Au début de ce voyage de lecture, l’on y pénètre comme dans les forêts sombres des rois des Francs. Le chemin n’est pas évident, il surprend et déroute vite. Si l’on s’attendait à un roman, comme cela est annoncé sur la couverture du livre, l’on reste -étonné- par l’écriture de cet écrivain qui bouscule ici, la notion du genre.
La table des matières annonce dix livres dont les titres, mis entre parenthèses, sont composés de chapitres de longueur variable ou d’histoires-fragments souvent différents. Et les titres de ces chapitres résonnent. Parfois comme un début de poème, suspendant le sens, Sur les joues, les oreilles, les soies de l’amour ou In figure de colomb volant al ciel. Parfois comme des mots donnés là presque pour écrire, à partir d’eux, une histoire qui sortirait de notre imagination, à nous lecteurs, Virgile, La volière de Cumes, Les pages, Les chevaux, La mort dans la Loire, Le ciel…
Nous entrons dans le monde carolingien avec l’histoire première de la relation de l’homme et du cheval, dont l’incipit, le Jadis, les chevaux étaient libres, nous renvoie dans un passé -immensurable- qu’il en devient légende ou conte, et avec des personnages revenant épisodiquement, leur réapparition-disparition traçant le cheminement de leur vie.
Personnages de Nithard et Hartnid, les frères jumeaux, dont les réactions à la naissance permettent de comprendre leur vie, l’un, l’homme de lettres, l’autre, l’éternel errant à la poursuite d’un visage, de l’Irlande à l’Orient, deux parts d’un même être.
Celui de Sar, la chamane traversant le roman comme elle le fait avec le temps, elle avait plus de mille ans. Portant à elle seule la profondeur de l’humaine condition. Dans la poétique de ses paroles.
Celui du roi Karel der Grosse ou bien Charles le Magne ou bien Carolus magnus. Autour d’eux, c’est la cour, mais lointaine dans le récit, Beretha, Angilbert, le frère Lucius et son petit chat noir, eux ils s’aimaient.
L’Histoire qui se fond dans la vie des hommes et modifient leurs destins.
Mais ces fragments d’histoires, de contes où la linéarité du temps disparaît, appellent l’émotion des personnages comme le chant des grenouilles dans le silence de tous, et dans le silence de la lecture. Elle parcourt le texte dans la résurgence des larmes, comme le titre l’annonce.
Larmes de Sar, la Sorcière. Elle pleura. Elle chantonna… le bleu de ces yeux crevés s’écoule(rent) sans finir. C’est ainsi que fut créée la Somme….
Larmes de la déesse Herminia …elle pleure et c’est ainsi que tout rejoint cette eau qui va du lac sombre de l’Origine où elle prend naissance…il semble que cette eau mystérieuse qui s’écoule sur la face des hommes la rejoigne.
Larmes de Nithard sur son frère, et celle de son frère Hartnid, portant la peur née dans l’enfance de ne pas se sentir être aimé.
Larmes de Frère Lucius dans le cri de douleur de la mort de son petit chat.
Légendes et douleurs des hommes se mêlant qui tournent sur-eux-même sans savoir quoi faire de leurs souffrances dans la souffrance.
Origo, inis: point de départ, source.
Ce mot est relié par son étymologie au mot latin désignant le lever des astres, dans le sens de s’élancer, naître.
Ce terme est le lieu de la quête de Quignard. Origine de la naissance de l’homme, c’est à dire de sa conception. Dans la poursuite de la scène primitive fascinante et rejetée. Dans le cri.
Comme Freud l’évoque dans L’homme aux loups.
Et Emmen voyant le chien Hedeby montant une chienne dit en regardant, C’est affreux chez les chiens. Chez les hommes aussi, c’est affreux…Chevaucher ne va qu’aux chevaux.
Comme la conception des deux jumeaux, Nithard et Hartnid.
Comme la naissance dans l’ordre du symbolique de la langue française, lingua romana. C’est alors que, le vendredi14 février 842, à la fin de la matinée, dans le froid, une étrange brume se leva sur leurs lèvres.
On appelle cela le Français.
Cette naissance procède en premier du désir, celui de Beretha ou Berthe …du comte Angilbert …qui lui-même prit tant de plaisir, où le cri dans la jouissance rejoint parfois celui du dernier instant. Comme le saumon remontant à la source où il est né, le vieux corps trempé de semence, tremblant encore de la volupté, meurt.
Jouissance liée au noir de la mort.
