Le Liban … le pays du Cèdre…
Dans notre imaginaire, il prend la forme des jours heureux, dans une douceur de vivre. Mais si loin de lui, ici, à l’autre bout de la Méditerranée, l’on ne peut s’empêcher d’entendre les bruits atténués des guerres successives qui l’ont ébranlé dans ses racines profondes. On voit, supportés par les pages de journaux ou les images télévisées, les immeubles détruits, les impacts des balles, les rues pleines de pierrailles ou de plaques de béton… et maintenant ce sont les building qui cachent la mer, une ville, Beyrouth qui veut vivre vite et en mimétisme de l’Occident, au coeur de laquelle surgissent les immeubles épuisées du début du XXe siècle, drapés dans leur splendeur passée.
Ce roman, Villa des femmes, de Charif Madjalani, par la musique particulière de son écriture, nous fait pénétrer dans une histoire, celle d’une famille libanaise, dans la force et la volonté de sa fondation à la reprise en mains par le fils parti si loin, avec une même énergie, dans un nostalgique déni d’un changement radical, parce que les années de guerre ont secouées les fondations, changés les êtres, ont fait naître les femmes de la maison à elle-mêmes. Reconstruire à nouveau sera alors possible. Mais tout sera différent.
Le Je de l’incipit est celui de ce narrateur, chauffeur et oreille attentive du maître de maison, Skandar Hayek. Fils du précédent chauffeur du fondateur de cette famille. Comme Jamilé, nièce de Wardé, nourrice de Marie la femme de Skandar. La généalogie est posée. L’histoire peut commencer.
Ainsi, dés les premiers mots, le roman est circonscrit par deux éléments essentiels qui le structure, l’espace, puisque le narrateur-coryphée se tient en haut du perron de la villa, dans le carré de soleil, en face de l’allée qui menait au portail. Cette allée supporte les mouvements des départs et des arrivées et s’ouvre alors sur le deuxième élément qui est le temps. Le temps installé dans ces mouvements. Le temps du regard du narrateur, se tenant là tout le temps nécessaire. Il est alors le témoin involontaire de cette famille, face aux heurs et au malheurs, à la mort, à l’absence et à la guerre .
Le roman est structuré par un refrain revenant comme dans un morceau de musique. Le refrain des jours heureux. Temps des marchands, du poissonnier, des vendeurs qui attiraient la troupe des petites bonnes rieuses, des belles voitures, et c’étaient devant la villa un véritable souk qui s’improvisait. Il nous plonge dans un bonheur qui semble se rattacher à une sorte de paradis, lointain et heureux, atemporel. Et la prosodie de la phrase semble s’allonger dans ce temps si particulier. Puis ce refrain devient un souvenir auquel se raccroche le narrateur, c’était une autre époque, … comme le facteur…Je le revois comme si c’était hier, celui-là, il entrait par le portail en face de moi… et la nostalgie apparaît. Passé définitivement révolu. Cependant, à la fin du roman, il sera le tremplin pour jeter à nouveau, le fils revenu et les femmes de la maison, dans la reconstruction , ou plutôt dans la construction d’un monde différent, façonné par la guerre et l’expérience du voyage, par l’usure et le passage du temps. Et cette vision, il voyait ce qui avait disparu mais dont il rêvait absurdement le retour, sans se rendre compte que rien jamais ne serait plus comme avant, il voyait les marchands des quatre-saisons, les quincailliers ambulants, la bicyclette du poissonnier, la rue passante, les livreurs, le facteur, les ouvriers de l’usine et les bonnes courant vers le portail, Hareth l’a à côté du narrateur-chauffeur, sur le perron. Comme un cycle, le bonheur du début du roman. De ce lieu constant et de ces temps, le temps des jours qui passent et le temps passé, toujours vivant si fort à l’intérieur des personnages, la fin du roman s’ouvre alors sur ce temps nouveau…Bon, alors par quoi commence-t-on. Le romanesque, explique Majdalani, « c’est une histoire et une temporalité ».
A partir du chapitre 8, c’est l’histoire individuelle des personnages qui se heurte à la grande Histoire, celle du pays, les guerres du Liban. Comme si le narrateur ou la littérature voulait donner une autre vision, charnelle et individuelle à l’Histoire sur un récit national. Ce sera l‘émergence de la guerre, mais lointaine, à Amman, qui fascine Hareth qui est déjà parti de Beyrouth. Il assiste à ce qu’il considérera comme la dernière guerre à la manière ancienne, avec d’un côté ses tribus de Bédouins…. et de l’autre côté les condottiere palestiniens et leurs troupes….et la tragédie surgit au loin. Ce sera la mort brutale de Skandar en 1969. A partir de cet événement, l’écriture construit en écho la montée de la guerre, ses accalmies et ses reprises, et la chute de la puissance des Hayek. En premier, la chronique de l’affrontement des femmes restées à la maison, l’impuissance et l’incurie du fils ainé, Noula, à reprendre les affaires de la famille et la description de la faillite de l’état libanais. Puis le temps se fait précis, en 1975, ce sera la perte des biens de la famille et l’effondrement du pays, temps où les femmes de la villa se déchirent comme les différentes communautés.
Au cours de ces chapitres successifs, l’espace se rétrécit parce que la guerre arrive aux portes de la villa, elle-même atteinte par les obus de mortier. Le temps, celui des saisons, se fait précis, scande la vie de la maison et celle de la guerre qui l’enserre.
