Osamu Dazai, Soleil couchant
Ecrit après l’impensable de la bombe, la capitulation du Japon, la société japonaise est traumatisée dans son ensemble. L’entrée de la modernité au pays du Soleil Levant, au début du XXème siècle, bouscula, en détruisant, des pans entiers de l’ancienne société japonaise, ses modes de vie, sa manière de percevoir le monde qui l’entoure, ses valeurs. La ville d’Edo se transforme, et le roman La Sumida, de Nagaï Kafu, traduit cette fracture dans « l’être japonais », saisi le lecteur par la conscience de cette désolation et de ce désespoir. C’est dans des estampes d’Hiroshima et de Kunisada que l’ancien Japon de la ville d’Edo peut aussi se rencontrer, peintres inscrivant dans leurs sensations au monde, cette vision particulière des japonais à vivre en lien avec la beauté de la nature, dans le changement des couleurs du ciel, des fleurs, des saisons successives.
Cette empreinte est permanente dans le roman de Osamu Dazai, et scande la vie des personnages, reliant dans une relation étroite, leurs goûts à l’évolution de leurs sentiments, à leur superstition, où fleurs et certains animaux disent aux vivants ce qu’ils perçoivent implicitement dans leur âme. Le serpent parcoure le roman, emblème de vie et de mort, métaphore s’insinuant dans la poitrine de Kazuko, et dans la réalité du rêve de la mère mourante. Emblème de mort, il s’enroule près du père en train de mourir, petit serpent noir près de son lit, et s’accroche alors en nombre dans les arbres et les buissons de fleurs du jardin, comme dans une apparition fantomatique.
Cette histoire de désir et de mort se déroule sur huit chapitres, s’appuyant sur tous les procédés littéraires, de la narration au dialogue, du journal écrit par le frère Naoji, aux nombreuses lettres. Elle raconte la ruine d’une famille japonaise, obligée de partir de sa belle demeure, le retour du fils de la guerre dans le Pacifique dont le vécu se perd dans le silence mais dont le cri s’entend, sur ce chemin vers le suicide, dans une plongée dans les drogues, l’alcool, les femmes, les dettes, autant de tentatives vaines pour en sortir, un secret dans le coeur, vie marquée par l’impuissance à se dire aux autres et à se vivre. La soeur, en forme psychique inversée de la mère et du frère, sort de la tragédie, seule, poussée par son désir de vivre et de celui d’avoir un enfant. Des retours en arrière construisent l’épaisseur du roman, sa dimension temporelle, portée par la remémoration, associations liant le présent vécu au passé des personnages.
Le roman commence par l’éloge de la mère. Cette mère si aristocratique est une modèle inatteignable pour ses deux enfants, surtout pour sa fille, consciente d’être sotte, à force de l’entendre répété …moi qui suit, d’après la formule de Naoji, une miséreuse de grande classe, finit par percevoir un désir de vie qui naît au fond d’elle, acculée à le trouver pour survivre, face à la préférence de sa mère pour son frère.
La main de la mère, si agile, qu’elle fait voler sa cuiller comme une hirondelle, devient une main, qui, déformée n’était pas celle de Mère. C’était la main d’une autre. …Puis, pour le fils acculée à trouver de l’argent, une autre main en plâtre…une main de Vénus …une main d’un blanc pur, comme une fleur de dahlia, montée sur socle. La main, à plusieurs moments du roman, marque le signe de l’aristocratie, fragilisée à la sortie de la guerre, puis figée symboliquement dans une représentation en plâtre, aristocratie qui pour une part de celle-ci, est vouée à mourir, à disparaître. Le fils, conscient du peu de temps de vie qui reste à sa mère dira à son retour de la guerre, Mieux lui faudrait de mourir bientôt. Les êtres de la catégorie de maman ne sont pas faits pour continuer à vivre dans un monde comme celui-ci.
Celle qui faisait l’admiration de ses enfants, pleine de raffinement, … de grâce et de précision, aux attitudes absolument charmantes, mais étrangement séduisantes, avec un ton de voix vraiment adorable, cette mère qui faisait dire à son fils…nous ne sommes pas à la hauteur de Mère, et qui conclut, après avoir défini ce qu’est un véritable aristocrate, Maman est la seule aristocrate de notre famille. Elle en est le vrai symbole. Elle a un ton, un maintien qu’aucun de nous ne peut égaler. Peut-on survivre à un tel modèle?
