Alors que la guerre contre le fascisme est en passe de se terminer bientôt en Europe, avec l’aide des alliés, ce moment de l’Histoire sert à Philippe Roth de cadre temporel pour son dernier roman. Son héros, Bucky Cantor, à cause d’une mauvaise vue, se voit refuser l’engagement pour aller combattre en Europe. Il le vivra mal et s’occupera de jeunes garçons, sur un terrain de sport, dans le quartier juif de Weequahic, de la ville de Newark.
Le destin prend la forme d’une épidémie de poliomyélite qui éclate dans la chaleur violente de cet été 1944. Lorsqu’elle atteint les enfants de son groupe et fait le premier jeune mort, Cantor s’accroche à sa responsabilité, sur le terrain de jeu de Chancellor, le quartier où il vit avec sa grand-mère.
Une dualité préside au mouvement du récit dans les deux premiers chapitres.
Tout d’abord, les lieux. Ils se construisent en opposition. Le premier, celui de la ville de Netwark, avec une contamination excessive, la poussière, la terrible chaleur s’oppose le camp dans la montagne où il retrouve sa fiancée, Marcia. L’air y est frais et respirable, les enfants explosent de santé, tout y est vert, tel un véritable paradis après l’enfer de la ville, l’amour et l’amitié rendent le personnage heureux. Mais là aussi, l’enfer surgira pour Cantor avec le visage de l’épidémie, comme si la beauté devenait impuissante face aux drames injustes de la vie, comme si le paradis et l’enfer étaient une même entité.
Une autre opposition duelle s’invite au troisième chapitre, intitulé Réunion, lieu de la confrontation du héros avec un autre narrateur, un des enfants dont Cantor s’était occupé à cette époque. Ces deux voix, à la conception de la vie si différente, sert de miroir au développement des principes sur la vie, du bien et du mal, de leur conception de Dieu. Ainsi s’ouvre un dialogue quasi philosophique aux idées évoquées, illustrées dans les deux précédents chapitres. Les deux hommes, ayant attrapé la polio, se rencontrant un jour de printemps 1971, peuvent être perçus comme des personnages-métaphores évoquant les différentes possibilités de réponses des êtres face aux meurtrissures de la vie, surtout quand elles surgissent en pleine jeunesse, là où parfois, l’éducation a fixé les principes de vie.
En considérant la vie de Bucky Cantor, on s’aperçoit que des principes la soutiennent. Toute biographie tient du hasard, dès le début de la vie, tout relève du hasard, de la tyrannie de la contingence.
Effectivement, il perd sa mère à sa naissance, et son père, grand joueur, disparaît. Eduqué par les parents de sa mère qui tenaient une épicerie, il est rapidement marqué par le regard de compassion que jettent les gens sur cet orphelin. Pour le dépasser parce qu’il le blesse, il développe une force physique, une manière de trouver en lui une pulsation originelle, ici, donnée par l’éducation de sa grand-mère, construisant en lui un sentiment général de bien-être physique. Cet aspect sera renforcé par l’esprit rigoriste du grand-père, intransigeance présidant à vivre un monde honnête et à toute épreuve.
C’est le grand-père qui prit en main le développement viril du garçon guettant toujours la moindre faiblesse qu’il aurait pu hériter avec sa mauvaise vue, de son père naturel, et veillant à lui apprendre que tout ce qu’un homme entreprend comporte une responsabilité. Et c’est peut-être de là que le jeune homme, tente d’expliquer tout ce qui arrive, en cherchant une raison à tout sans admettre la possibilité de la contingence.
L’autre interlocuteur, Arnold Mesnikoff a vu sa vie se transformer après la rencontre avec une jeune fille, devenue sa femme et son travail. Dés lors, il ne ressent plus le regard méprisant des gens normaux sur son handicap, il se vit comme un homme. Mais Cantor, qui avait l’amour total de Marcia, s’en préserve, faisant taire en lui son immense amour et son désir d’être heureux. En s’imaginant vivre avec elle, il était incapable de projeter une vie harmonieuse et belle mais seulement la responsabilité du malheur qu’il lui infligeait en partageant son destin avec un handicapé.
Il tomba malade à une époque où ses deux amis et les jeunes comme lui combattaient en Europe et y mouraient. Protéger, entraîner, développer le corps et l’esprit des jeunes enfants était une mission aussi importante que de partir à la guerre. Soutenu par son esprit de responsabilité, il ne pouvait pas s’y dérober. Après avoir rejoint sa fiancée Marcia, au camp de India Hill, mais torturé par la culpabilité, marqué par un sentiment d’abandon de ce qu’il vient de quitter. malgré son bonheur, il restera persuadé d’y avoir apporté l’épidémie. Quelques mois plus tard, face à son refus de vivre avec elle, Marcia s’exclamera … je n’ai jamais connu personne qui trouve comme toi un tel réconfort à se punir…. Tu crois que c’est ton corps qui est déformé, mais ce qui est vraiment déformé, c’est ton esprit.…tu penses toujours que tu es responsable alors que tu ne l’es pas. Renoncer à Marcia nous dit le narrateur est la seule façon de conserver un soupçon d’honneur en renonçant à tout ce qu’il avait pu vouloir pour lui-même. Le sentiment de la responsabilité doit le laisser être la figure de héros qu’il s’était construite.
