DJEBAR Assia, L’Amour, la fantasia

1830…5 juillet 1830… 1845… le 8 mai 1945…le 5 juillet 1962 !
Etrangeté dans les  concordances des dates !
132 ans de colonisation d’un territoire devenu pendant ce temps, département français. Devenu enfin indépendant.

L’amour, la fantasia, d’Assia Djebar fait entendre les bruits et fureurs de ces temps de violence, de paix toujours suspendue, dans les cris d’un peuple dans la perte de sa liberté, dans les cris retenus ou hurlés des femmes, dans les voix de celles-ci, des amours cachées ou séquestrées, des combats pour soutenir les hommes, de cette fantasia insouciante et fière, porteuse de mort.

Ce roman qui se dit en poésie, langue sublimée pour dire l’indicible, l’amour ou la mort, la violence ou la douceur des rencontres entre les deux peuples. Pour dire l’impossible situation sur la frontière de deux langues, l’arabe et la française. La dernière, « butin de guerre » comme le dira Kateb Yacine. Comment écrire dans celle-ci pour dire les douleurs du peuple de l’autre?
Ce roman n’apporte pas de réponses mais fait monter sur – l’écume du verbe – et des années, depuis le débarquement à Sidi Frej jusqu’à l’embarquement douloureux des descendants  des conquérants, la difficulté immense d’être dans la langue française.

 

Il est écrit:
Ecrire la guerre…c’est frôler de plus près la mort et son exigence de cérémonie, c’est retrouver l’empreinte même de ses pas de danseuse…
et son continuum,
je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres.
Projet d’un dire douloureux de la mémoire.

 

La dernière partie de ce roman, construite comme une tragédie en cinq mouvements, dit, à partir de vies de femmes, le combat pour la libération du territoire tandis que le Tzarl-rit (final), l’intime des sentiments, l’attachement  à cette terre, l’impossibilité de l’oublier, la séduction exercée sur ceux qui y sont passés. A travers l’histoire d’Haoua, se résume le titre, l’amitié-amour d’une femme libre porté à Eugène Fromentin, venu pour assister à une fantasia, insouciance et légèreté de celle-ci, porteuse de la mort de la jeune femme dont l’amitié-amour est trahison pour son peuple. Fromentin, encore lui, raconte cette rencontre avec la main coupée de cette algérienne. Métaphore ultime de la main de l’écrivain qui se saisit du qalam ou la plume. Lien avec le premier chapitre de cette fillette arabe allant pour la première fois à l’école française. Langue française qui dit les secrets des amours. Langue  française, l’accès  à un monde autre.

 

L’Histoire, transcrite.
Les dates, les mouvements des troupes des deux côtés pour se saisir de ce « petit triangle blanc couché sur le penchant d’une montagne », la Ville imprenable…surgit dans un rôle d’Orientale immobilisée en son mystère…la ville barbaresque, Alger sera ouverte le 5 juillet 1830.
La formation d’historienne d’Assia Djebar n’est pas sans influer sur son écriture romanesque. Et le pari de faire résonner si précisément l’Histoire pose la question de comment l’Histoire de cette colonisation peut se traduire dans un roman?L’écrivain doit-il se faire historien au sens stricto sensu du terme pour en garder l’authenticité ou bien doit-il seulement créer de l’émotion pour nous faire sentir toute la force de cette Histoire là ?  Difficile conciliation entre la vérité, l’authenticité des faits et la subjectivité. Mais c’est de cette alliance, qui dans la narration de cette conquête, fait surgir une grande émotion: la colère, l’injustice, la violence, et la barbarie des conquérants, l’amitié surgissante entre les deux peuples comme l’empathie pour les algériens, et le soulagement d’arriver au 5 juillet 1962 entrainent le lecteur dans les tourments de ses sentiments.