Jouissance qui marque une différence exprimée par Beretha, ce qu’il y a de plus affreux dans l’existence que mènent les femmes, c’est que nous aimons les hommes alors qu’ils nous désirent.
Mais cet acte laisse apparaître l’attirance de cette obscurité primordiale du ventre de la femme d’où l’homme est sorti dans la lumière et dans l’air, …nous allons vagissant et pleurant la première grotte qui reste derrière nous comme une nuit qui nous suit et que nous ne manquerons jamais d’atteindre, alors que nous cherchons à nous écarter le plus que nous pouvons d’elle tant elle nous fait horreur. Ainsi l’acte sexuel semble être la recherche de cette obscurité première, comme si les amants recherchaient celle du ventre de leur mère qui les a engendrés, pour rejoindre symboliquement l’engloutissement dans l’ancien monde. Dans la fascination et le rejet de cette nuit, cette ombre dans lequel tout plonge, tout aboutit, noirceur que projettent les seiches pour survivre au fond des abysses en se rendant invisibles aux yeux qui les menacent et qui s’approchent d’elles parce qu’ils les désirent, …noirceur du chat, dans le monde chrétien, noir devenu le mal tout court qui s’offre un visage, un pelage. Monde sans lumière, fait de silence, de solitude car les hommes procèdent de l’ombre.
La descente dans l’ombre et la peinture sur les parois des grottes.
Mais dans l’émergence de la lumière, la parole naît comme le chant, de l’enfant Limeil, chants enseignés à l’oiseleur Phénucianus par frère Lucius. Chant du merle noir dans lequel il reconnait son chaton mort.
Ce fut cette Eglise, qui condamne le noir, dans ces territoires en formation, tenu en étau entre les conquêtes violentes et ravageuses des normands au nord, une invasion brutale, barbare, cupide, violente, là où Nithard trouvera la mort, et au sud, les conquêtes des arabes, invasion progressive, savante, subtile, pieuse, apportant la richesse d’une civilisation, une capacité à traduire les textes anciens qui nous sont ainsi parvenus, l’église donc, en 789, se voit imposer par Charlemagne, et sous l’injonction de celui qui s’appelle Warnefried, en vérité Saint Diacre, la prédication et les chants, tous les dimanches en langue populaire, (cantinela romana) dans les églises. Et en 799, il ordonne aux curés de campagne la création d’école pour les enfants. Il en sera de même pour les bibliothèques dans les monastères. Avec l’aide de l’église, prend naissance un formidable mouvement de vulgarisation, d’écriture et de conservation des manuscrits. Plus tard, vers fin février 881, celui, autographe de Nithard, Histoire, fut le premier livre où notre langue fut écrite …le premier livre brulé de notre langue. Mais sauvé parce que recopié dans un autre monastère.
Mais si l’origine de chacun, fascinante, est toujours poursuivie, jamais atteinte, il est resté ce moment étonnant et rare, du passage d’une langue à une autre, de la naissance originelle du français, pas encore celui que l’on parle, mais encore celui marqué par le latin et par la langue parlée, dans ce jaillissement de l’origine d’une langue. Jaillissement symbolique à la lumière et au souffle de la parole. Au souffle, un peu plus tard de l’écrit.
Ce fut une bataille fratricide entre Charles le chauve et Louis le Germanique contre Lothaire, la bataille de Fontenay, le 21 juin 841. Bataille entre Francs, violente, sanglante, cruelle. Puis ce fut les sacrements d’Argentaria, le 14 février 842. Devant chacune des armées et de leurs chefs, Charles et Louis prononcèrent ces serments dans la langue de l’autre, les germaniques, en français, in lingua romana, et les Francs, en allemand, in lingua tudesca. Et chacun des chefs, les ducs, dans la langue de leur armée.
Quignard commente:
Rare les sociétés qui connaissent l’instant de bascule du symbolique: la date de naissance de leur langue, les circonstances, le lieu, temps qu’il faisait.
Le hasard d’une origine….
De pouvoir contempler le moment fou du -transfert littéral- …il n’y a pas de demi-langue: un souffle humain dans l’air froid -change- de langue.
…L’empire fut partagé en trois vastes parts égales…
Et de ce partage, l’Europe actuelle s’y lit déjà.
Le fabuleux est là, qu’en ces temps difficiles pour l’Europe actuelle, née d’un refus du risque d’une autre guerre, un écrivain revient à l’origine de cet espace, issu d’une guerre. Dans cette union. Du rappel de ce respect pour la langue de l’autre, celui du roi pour la langue de ses soldats. Strasbourg porte ce lointain héritage encore de nos jours. Ce fut Nithard qui rapporta dans les trois langues ces serments de Strasbourg, la pierre de Rosette trilingue de l’Europe.