Sa fille raconte les événements qui traversent cette nouvelle vie en les liant, par associations au passé. La superstition surgit de l’épisode des oeufs du serpent enterrés, et la Mère ira dans ce sens, que cet acte nous porterait malheur. Mais la sensibilité deKazuko lui laisse percevoir l’intolérable sensation qu’un affreux petit serpent, qui abrégerait les jours de Mère, s’était insinué dans mon sein. Il y a comme un échange de vie, la Mère s’étiolant au profit de sa fille qui reprend des forces, dans ce désir inconscient de mort de l’autre, dans un saisissement métaphorique du passage d’une vie de femme à une autre, et je ne peux éviter de penser que c’est en aspirant le souffle vital de mère que je me fortifie. Il en est de même pour l’incendie qu’elle a provoquée, développant en elle un sentiment de honte, un déshonneur, qu’elle se doit de surmonter. L’individu n’existe pas dans cette société, alors que cette jeune femme sent monter en elle, le désir qui différencie des autres.
C’est de la cohabitation de son aristocratie ineffaçable , tu n’as pas le même air que les autres, et de cet apprentissage difficile de coolie, durant la guerre, du travail aux champs, après la ruine de la famille, la faisant devenir une campagnarde épaisse, que la jeune femme, laisse passer une énergie de vie, dans (m)son sein, une vipère est lovée, qui grossit au détriment de Mère, qui se développe, quelque effort que je fasse pour l’étouffer. La même idée se répète encore sous la forme du serpent pour dire ce combat qui s’annonce entre le passé et l’avenir, entre la vie et la mort, entre la mère, femme de l’aristocratie finissante et de la fille, nouvelle femme dans un monde post-apocalyptique.
Son besoin d’amour et d’enfant, l’effacement d’un mariage difficile, marqué par la perte du nouveau-né, la conduit à construire une histoire romanesque, autour d’un baiser donné par l’écrivain imbibé de saké, mentor de son frère.
Ce romanesque rejoint la question du réalisme et du romanesque en littérature. Le frère qui semble endosser la figure de l’écrivain, car l’on sait qu’Osamu Dazai se servait d’éléments autobiographiques pour construire ses personnages, s’interroge sur la nature du roman et sur le génie de l’écrivain. Le roman distingué, parfait dans son genre, n’est pas approprié au monde de l’après-guerre, et il n’est pas ce qu’il désire parce que, même s’il peut l’écrire, celui-ci provoquerait sa honte. Le roman est là pour illuminer d’un sourire le visage d’un ami, en espérant que ce roman n’ait pas l’air affecté d’un bon ouvrage ! J’écrirai mon roman maladroitement, je le bâclerai délibérément, …(pour) voir heureuse la figure de mon ami. Cette conception du roman séduisant mais qui trompe, le romanesque qui détourne de la vie, se retrouve dans la relation aux livres de la mère et de la fille.
Kazuko, durant l’été, envoie trois lettres à l’écrivain Uehada pour lui dire son désir et son amour grandissant. Une sorte de piège qui fonctionne. Chaque lettre s’appuie sur une référence à la littérature surtout européenne, et trame un sens plus profond que le simple énoncé de la narration.
Si la première lettre permet au personnage de s’interroger sur les mots réalisme et romanesque au sujet de sa vie, de ce qu’elle dit dans cette lettre renvoie au roman de D.H. Lawrence, Amant et fils, écho à l’histoire du roman japonais, histoire anglaise où, tenue par les conventions sociales, la mère par sa mort, libère le fils sans l’entraîner dans le suicide.
La deuxième, plus explicite s’appuie sur le roman de Balzac, La femme de trente ans. Ce roman rencontre ici la réalité du personnage Kazuko, renforçant sa ténacité, citant cette phrase de l’écrivain français, un peu de parfum de la jeune fille subsiste dans la femme jusqu’à ses vingt-neuf ans, mais il n’en reste rien dans le corps de la femme de trente ans. Le théâtre de Tchekov, avec un personnage de La cerisaie, vient illustrer la réaction du vieux peintre qui l’a demandé en mariage. Elle expliquera à l’écrivain qu’elle n’est pas comme le personnage de La Mouette, amoureuse d’un écrivain, mais elle s’inscrit dans le réalisme de sa propre vie, en réitérant son désir d’aimer librement et d’avoir un enfant.
Et tel une mise en abyme, elle évoque les romans aux histoires d’amour pleines de bons sens de Uehara, l’écrivain-personnage, la nouvelle figure de l’écrivain japonais opposée à Dazaï, en les confrontant à sa propre vie. Elle est, personnage de roman, non un personnage romanesque, mais une femme pensant librement que la bonne vie consiste à pouvoir faire ce que je veux. Et dans la réalité de sa vie. Et le roman, sans être réaliste au sens strict du courant littéraire français, présente des personnages romanesques qui veulent s’approcher de la réalité de leur vie.
Paradoxalement, la troisième lettre revient à la littérature japonaise, le temps du Manyyôshû, ou du Conte de Genji, écrit par une femme, contre le rationalisme chinois, racontant l’histoire d’un enfant illégitime, situation romanesque émouvante et triste. Ce serait demander à l’écrivain de la soutenir, l’aider mais elle se dresse alors en tant que femme libre et consciente de l’importance de son désir, je voudrais être heureuse d’être née, d’être vivante, de penser qu’il existe un monde et des gens. La tentation du romanesque est évidente.