Ce secret est l’appui sur les documents écrits par les conquérants français. Chercher dans les récits de la langue de l’autre ce qui permet de saisir la vie de ceux qui n’ont laissé que des cris perdus mais ineffaçables dans le silence du temps. Des milliers de spectateurs, là-bas, dénombrent sans doute les vaisseaux. Qui le dira, qui l’écrira?
Ainsi, Assia Djebar recense les officiers, aides de camp, les artistes, les savants qui vinrent avec l’armada française. Ils vont rédiger, rapporter les événements, dessiner les morts sur le champ de bataille ou les paysages pour leur mémoire, pour les autres, parce que ce qu’ils voient les remuent autant que la rencontre de cet Autre, paré de fantasmes, que les actes de guerre dans lesquels le déchainement des violences humaines s’étale sans pudeur. Comme le paysage, revu dans la mémoire, lieu d’ancrage d’un nouvel amour, le baron Barchou de Penhoën …au lazaret de Marseille, en août 1830,(il) rédigera presque à chaud ses impressions de combattant, d’observateur et même par éclairs inattendus, d’amoureux d’une terre qu’il a entrevue sur ses franges enflammées.
Les turcs aussi, mais plus tard, écriront sur ces journées d’Histoire. Et une forme de fascination semble présider à cette rencontre. Alger cherche à ce défendre de cet envahissement là, mais comme on est dans une fantasia, où le risque est paré d’insouciance. Fascination du conquérant mais aussi fascination des conquis.
En 1840, les razzias s’intensifient, les massacres de la population aussi. Les écrits des français à leurs amis ou à leur mère, racontent …notre petite armée est dans la joie et les festins, écrit Bosquet le 1 novembre 1840. On respire dans la ville une délicieuse odeur de mouton et de fricassée de poulet…. Et Montagnac à son oncle, ce petit combat offrait un coup d’oeil charmant…tout cela présentait un panorama délicieux et une scène enivrante…. Les français ont alors l’illusion de maîtriser la guerre, sans vouloir reconnaître la résistance de l’Autre, mais ne serait-ce pas le décor qui, par sa barbarie naturelle, contamine ces nobles assaillants. Perversité d’un raisonnement conquérant.
Les cris des femmes sont comme une étrange parlerie de la guerre… nos écrivains sont hantés par cette rumeur. Et l’écrivain Djebar pose sa question : Ecrire sur la guerre d’Afrique- comme autrefois César dont l’élégance du style anesthésiait à posteriori la brutalité de chef, – est-ce prétendre repeupler un théâtre déserté? Ainsi se dégage cet axiome: nommer c’est affirmer, ne pas nommer, c’est nier, c’est ne pas reconnaître.
Deuxième conquête  des conquérants: le dire des récits au milieu des cris que leur style élégant ne peut atténuer.
Victoire insoupçonnée des victimes dans l’absence de la soumission: leur guerre apparaît muette, sans écriture, sans temps de l’écriture.
C’est alors qu’apparaît le temps de la résistance des corps.

 

Dans un retour à un temps de l’enfance.

La première phrase de ce roman:Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père.
On croirait, par le style,  lire dans un lointain écho du Duras …l’Indochine, dans l’amour, l’amour en Indochine.
A partir de ce moment se joue cet aller-retour entre les deux langues. Résistance du père instituteur à la tradition imposée aux fillettes. Liberté donnée au corps de l’enfant par le sport, cette langue française qui délie le corps, qui le dénude, qui fait écrire des lettres d’amour par les cousines enfermées dans le gynécée, qui ouvre les horizons et fait vivre les rêves, l’amour qui écrit est plus dangereux que l’amour séquestré.
Résistance des jeunes filles : correspondre, écrire, traduction d’une révolte sourde. L’écriture c’est avant tout une conscience de la liberté, d’un choix de vie.
                  Ecrire pour « me dire »…
Une autre forme de résistance : parler la langue de l’Autre comme la fille du gendarme français. Comme les femmes arabes, la langue tissant l’amitié, le toucher des corps, une manière de s’apprivoiser, la main tendue contre les baisers sur l’épaule de l’autre. Et les langues de chacune des femmes, dans la langue de celle d’en face, permet le franchissement entre le dedans et le dehors.
Nommer encore. La lettre envoyée par le père à la mère d’Assia. Et c’était de fait, la plus audacieuse des manifestations d ‘amour. La langue française qui nomme le nom, c’est sortir de la tradition, dire que l’on aime dans la langue de l’Autre.
Imbrication des coutumes dans chacune des langues.
Liberté conquise.
Renversement inattendue de la langue du conquérant.

 

Plus haut dans le temps.
La résistance des tribus. Dans leur insurrection.

Malgré qu’Adelkader était définitivement à terreOr plusieurs Abdelkader surgissent….
Et la colère des militaires se déchaine: Enfumez-les tous comme des renards!  Bugeaud l’a écrit; Pélissier a obéi. Et l’officier rédige son rapport, revivant par l’écriture cette nuit du 19 juin 1845; éclairée par les flammes de soixante mètres qui enveloppe les murailles de Nacmaria.
Et l’émotion saisit parce que l’écrivain fait un choix d’historienne. Je reconstitue à mon tour cette nuit…Mais je préfère me tourner vers deux témoins oculaires: un officier espagnol combattant dans l’armée française…et le soldat anonyme. …Ce témoin espagnol est-il seul, l’oreille contre la roche en feu, à entendre les convulsions de la mort en marche? Puis c’est l’imagination de l’écrivain qui reprend la description pour laisser à nouveau entendre les mots de l’Espagnol: Horrible spectacle…Ce drame est affreux…et jamais à Sagonte ou à Numance, plus de courage barbare n’a été déployé !
A nouveau, fascination de l’écrivain devant l’exposition à la lumière des cadavres calcinés. S’agit-il de comprendre les bourreaux ou plutôt de dire, dans leur langue,  l’outrage impardonnable, l’impossible respect des morts: Ils ne seront ni lavés, ni enveloppés du linceul; nulle cérémonie d’une heure ou d’une journée n’aura lieu.. 