Et ce fut au tour de la littérature de trouver sa langue, sa traduction en français, …le mercredi 12 février 881… la cantilène latine qui avait été dédiée à Sancta Eulalia fut traduite en français (in lingua romana) pour que les fidèles …puissent l’entonner sans qu’ils éprouvent de difficulté à saisir le sens de leur chant.
Et la littérature française commence par une vie très brève qui dure vingt-neuf vers.
Ce roman, par sa structure et son écriture, dérange mais attire, attrape et percute, bouleverse et plonge dans le rêve le lecteur. Rêve du narrateur, dans Le port de Givet.
Au-delà de ces aspects narratifs, dans la recherche de l’origine de chacun, impossible à retrouver, au-delà de l’émergence de l’origine de la langue française et des premiers vers de notre littérature, l’on ressent ce charme de la poétique qui pénètre l’ensemble du roman.
Fables ou légendes, comme celle de l’origine de la Somme, et toutes les paroles de Sar ou les chants de l’enfant Limeil, relèvent de la poésie, parce que ce sont des choses merveilleuses qui me rappellent des souvenirs qui font trembler mon coeur quand je les entends. Courtes histoires dont les titres, l’amorce d’un conte, laissent en suspens. Une histoire-scène rapportant cette étrange légende, écrite par Eginhard, sur la rencontre avec une petite rainette brune qui passe sous une roue d’un chariot. La peine est immense parce que c’est celle-ci que je n’ai pas sauvé. Et, je ne t’ai trouvé de semblable nulle part. Ainsi, Charlemagne pense à son petit-fils, Hartnid, parce qu’un être que l’on aime est toujours unique, dans une question essentielle, qui est de savoir si on a toujours accordé, à cet être là, toute notre attention…
Le moyen-âge portera un culte aux saints, et ici, les évangélistes comme les prophètes de la Bible apportent leur réflexion, discours, apostrophes sur le sens de la vie, des hommes et des femmes. Mathieu écrit: « in allo die, Iesu, exilants de domo, sedebat secus mare » … Un jour, Hartnid, étant sorti de sa maison, s’assit au bord de la mer. Moment fondateur de ce début de voyage, dans la quête du visage recherché toute sa vie.
Il y a toujours un moment fondateur…
Mais aussi, en contre-point dans l’histoire de Saint Florent accrochant son manteau, l’on entend les hagiographies de ces époques, La légende dorée, de Jacques de Voragine, tandis que, de l’autre côté de la croyance, les invasions interrogent sur le sentiment éprouvé de l’horreur.
Sommes-nous issus de l’eau ? ou bien comment mesure-t-on le temps? Les interrogations sont nombreuses sur notre origine. Les lichens crustacés, ces vies minuscules, aident à mesurer les temps anciens dont les hommes sont inquiets, et qui datent d’une époque inapercevable où ils n’existaient pas sur la terre. Renvoi encore dans la dimension lointaine, derrière nous, de ce temps aux multiples extensions. Temps du roman traversé par le vol et la présence des animaux de toutes sortes, les oiseaux comme le geai d’Hartnid ou le merle-chat de Frère Lucius.
Mais l’histoire-aventure, la plus poétique et la plus résonnante, est celle de la disparition de frère Lucius. Parti dans la forêt, dans l’écoute d’un oiseau au chant si beau… au chant sidérant. Il est ravi. Et dans ce ravissement qui fait dire à un frère, quand on écoute un chant, le corps n’est pas assujetti au temps qui passe, il réapparut à la porte du monastère 300 ans plus tard.
Ce roman qui n’a pas cessé de surprendre par sa structure, porte en son centre cette réflexion sur le mal. Mais dans le processus de la montée des mots du fond de soi, du silence et dans le silence. Pour écrire. Tâche du romancier.
Or, il est vrai qu’écrire ne consiste pas à lever la main vers le ciel.
Ecrire ne consiste nullement à bénir.
Ecrire c’est baisser la main vers le sol, ou la pierre, ou le plomb, ou la peau, ou la page, et c’est noter le mal.
Livre sur la création, sur le mouvement magnifique du surgissement des mots qui s’ordonnent, dans le mal, ou le mauvais sort de celui qui passe de l’ombre à la lumière de l’écriture.
GhyslaineSchneider