C’est pourquoi le jeune homme puis l’adulte pensera qu’il fut le porteur de l’épidémie au camp et responsable de la mort de bien d’enfants, alors qu’il y allait pour les rendre forts. Ce nouveau narrateur, le personnage, Mesnikoff, lie Dieu au hasard, et lui rétorque que Dieu (est) le grand criminel . Mais si c’est Dieu qui est criminel, ce ne peut pas êtes vous le criminel.
Cantor voit les relations différemment. Sa colère contre Dieu qui devrait apporter le bien et qui semble laisser vivre le mal, était un pervers timbré et un mauvais génie. Il en fut l’agent exécutant, en pensant leur (avoir) fait un mal irrévocable. Et c’est là qu’il niche sa responsabilité comme propagateur de l’épidémie auprès des enfants dont il s’est occupé. Il ne peut penser que cette épidémie est l’action d’un virus, à une époque où l’on ne savait pas encore comment se propageait la maladie et sans aucun vaccin. Il ne peut admettre que tout dans les événements de la vie ne peut s’expliquer, et qu’il faut bien penser la possibilité du hasard. Sa culpabilité se vivra sous une forme de punition en supprimant tout bonheur dans sa vie, une vie terne, gâchée.
Les dernières pages se terminent par l’évocation d’un souvenir d’enfant du narrateur, Arnold Mesnikoff. Cantor, jeune homme conduit les enfants sur un terrain pour un tir de javelot, dans cet été si particulier. Parfait, précis, tout en forme souple, il leur fit une démonstration telle que les enfants l’imitent immédiatement dans le geste. Il les avait fascinés, séduits par sa toute puissance. Il est leur héros. Il ne s’était jamais montré plus prodigieux que cet après-midi de la fin juin, avant que l’épidémie de 1944 ne se soit emparé pour de bon de la ville…Il leur promit l’équilibre… la mobilité… la souplesse.
Trois qualités physiques mais aussi morales pour devenir un homme adapté à la vie. Cantor s’était arrêté, à ce moment-là, à ces dispositions demandées à son corps, mais supportées par (la) détermination…(la) disponibilité… (la) discipline.
Il les appliqua avec intransigeance à sa vie après l’atteinte de la polio. Mais il lui fallut qu’il convertisse la tragédie en culpabilité. Il lui faut trouver une nécessité à ce qui se passe… que cela soit gratuit, contingent, absurde et tragique ne saurait le satisfaire… ce maniaque du pourquoi. ….Que ce soit un virus qui se propage ne saurait le satisfaire. Il cherche désespérément une cause plus profonde, ce martyr, … et il trouve le pourquoi soit en Dieu soit en lui-même, ou encore, de façon mystique, mystérieuse, dans leur coalition redoutable pour former un destructeur unique. Je dois dire que, quelle que soit ma sympathie pour lui face à l’accumulation de catastrophes qui brisèrent sa vie, cette attitude n’est rien d’autre chez lui qu’un orgueil stupide, non pas l’orgueil de la volonté ou du désir, mais l’orgueil d’une interprétation religieuse enfantine, chimérique.
Cette réflexion du narrateur est illustrée, quelques pages avant l’évocation du javelot, par une idée faite sienne au camp d’été, en lien avec l’idée de Dieu. Les indiens croyaient que c’était un être malfaisant qui leur lançait une flèche invisible , provoquant ainsi certaines de leurs maladies. Pensée fausse qui conduit à la souffrance et le narrateur de conclure à cette évocation que vous n’êtes pas l’être malfaisant des Indiens . Vous n’avez pas non plus été la flèche. Cantor a eu métaphoriquement « une mauvaise vue » sur ses conceptions personnelles de la vie.
Pour Philippe Roth, les individus acceptent et vivent différemment les événements tragiques de leur vie, la rencontre des deux hommes dans la fin du roman en est l’illustration. L’on peut penser à sa suite que finalement, l’individu doit faire la différence dans ce qui lui arrive, de ce qui dépend de lui, et de ce qui dépend de la fatalité et du hasard. Il y a parfois aucune raison à ce qui arrive et ne pas penser avec toutes les nuances de la réflexion conduit à de vraies souffrances.
La responsabilité des événements dont veut être maître l’individu, est une forme de conception quasi mystique de la maîtrise de la vie. Cette place, ni les dieux, ni le Dieu, ni la Némésis qui punirait l’hybris, ne l’acceptent de la part de l’homme. Mais en réalité, ce ne sont que les noms des hasards qui conduisent nos vies et permettent la conscience d’une forme d’irresponsabilité dans ce qui serait une vaine tentative de donner une raison à tout ce qui arrive à l’humain. La contingence existe, et ce qui en fait la tragédie de cette poliomyélite qui atteint ici les plus innocents, les enfants.
L’homme doit penser, nuancer pour ne pas sentir responsable de l’irrévocable, pour ne pas penser comme Cantor, être à l’origine de la mort d’enfants. Cette irruption de la mort dans la réalité, dans le regard du personnage est aussi une question qui interpelle le sens de la vie.
Ghyslaine Schneider