Hybris, la démesure mais aussi la violence, inséparable de la vie.
Au coeur de l’homme, au coeur de la nature.
L’on retrouve cette expression dans les deux beaux textes de ces écrivains antillais, liés par une profonde amitié.
Le premier, dans ses deux pièces de théâtre, s’attaque à la fois au colonialisme, mais aussi aux suites de celui-ci après les indépendances, dans Une saison au Congo. La première pièce envisagée ici, Une tempête, prend son modèle sur une des dernières pièces de Shakespeare, La tempête.
Si cette dernière est de construction très classique, pièce en cinq actes, renvoyant à un événement réel mais aussi à cette littérature de voyage qui parcoure ce début du XVIIe siècle, elle aborde aussi le thème du rapport entre l’apparence et la réalité, thème repris en 1636, par le dramaturge espagnol Calderon, dans sa pièce, La vida es sueño.
La pièce de Shakespeare évoque en mêlant comédie et fantastique, la perte et la reprise du pouvoir qui fut volé à Prospero, magicien maîtrisant les forces de la nature. La pièce de Césaire se sert des mêmes personnages mais donne à certains une charge différente. Ariel, esprit de l’air chez le dramaturge anglais devient un esclave métis qui attend la libération de son maître Prospéro, tandis que Caliban, démon incarné sur qui jamais l’éducation ne prendra…monstrueux dans ses goûts comme dans ses formes, (1), est un esclave nègre dans Une tempête, avec un autre personnage que l’on rencontre dans le roman de Maximin, Eshu, dieu-diable nègre.
Ce n’est qu’au début de la pièce de Césaire que la force des éléments sont nommés par le meneur de jeu qui choisit ses acteurs: c’est toi ! Tu comprends , c’est la Tempête. Il me faut une tempête à tout cassé…Alors il me faut un costaud pour faire le vent. La violence, si elle se manifeste dans le déchaînement des éléments, provoquent uniquement le naufrage des personnages qui ont usurpé le pouvoir de Propesro, Duc de Milan. La violence dans la pièce de Césaire est ailleurs.
Cependant, dans le roman de D. Maximin, la violence des éléments sont bien réels. C’est le récit de la nuit d’une femme, traversée par la force colossale d’un cyclone. Celui-ci porte toute la charge mythique du combat de l’homme pour sa survie face aux forces le nature, nous allons laissé vivre la violence jusqu’à la satiété de la violence (3) et quand la pleine lune apparaît au centre de l’oeil du cyclone, elle restait debout…incapable d’imaginer qu’une nouvelle attaque encore plus violente allait encore s’acharner à coups de grâce sur son monde déjà assassiné. Le monde de l’île est détruit, coupé, dévasté, brisé au-delà de toute imagination …qu’elle prenait des formes d’horreur que les pires souvenirs seuls pouvaient susciter. Le cyclone provoque la bonne peur en nous…une petite fin de monde à endurer.
Cette femme passe du salon à la chambre à coucher puis s’enferme dans la salle de bain pour sortir enfin à un moment et attendre l’accalmie dans sa voiture. Liée au monde par un discours imaginé au téléphone, elle dit l’angoisse de l’enfermement et la solitude de ce moment, dans le déchaînements terrible des éléments, avec une force de vie qui reprend dans la parole, te raconter tout ce qui traîne d’avenir sous les apparences de cet enfer, comme dans l’écriture, la sienne et celle des cahiers anciens écrits par Siméa et Marie-Gabrielle. Chemin étonnant de l’écriture parce qu’il conduit au fond de soi mais il dit aussi la violence des hommes au creux de leur vie.
La présence de l’Oeil du cyclone met en lumière d’autres formes de violence: celle des événements de la vie des êtres humains, un souci très enfoui de se ressouvenir du son jamais entendu de la voix de sa mère, sauf par ce prénom: Marie-Gabrielle, premier et dernier mot expiré à son oreille pour l’accueil et pour l’adieu…et aussi, (le cyclone) ne pouvait pas savoir que la jeune fille de 1928 avait tenu dix ans plus tard son journal en mémoire de son premier enfant mort-avorté.(3)
Des hommes face aux éléments et des hommes entre eux, la violence est toujours là, comme inhérente à la vie. Enjeu des pièces de Césaire.
Les personnages de Shakespeare ont évolué. Le rapport entre – le maître, Prospero et les esclaves – Ariel et Caliban, sont différents. Ariel, de docile et servant avec empressement son maître, devient un personnage qui discute de sa condition avec Caliban, proposant une réflexion plus élaborée qu’au temps de Shakespeare. Pour Ariel, le changement est dans une manière différente de regarder: il oppose la conscience contre la violence, pour paraphraser le titre d’un texte de Stephan Zweig. Si Caliban exprime une vraie colère, ne serait-ce parce qu’on l’a abusé et trahi au début, lui promettant une vie meilleure en échange des richesses du pays, le vol de son nom est douloureux. Il demande à Prospéro de l’appeler X (en référence à Malcom X qui lutta contre la ségrégation et le racisme envers les Noirs aux Etats-Unis). La vision colonialiste reste très forte dans les mots de Césaire:…un barbare ! Une bête brute que j’ai éduquée… la trique c’est le seul langage qu (‘il) comprenne(s), dira son Prospero.
