoureuse avec Marina Tsvetaeva, lui demandant d’en franchir les frontières, pour enfin venir le rejoindre.
* Lettre de Milena à l’ami de Kafka, Max Brod
Les autres citations sont extraites de Lettres à Milena
Ghyslaine Schneider