FAYE Gaël, Le petit pays

Petit Pays, de Gaël FAYE

Ce roman a une particularité d’écriture. Il nous entraîne très vite à l’intérieur de la narration, tiré par le rythme musical dense de la phrase, mais cependant qui prend le temps de construire les émotions des personnages et les situations. Dans le temps heureux des enfants, le temps de la tragédie monte progressivement, tout en faisant irruption brutalement dans le monde de l’innocence enfantine, éjectant le narrateur-enfant au coeur même de la violence.
Les propos du narrateur-adulte encadre le début et la fin du roman, prenant en charge cette voix de l’enfant qu’il fut. Nous savons, dès le début que les deux enfants de la famille sont en Europe et que l’adulte, porteur alors du je de son enfance, revient dans son pays pour un motif futile mais découvrant que ce retour était motivé par un désir de re-voir, re-trouver cette mère éperdue de douleurs et perdue dans le bouleversement et la perte de son monde, dans cette violence inimaginable qui l’a engloutie jusqu’à la folie. 

Mais ce roman est aussi celui de l’enfance : l’enfance vécue comme un moment initiatique  et qui confère à l’histoire cet aspect brutal, bien que progressif, du dévoilement de la réalité du monde, et la vérité de l’enfant. Cette découverte se fait par cercles concentriques dans la vie de Gaby. Tout d’abord, le malaise puis l’absence de dialogue entre ses parents jusqu’à la séparation. La conscience de la perte que ces deux adultes, ses parents, apportent de stabilité, de bonheur, de beauté et de sécurité. Comme si ce mouvement familial pouvait s’élargir métaphoriquement à une guerre entre ethnies, les Hutus et les Tsusis, cette dernière étant celle de la mère des enfants, le père, lui, est français. Mais celui-ci, comprenant ce que sa femme vit, tentera de la protéger, mais en vain, parce que frappée, détruite par la mort de sa famille assassinée au Rwanda. 

L’enfant sortira progressivement de la maison familiale pour aller dans l’impasse où il se retrouvera avec les enfants voisins. Là, sera le lieu de l’apprentissage avec l’autre que représente les pairs, dans la naissance de l’amitié, de la fidélité à l’ami et de la découverte progressive que ces liens peuvent se transformer au cours des événements et des influences que ces enfants ne maîtrisent pas.  La naissance d’enfants soldats.

On y sent toute la douceur de l’enfance, temps de la découverte d’un espace plus grand que celui de la famille, lieu de confrontation des avis différents, des envies partagées de franchir les interdits pour s’affirmer et apprendre à devenir homme.   A faire joyeusement ces bêtises nécessaires de l’enfance. Gaby le découvrira progressivement au sein du groupe, cette expérience s’accompagnant d’une visite  au Rwanda où il pourra percevoir, avec son regard d’enfant, la montée du danger, la nécessité de la fuite pour ses cousins. Il en revient comme chargé d’une expérience supplémentaire au regard de ses amis restés dans le lieu clos de l’impasse. 

Un personnage, légèrement plus âgé que lui, Francis, se chargera de détruire ce cocon protecteur de l’enfance. Pris d’une colère qui ira jusqu’à la fureur meurtrière, il fait éclater le groupe, met en évidence la clarté et la justesse du ressenti de Gaby, et l’éloignement de ses amis.

Et alors, à l’intérieur du roman, justification de cette histoire, mise en évidence de la force de la littérature. C’est une femme grecque, Mme Economopoulos, porteuse de cette civilisation,  à la fois de guerre, par l’Iliade,  de démocratie par Péricles, de l’origine des mythes et de la tragédie inscrit dans les drames -drama- d’Euripide, d’Eschyle….qui fait irruption dans le drame qui monte. Elle seule sait, dans ce monde qui se défait, dans sa maison sans barrière pour délimiter son jardin, que pour apprendre le monde, il faut peut-être rentrer dans celui des mots et des phrases, dans l’imaginaire, celui où se trame, indicible, le monde réel.
Elle fait découvrir la lecture à l’enfant qui se protégera du monde extérieur, fissuré fortement pour rentrer dans celui qui le protège tout en le construisant, lui procurant de nouvelles émotions,  le faisant, à son insu, et à travers les histoires, devenir progressivement adolescent et lucide.

Et le poème qu’elle lui donne quand il quitte Bujumbura, ville du Burundi, jouxtant de près la frontière rwandaise,  s’accompagnait de ces mots …prends garde au froid, veille sur tes jardins secrets, deviens riche de tes lectures, de tes rencontres, de tes amours, n’oublie jamais d’où tu viens….
Et c’est sa bibliothèque qu’elle pense à lui transmette quand elle ne sera plus, ce qu’il vient chercher, sorte de terre nourricière, dans la rencontre du désir souterrain et impensé de retrouver sa mère. 

La violence de la guerre se traduit surtout dans la folie de cette mère. Retrouvée par hasard par un ami de la famille, elle est ramenée, brisée dans l’univers familial. Sa douceur, une forme de passivité, son isolement au milieu des siens, ne sont que des éléments superficiels de sa tragédie intérieure. A-t-elle conscience qu’elle tue l’innocence de la petite soeur de Gaby, Ana, parce que sa soeur et ses enfants sont morts assassinés ? Tous les soirs, elle revient susurrer à l’enfant l’enfer vécu, dans leur maison, au Rwanda ? Perdue dans sa douleur, perdue dans sa folie… noyée à jamais dans ce qu’elle a vécu. Une transmission destructrice.

Et l’ultime expérience du roman, celle qui signe la fin de cette vie enfantine, ce fut le départ…quand on quitte un endroit, on prend le temps de dire au revoir aux gens, aux choses et aux lieux qu’on a aimés. Je n’ai pas quitté le pays, je l’ai fui. J’ai laissé la porte grande ouverte derrière moi et je suis parti, sans me retourner. Je me souviens simplement de la petite main de Papa qui s’agitait au balcon de l’aéroport de Bujumbura.

C’est le point d’orgue de la perte, la rupture finale qui bascule dans un monde inconnu et dont il faudra faire l’épreuve. Et,  comme un fil d’Ariane, ce poème donnée le jour du départ, poème de Jacques Roumain… « Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait: natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure des arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes… »

Et le narrateur d’ajouter:
Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance. Ce qui me paraît bien plus cruel encore.

Et encore au début du roman, comme une mise abyme, devant des images d’enfants migrants recueillis,  transis de froid, affamés, déshydratés…jouant leur  vie sur le terrain de la folie du monde, le narrateur  détourne le regard de ces images, elles disent le réel, pas la vérité. Ces enfants l’écriront peut-être un jour. 

Ghyslaine Schneider