C’est ainsi que la jeune femme se retourne vers la littérature politique et particulièrement vers la figure combattante de Rosa Luxembourg. Elle expliquera, après que sa mère ait aperçu ces livres, lui jetant un petit coup d’oeil chargé de tristesse…, que les lectures favorites de cette dernière sont Hugo, les Dumas père et fils, Musset, Daudet; disant, mais je sais que ces livres doucement romanesques sont eux-même imprégnés d’un parfum révolutionnaire, une concession à cette littérature. Elle ne tombe pas complètement dans le piège de romans qui seraient mensonges sur la vie, et ne détruiraient pas les idées conventionnelles. Un peu comme dans Madame Bovary où l’héroïne perçoit le monde à travers les romans de Walter Scott.
Dans ce monde nouveau, l’écrivain Uehara est un fils de paysan, méprisant les aristocrates, incapables de comprendre nos sentiments. Même si sa famille a toujours soutenu les artistes, Naoji dira de l’écrivain que ses seuls atouts sont une audace de paysan, une folle confiance en soi et même un vrai talent commercial. On a l’impression que se dessine, déjà ce qui fait les nuances d’échelle de valeur dans la littérature du siècle de Dazaï.
Cependant, Naoji ne se retrouve nulle part dans cette société aristocratique, ni dans celle qui émerge. Séparé des siens, classe huppée tandis que pour les gens du peuple, il est un homme affecté qui les considérait comme inférieurs. Affirmant avant de se tuer, son appartenance aristocratique parce que sa souffrance l’a ouvert à la différence qui existe intrinsèquement entre les hommes, parce qu’il est un aristocrate qui a voulu échapper à son ombre et qui a fait des folies. Parce que, aussi, il a le sentiment de l’honneur : ne pas accepter d’être entretenu mais contraint de le faire. Parce que nous sommes devenus des pauvres. Pendant que j’étais vivant et que j’en avais les moyens, j’ai toujours pensé à payer pour les autres; mais, à présent, nous ne pouvons survivre que payer par autrui.
A toutes les souffrances de ce personnage, celles dites sur sa pauvreté, son incapacité à rester en dehors de ce courant de désespoir de la perte, celles non dites, mais toutes aussi prégnantes de la guerre, s’ajoute un délicat amour non avoué, sauf à sa soeur.
Et une boucle étrangle les personnages, une mère, trop délicatement aristocratique, malgré ses efforts pour répondre à la vie, un fils, dont l’impuissante désolation conduit au suicide, malgré son secret, et une soeur, à l’amour lucide, vécu au début, elle aussi comme un secret, soutenue par cette force qui la conduit à se dire, il faut que je survivre et que je lutte avec le monde, pour satisfaire mes désirs, seule à s’en sortir et à se délivrer de l’étranglement du passé. Chacuncomme uneréponse à la nouvelle société japonaise qui devient, pour cette aristocratie déchue, celle de l’Empire du Soleil couchant.
Dans ce Japon de l’après-guerre, même si le sentiment d’être victimes, victimes d’une morale provisoire, ilémerge, non une nouvelle morale, mais quelque chose, alors, d’imperceptible, de l’ordre de la conscience du premier pas que fait Kazuko, écrivant dans la dernière lettre du roman à Uheara, je crois qu’en m’engageant une première fois j’ai pu faire reculer si peu que ce soit l’ancienne morale. Et j’ai l’intention de mener un deuxième et un troisième combat, avec l’enfant qui va naître.
C’est le désir qui remplace la perte d’un monde.
Cette histoire de personnages qui meurent par incapacité d’adaptation et de dépassement de la perte, de la honte, d’un monde incompréhensible, se termine par la vie qui jaillit.
Et, si la littérature est convoquée dans ce roman, la peinture l’est aussi, celle de Monet ou de Marie Laurencin, aimée du poète Apollinaire, marque du temps qui passe comme les amours… la Seine coule sous le Pont Mirabeau. Cette famille japonaise est chrétienne. Est-ce pour cela que Kazuko a cette pensée, que le visage de sa mère morte évoquait la Vierge d’une Pietà.
Et, en mémoire de l’amour de son frère pour la femme d’un peintre-écrivain, Kazuko, encore, a ce désir que son épouse prenne mon enfant dans ses bras. Comme pour regarder, une Vierge à l’enfant, une Vierge en majesté.
Dans ce Japon nouveau qui émerge de l’enfer, la femme se trouve dans ce passage entre le monde ancien et mourant, et le nouveau, incertain mais plein du désir, histoire d’un féminin qu’a saisi Dazaï. L’histoire de la femme, mater dolorosa, au fils mort, devenant vierge triomphante portant le Christ-Roi, victime propitiatoire d’une religion ou d’un monde à venir.
Ghyslaine Schneider