STERN Mario Rigoni , Histoire de Tönle

Une histoire. Une vraie histoire, au sens littéraire du terme. 
Celle de la vie d’un homme, à la frontière de deux siècles et sur les frontières italiennes et austro-hongroises. 

Le traducteur, Claude Ambroise écrit dans la Préface: Ce petit livre est l’histoire d’une passion. La passion de la frontière. Passion pour la frontière de la part de l’écrivain et de son personnage, passion au sens de martyre aussi: le martyre du plateau d’Asiago qui fut un champ de bataille pendant la première guerre mondiale. 
L’auteur et le narrateur se confondent dans une même voix, celle de cette passion pour le plateau, dans ces montagnes, dans ces frontières, et c’est alors que je commençai à raconter à Gigi l’histoire de Tönle Bintarn, écrit-il au tout début.

Les frontières bougent, portées par le mouvement des guerres et des états,  les hommes souffrent et  sont obligés de changer, de s’adapter, sans jamais éviter les douleurs, les séparations et la mort.
L’histoire du personnage commence à un de ses nombreux passages de la frontière, lorsque des douaniers tentent de l’arrêter, lui le contrebandier qui vient d’arriver en vue de sa maison qui avait un arbre sur le toit : un cerisier sauvage. Des souvenirs de l’enfance autour de la position si curieuse de cet arbre remontent pour le relancer dans une fuite qui l’éloigne de son foyer et de sa famille qu’il venait rejoindre après neuf mois d’absence. C’est alors que commence son errance avec des retours durant les mois blancs et gelés de l’hiver.

Ainsi, ce sera le temps des saisons qui battra le rythme de sa vie et de ce court récit, de la fonte des neiges jusqu’aux premières chutes, il allait d’un pays à l’autre, à travers les états d’Autriche-Hongrie, travaillant au hasard des occasions, avec tantôt de bons tantôt de moins bons résultats. …Mais chaque fois, au début de l’hiver, à l’approche de Noël, il rentrait chez lui aux premières heures de la nuit, après que le soir avait fait s’évanouir dans l’obscurité le cerisier sur le toit de chaume. Et quand il franchissait la porte de la maison, il trouvait un nouveau fils ou une nouvelle fille…si les carabiniers du roi n’arrivait pas à arrêter le père, dont on disait qu’il était en fuite de l’autre côté de la frontière, il n’y avait pas de raison de supposer que sa femme concevait d’un autre que lui !
Et le temps, s’il marquait les visages des gens de la famille et des amis, faisait naître de nouvelles idées, poussant les hommes à penser, agir, écrire différemment; le « socialisme » et les « communistes » marquent l’Europe de leurs empreintes. Le temps du XXe siècle s’instaure progressivement puis brutalement par le surgissement de la première guerre mondiale.

Elle fait rage sur le plateau des frontières. Le personnage est alors saisi dans les bruits, confrontant, dans ce même temps pastoral et idyllique, celui, lent, paisible, de ce berger frugal, s’asseyant sous un sapin et sortant de sa poche deux pommes de terre que le soir précédent il avait mises à cuire sous la cendre du foyer. Le chien, assis à son côté, attendait sa ration d’épluchures croquantes et savoureuses, au vacarme des avions surgissant dans le ciel. …leur vol se faisait insistant , ils tournoyaient comme des buses…. 
Et c’est alors que la peur des hommes du village éclate dans le mouvement de la grosse cloche …(qui) sonnait le tocsin….Les coups se répandaient dans l’air du matin et l’on n’entendaient qu’eux maintenant : plus un chant d’oiseaux et plus un bruit d’avion. La voix de la grosse cloche avait imposé le silence à toutes les autres voix. 

Loin du village, pris entre les deux parties, dans le bruit de la canonnade  et des avions, il imagine la panique, la peur qui saisit les êtres, la fuite qui s’installe. Alors, Tönle se sentait habité par une révolte furieuse contre les choses et contre les hommes….Il ne quittera pas pendant quelques temps le village abandonné de ses habitants et n’ira pas rejoindre sa famille regroupée dans la plaine. Il se sentait comme le gardien des biens que les autres avaient laissés, et sa présence était comme un signe, le symbole d’une vie pacifique contre la violence de la guerre. 
Puis arriva ce moment où le bruit des hommes en guerre se mêle à celui d’un orage violent, pour laisser à nouveau, comme un possible espoir, le bruit rassurant de la nature revenir au devant de la scène, mais qui n’efface en rien la fureur funèbre des hommes. 

Tönle… écoutait avec inquiétude cette clameur d’Apocalypse et, à travers les branches du sapin, il regardait les éclairs qui jaillissaient du ciel et de la montagne. Il était comme rivé à ce spectacle funeste, il ne parvenait pas à détourner son regard ni à faire le moindre pas pour s’en aller. Quand la nature et les hommes se furent calmés, il entendait à nouveau le bruit de l’eau qui s’égouttait des branches mais il distingua aussi, dans le lointain, les cris des blessés et, pour finir, une fusillade isolée dans le bois de Sichestal.

Naturellement, il sera pris et emprisonné. Au moment de l’arrestation, toute rébellion de sa part avait été inutile, inutiles aussi l’aboiement du chien et les bêlements des moutons. Au moment de l’interrogatoire, ses animaux l’ayant entendu, bloquèrent la rue, soutenus par la voix du berger qui s’était précipité à la fenêtre pour leur parler. On fut obligé de le lâcher pour dégager la route, et lui permettre de prendre la tête du troupeau : comme un roi … il traversa la ville…. L’homme arrêté, retrouve sa grandeur devant l’impensable de la guerre. Mais il sera interné dans un camp de civils, au col du Brenner.

Quelque soit la force de vivre d’un homme, les épreuves qu’il traverse, il est toujours rattrapé par sa fin. Celle-ci est dans l’ordre logique de la vie. Mais il y a des situations où toute résistance concrète est éteinte par la force et l’arbitraire. Seule peut rester la puissance et la résistance de l’esprit qui peut faire vivre.

Tel est la pensée qui se forme en sortant de ce court récit, si dense par l’évocation de cette longue vie. Sans le vouloir, sans le chercher, l’homme paisible   plonge dans le temps  des égarements et de la folie des hommes. Mais la beauté est là, présente, sensible, celle du coeur des hommes et celle de la nature. 

Ghyslaine Schneider