Une solution se profile dans l’approche d’Ariel qui parle avec Caliban : nous sommes, lui dit-il, frères dans la souffrance et l’esclavage, frères aussi dans l’espérance… et Ni violence, ni soumission…C’est Prospero qu’il faut changer. Troubler sa sérénité jusqu’à ce qu’il reconnaisse enfin l’existence de sa propre injustice et qu’il y mette un terme, et porté par ce grand espoir, pour qu’une conscience naisse à Prospero. Difficile de convaincre Caliban, qui a souffert et qui est lucide, de partager le rêve exaltant d’Ariel: Prospero… dit Caliban, C’est un mec qui se sent que s’il écrase quelqu’un. Un écraseur, un broyeur, voilà le genre !
Mais il y a une autre idée intéressante portée par le personnage de Gonzalo, en accord, non avec la vision colonialiste de Gonzalve (1), mais décrivant l’erreur des colonisations, nous la colonisons (l’île), comme je le souhaite, il faudra se garder comme de la peste d’y apporter nos défauts, oui ce que nous appelons la civilisation….
Qui est le sauvage ? L’Autre doit dit-il rester comme Gonzalo l’explique: des sauvages, de bons sauvages et être un réservoir d’éternel jouvence ? Peut-on croire que les colonisés resteraient dans ce cadre que le colonisateur fixerait ? Ne peut-on alors penser que cette vision est une autre forme de barbarie qui ne laisse pas la place à l’Autre d’évoluer, de changer pour ce qu’il est vraiment, c’est à dire un être humain à part entière? De quel côté se situe alors la barbarie? Montaigne s’interrogeait déjà sur cette question au 16e siècle, lors de l’arrivée d’indiens à Rouen.
Depuis la décolonisation, on a pu comprendre qu’une autre forme de colonisation s’est mise en place. Et cela immédiatement après. Au centre même de ce passage.
Une saison au Congo retrace le court chemin politique de Patrick Lumumba . Plein de désirs pour son peuple, il se heurte avec violence contre le mur des intérêts personnels et des jeux de pouvoir. L’Afrique est comme un homme qui , dans le demi-jour se lève, et se découvre assailli des quatre points de l’horizon! De ses proches amis mais aussi de l’influence indirecte de l’ancien colonisateur. Avec la mort cruelle comme remerciement de vouloir donner la liberté à son peuple. Trahi. Effacé. Dissous. Homme visionnaire et poète, Un jour dans la brousse j’ai rencontré mon âme sauvage: elle avait la forme d’oiseau ! Et mieux que d’une peau de léopard, c’est, élan et empan, d’un oiseau que tu ferais mon signe ! L’oeil, le bec ! Pour entrer aux temps neufs, de l’ibis la rémige mordorée !
Entre Afrique et Caraïbes.
Ce monde des îles,violenté, comme l’explique Maximin, par le feu, la terre et le vent, a su, depuis toujours certainement faire surgir du fond de lui-même des forces de survie. Au creux même de la violence, il y a l’espoir de la fin de la douleur, la force de la résistance, parce que c’est ensemble que les hommes luttent dans ces cas là, parce que la résistance est la seule énergie capable de résister à la mort. Cependant, l’individu doit mener le combat comme l’île cette nuit et mon corps va apprendre à résister, c’est à dire lutter avec sa fragilité pour arme… me rappeler que même seule, il faut savoir se faire foule.
Dans ce beau texte poétique de L’île et une nuit, de Maximin, le narrateur se fait conteur, celui qui nous prend par la main de son personnage et nous fait traverser cette nuit d’enfer. En miroir des Mille et une nuit, au centre même de la violence du cyclone comme dans celle nichée dans la vie des hommes,
… il convoque les mythes de la création, un conte antillais reflétant le conte de L’enfant de la haute mer, de Supervielle
… il convoque la musique des grands jazzmen, comme Miles Davis ou Charlie Parker, lui donnant la parole:je suis née pour vous afin que la mort n’est ni le dernier solo ni le dernier silence.
… il convoque la poésie, la mêlant à son écriture, comme un « butin de guerre », comme dans une chambre d’écho parce que la poésie dit le monde, dessine à travers l’imagination de ses visions, ce monde qui passe par notre corps. Et l’on entend les mots de St John Perse, Eluard, Verlaine, La Fontaine, Rimbaud, jusqu’à Camus, ton premier homme devenu l’étranger, mêlés à ses propres mots.
Magie d’un plagiat bien organisé…plagiat si honoré dans la littérature française du 17e siècle.
Convocation par l’aède des aèdes des temps passés.
Par ces correspondances littéraires, musicales, théâtrales, la littérature de Césaire et de Maximin donne une nouvelle force, celle de ces hommes qui ont combattu, avec simplement comme armes, la littérature, pour la reconnaissance de leurs droits fondamentalement humains.
Ghyslaine Schneider
Références:
1- Shakespeare
2- Aimé Césaire
3- Daniel Maximin