Mon voyage le long du nouveau rideau de fer est terminé. Je cherchais une vraie frontière et je l’ai trouvé. A certains moments,, elle a coïncidé avec les frontières nationales, à d’autres, non. En Ukraine, j’ai eu l’impression qu’elle fendait dangereusement le pays, et maintenant, à Istanbul, il me semble que cette ligne blanche me traverse et me déchire l’âme comme un barbelé. Je me demande ce qu’il va advenir de la vieille Europe, de son coeur paysan et juif, tourmenté et brisé par tant de guerres.
En homme des frontières, puisque triestin, Paolo Ruiz cherche une frontière à l’Europe, à l’orée de ce nouveau siècle. Le récit paraît en 2011.
Son idée originale n’est pas de suivre les frontières des états recomposés après les guerres successives qui ont ébranlé l’Europe, mais de mettre ses pas dans une ligne imaginaire, construisant son Europe « verticale », en partant de la Mer de Barents pour arriver sur les bords de la Mer Noire.
Accompagné de Monika, la photographe qui parle plusieurs langues, à la capacité si fabuleuse de lier sa parole avec le passant, l’homme ou la femme qui regardent ce couple voyageant si légèrement, en empruntant des transports qu’eux-même prennent.
Ainsi. Être à hauteur d’homme.
Le lecteur est entraîné sur ce périple. Porté par la capacité de l’écrivain à suggérer ses émotions, son regard sur ce monde, ses rencontres, ses marches, son périple, ses réflexions. Sa langue, paraissant simple, ne l’est qu’en apparence. Elle sait être précise, juste et poétique. Elle entraîne, elle ne lasse jamais par son pouvoir de suggestion.
On s’aperçoit que la langue russe est parlée le long de ces krajina* qui ont tant fluctuées. Les caractéristiques des peuples sont tracées avec précision en des portraits et des moments de rencontre, parfois insolites. Et sur cette ligne imaginaire, les différents peuples portent en eux les marques anciennes de l’empire russe, comme les Finlandais, les Polonais, ou les habitants des pays baltes. De la présence ancienne aussi des Polonais en Ukraine et en Biélorussie. Des haines passées. Mais, nous dit l’histoire, d’une fraternité surgie si récemment.
Une impression surprenante qui s’en dégage, à rebours des clichés, en cette période de guerre en Ukraine, est l’évocation, dans ces marges, d’un peuple russophone, peuple accueillant, hospitalier, simple et souvent pauvre, les russes riches et arrogants vont passer leur vacances en Italie. Mais ce peuple parle et échange, offre ce qu’il a, donne avec son coeur, désespérant dans sa lucidité, et son impuissance, et pour l’écrivain, bouscule ses schémas mentaux qui tombent en morceaux.
Un moment. À Kaliningrad, en faisant la queue pour avoir des billets de train. L’aide que les gens se portent. Une solidarité. Une attention à l’étranger. Une « compassion » née d’une grande douleur partagée, celle d’un peuple qui a traversé un siècle d’horreur qui en est resté marqué dans l’âme. Les camps de travail soviétiques, les souffrances de la guerre, le goulag. La violence du totalitarisme. Cela raisonne, écho sombre, dans les souvenirs des vieux.
Ce coeur paysan, dont on ne parle pas, trouble notre imaginaire de gens de l’Ouest, mais l’on ressent amèrement, à cette lecture, la perte du coeur juif, même si l’on n’ignore pas la destruction des juifs d’Europe, lors de la seconde guerre mondiale. Néanmoins, ce parcours dit, au-delà de cette connaissance, la perte de ce monde paysan et juif qui peuplait l’Europe. C’est une présence-absence, images fantomatiques dont la mémoire se retrouve dans les paroles de ceux qui sont encore là, qui en parlent comme des voisins perdus, tués, par la présence de synagogues tombant en ruines ou détruites. Un monde disparu. L’émotion et le silence du lecteur surgit dans les mots de cette catastrophe.