Par cette dilatation imprécise du temps et sa rétraction, comme pour l’espace qui s’ouvre lors du récit du voyage, périple initiatique d’Hareth, mais espace qui se ferme par la violence de la guerre, se construit dans ce roman une vision sur les hommes, jouets du destin, où la volonté de maîtrise de celui-ci se heurte, se déforme face au surgissement et à l’impossible déflagration des événements.
Si dans ce roman, les pères ont la force de la fondation, les fils ne répondent plus aux attentes de leurs pères. Les femmes restent arrimées à leurs douleurs amoureuses, à leur famille, à leurs enfants, dans la ténacité et dans la résistance. Les femmes occupent l’espace de la villa, mais les femmes savent changer et s’adapter au monde sans les hommes de la famille.
La première partie du roman, celle du monde des hommes, raconte aussi l’amour contrariée de la soeur de Skandar, Mado, en apparence abandonnée par son fiancée, au profit d’une autre, qui se vouera alors à la préservation des Hayek, des vivants et des morts, comme un maître de quart veillant sur un navire. Et en opposition sourde puis frontale avec Marie, elle aussi gardant toujours au fond d’elle-même l’amour d’un homme aimé, refusé par sa famille, puis devenue la femme de Skandar, dont la fille Karine, est en constante et libre quête de l’amour. Trois destins de femmes.
La peinture impressionniste s’invite dans les tableaux qui mettent en scène les femmes. L’écriture se fait alors peinture pour décrire le monde joyeux des bonnes ou la fille de Skandar. Ce monde des femmes est régi par les hommes des familles maîtrisant les intérêts économiques et politiques, et décident de leur destin.
Pour les hommes laisser la marche des affaires aux femmes conduit le monde à sa ruine. Pour les femmes alors aux prises avec la guerre du pays, un autre affrontement se fait dans l’intime, de souffrances à souffrances. Mais c’est là qu’elles montrent leurs forces de résistance, leur ténacité.
La violence meurtrière de la guerre, en leur portant atteinte, libèrent la parole et les fait se com-prendre. Le narrateur dira ces mots, qui justifient le titre du roman, et je voyais autour d’elles cette villa où elles devaient continuer à vivre. Je crois qu’elles l’auraient fait restaurer, toutes les deux ensembles, maintenant qu’elles étaient réconciliées, étant donné que c’étaient elles qui avaient défendu la terre et le domaine, elles qui avaient payé de leurs peines, de leur peurs, de leur souffrance et de leur sang, alors que les hommes étaient absents, parti trop tôt, déserteur de par le monde ou frivole sans cervelle.
La guerre, d’une manière certaine, signe l’évolution et la libération des femmes. Quel bel hommage littéraire !
Et il y a les fils. Pour les hommes, ceux qui continuent les affaires et la lignée, pour les femmes, ceux qui protègent et peuvent reconstruire.
Le narrateur nous rapporte le récit des voyages d’Hareth, parti avant la mort du père. Une mise en abyme dans le récit, comme une sorte de parodie des romans d’aventure.Il marque un temps long qui s’amplifie dans le vécu des espaces lointains. La temporalité est celle de ce voyage, vécu comme initiatique à la vie d’homme qu’il devra assumer à son retour. Et l’on comprendra cette nécessité, dans les dernières pages, quand la famille doit s’affronter à la fureur mortifère des miliciens.
Charif Majdalani explique les liens qu’il fait entre ce personnage d’Hareth et Ulysse de retour à Ithaque. Plus que ses aventures, c’est ce temps du retour dans la maison de Pénélope et son action à partir de là. « Le rêve d’Orient d’Hareth est une manière de vivre comme on le trouve dans les mondes anciens. » Mais l’on peut aussi percevoir que cette errance est une mise en pratique des lectures des récits de l’enfance (comme le narrateur le rapporte) qui font rêver et qui construisent une forme d’identification profonde. Comme une marque de la puissance de la littérature à forger des destins ou quand la vie pour un instant est comme un roman, dit un personnage. Question vitale que pose la littérature…
Mais l’écriture dans ce moment de l’attente du retour du fils construit une narration rythmée par cette recherche d’une prosodie, dans un balancement parallèle. Phrases de plus en plus serrées, plus courtes, plus sèches, autour de ces deux thèmes: comme une construction musical en contrepoint à deux motifs, le récit de la vie dans la maison et les aventures du fils. L’écriture, loin de celle du refrain du bonheur, se fait alors tension dramatique.
La figure de la soeur, Karine, portée par ses démarches pour retrouver son frère et son espoir, persévérant et profond, même confiant, jamais désespéré, appelle, là aussi à des figures mythologiques. Ce lien si fort entre un frère et une soeur, comme Electre attendant Oreste ou le lien affectif entre Polynice et Antigone. L’écriture permet ces superpositions des enseignements de la mythologie, présente dans la construction des personnages. Comme l’affrontement des femmes devant le chauffeur-narrateur qui se sent tel un simple mortel essayant de fuir un combat entre les dieux auxquels il n’a pas le droit d’assister.
Histoire de familles ! Des dieux et des hommes…
Le personnage d’Hareth semble donner la tonalité particulière aux expériences des différents personnages. Sous le ciel nocturne des steppes mythiques de Bactriane, il pensait à cette merveilleuse et unique capacité des hommes à penser leur vie dans ce monde, à lui donner une existence et un sens. Et là, l’homme touche au divin, puisqu’il lui a été possible, dans cette nuit afghane, de sentir sa part d’immortalité.
Est-ce ce sentiment là, perçu implicitement par les personnages, qui leur a donné cette force de traverser leurs propres souffrances, l’attente dans l’enfermement violent des pertes et des guerres? Dans un passé définitivement perdu… avec tout à créer devant soi…
Ghyslaine Schneider