La destruction, les migrations internes ont façonné l’Europe car aujourd’hui, les Polonais de l’Est… vivent dans l’ouest de la Pologne, où le grand vide allemand vous pèse sur l’âme, comme le vide hébraïque entre la Lettonie, l’Ukraine et le Danube. Terre de fantômes et de déracinés, où de nos jours encore, quand on fait connaissance, on ne se demande pas « où habites-tu ? » Mais « d’où viens-tu ? »…
Pourquoi a-t-on oublié les migrations internes à l’Europe ?
Pourquoi a-t-on peur des migrations ?
Un autre moment. Une rencontre à une gare pour prendre le train pour Odessa.
Ces paroles évoquant ce qu’en Occident on ne sait plus, une histoire complexe de la présence de l’ours russe. C’était en 2011, et Maxim évoque le Causasse, l’Ukraine, ce nom signifiant la frontière, car, nous, nous la sentons très bien la tension. C’est ici que passe la vraie frontière entre l’Est et l’Ouest….Si l’Ukraine cesse de jouer le rôle qu’elle joue depuis des siècles, c’est à dire le rôle de frontière-tampon pour s’engager dans une alliance occidentale, c’est l’esclandre assuré….Et l’écrivain de reprendre, Je le sais. Je voyage depuis Mourmansk en suivant une longue krajina* habitée par des minorités ethniques frustrées prêtes à se laisser enflammées. Et c’est depuis la mer de Barents que je sens la dureté croissante de l’affrontement Est-Ouest, comme si un nouveau rideau de fer s’était reformé…. Et l’étudiant continue d’épiloguer,… dit que tout change , que la Russie redevient un danger et que l’occident ne sait absolument pas comment la prendre.
Je me mets à écrire, et ainsi commence le récit de ce voyage.
Après le voyage.
Titre.
La lecture du premier chapitre est faite sans trop saisir ce que l’écrivain semble vouloir nous dire. Lecteur impatient, est-on pressé de partir, de s’embarquer pour ce voyage vertical, de l’océan glacial Arctique à la Méditerranée, véritable slalom géant serpentant aux confins orientaux de l’Union européenne ?
Ce n’est alors que, le livre lu, curieusement, surgit le désir de relire ces pages. Concentrés comme des points de mémoire, se retrouve les rencontres ou les paysages traversés, avec toutes leurs puissances évocatoires, s’installant résolument dans notre imaginaire.
Ce que l’on avait manqué à cette première lecture, en résonance avec les dernières lignes du récit, se noue. Les frontières administratives de l’Union européenne sont précises, les frontières humaines sont plus imprécises, fluctuantes et les hommes d’un pays peuvent vivre dans un autre qui n’est pas le leur, krajina*, elles sont les épaves des frontières mouvantes d’anciens empires- russe, allemand, turc et austro-hongrois.
Les hommes y sont différents, davantage de fraternité, de communication de curiosité. Des paysages primordiaux, davantage de lieux emplis d’âme….l’âme slave, l’âme d’un grand peuple qui a souffert et aimé.
Ce que le lecteur saisit alors, c’est la notion du coeur de l’Europe, non celle de l’Union mais celle géographique et humaine. Paolo Ruiz écrit d’Odessa que l’Europe … en est le centre. Le ventre, l’âme du continent. Et cette âme est entièrement en dehors de cet échafaudage bureaucratique qu’on appelle l’Union européenne. Même sur le plan géographique c’est vrai: sur la Tisza, en Ukraine, j’ai trouvé un obélisque austro-hongrois datant de 1874, qui indiquait le centre de gravité de la terre ferme entre l’Atlantique et l’Oural, la Méditerranée et la mer de Barents. A cette époque-là, déjà, on savait que la Mitteleuropa, l’Europe centrale ne se trouvait pas en réalité dans les cafés viennois, mais bien plus à l’est, et même à l’est de Budapest et de Varsovie.
Ce périple de Paolo Ruiz ne laisse pas indifférent.
Dans ces temps compliqués, dans ce retour du tragique, où d’aucuns disent que la guerre est à nouveau aux frontières de l’Europe, ce récit laisse au fond de soi cette urgente nécessité de la présence de la nuance et de la connaissance historique, littéraire aussi, permettant de saisir, de comprendre, les destins nouveaux de ces pays traversés.
Ghyslaine Schneider
*Krajina: frontière