Et cela continue. …le colonel Saint-Arnaud enfume à son tour la tribu des Sbéah. Il écrira à son frère: J’ai fait mon devoir de chef, et demain je recommencerai, mais j’ai pris l’Afrique en dégoût !
L’appel à l’écrit de la guerre donne une idée de son horreur mais fait sentir la mort victorieuse et bouleverse parce qu’elle nous frôle. Le récit écrit des événements, plus que des images renvoyant à une réalité fixée sur la pellicule, pénètre en nous, se reconstitue  librement dans notre imagination. Les mots sourdent en créant ces fantômes de la mort, nous saisissant au plus profond de notre chair.

 

A époque des « événements d’Algérie ».
La guerre est guerre de Révolution pour l’Indépendance de leur pays.

La résistance des femmes. De la lignée des femmes. L’écrivain qui part recueillir les voix de ces femmes. Leurs douleurs, leurs pertes, leur acharnement à continuer à se battre. Chacune son histoire. De la jeune fille à la vieille femme. De la mère au fils. De le soeur au frère, nouvelle Antigone pour l’adolescent étendu sur l’herbe, elle palpe, de ses doigts rougis au henné, le cadavre à demi dénudé. Tortures, brûlures, viols.
Voix des femmes, dans les murmures, les chuchotements, les conciliabules, l’aphasie ou la parole des veuves. Soliloque, à lire comme un poème, qui dit la difficulté d’être exilée dans les mots français sans abandonner les mots, non écrits de sa propre langue maternelle.
Sur quelle frontière se tient alors l’écrivain ? Parler ce français, est-ce abandonner les autres de sa langue arabe? Est-ce se mettre à nu et s’exiler ? Poème Biffure. Langue française rapportant le feu et la mort et l’inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son double évanescent en lettres arabes…Et pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps….Hors du puit des siècles d’hier, comment affronter les sons du passé? 

 

Assia Djebar répond.
Les mots de la souffrance des femmes, métaphore de cette Algérie douloureuse, se transmettent en français parce que je consens à cette bâtardise, au seul métissage que la foi ancestrale ne condamne pas : celui de la langue et non celui du sang.
Reprendre la voix de ces femmes, faire surgir les écrits anciens oubliés, parce que c’est dire à mon tour. Transmettre ce qui a été dit, puis écrit.
Puis l’imagination de l ‘écrivain passe du côté de l’exil des algériens. Parce que je t’imagine, toi, l’inconnue dont on parle encore de conteuse à conteuse….Je te ressuscite, au cours de cette traversée que n’évoquera nulle lettre de guerrier français…A ce départ d’exode, tu te sais femme lourde…est-ce que tu seras du nombre des rescapés qui, dix années plus tard, referont le trajet inverse et rejoindront leur tribu soumise ?
Et la douleur transmise par la lettre du soldat français lors de la guerre, en 1956. A nouveau un homme parle puis écrit…Je le lis à mon tour, lectrice de hasard, comme si je me retrouvais enveloppée du voile ancestral; seul mon oeil libre allant et venant sur les pages, où ne s’inscrit pas seulement ce que le témoin voit, ni ce qu’il entend.

 

Les dernières pages libèrent la complexité d’écrire entre ces deux langues. De dire en français la douleur du peuple conquis. Prenant l’exemple de la  tactique du -rebato- attaque rapide puis repli, les deux adversaires peuvent se mesurer, créant un espace entre eux.

Laissons les derniers mots à celle qui porte la poésie de la langue arabe dans la langue française, bien qu’écrivant que le français est ma langue marâtre. Quelle est ma langue mère disparue, qui m’a abandonnée sur le trottoir et s’est enfuie? L’amour en arabe, l’amour de Dieu s’écrit avec raffinement, subtilité. Comment l’écrire en français ? Peut-être en faisant comme Saint Augustin, écrivant sa vie dans la langue latine des conquérants : cette écriture, revisitée, transformée, permet-elle d’absorber les douleurs du passé? La même langue est passée des conquérants aux assimilés; s’est assouplie après que les mots ont enveloppés les cadavres du passé….
C’est ainsi qu’un territoire de langues subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires…. je suis à la fois l’assiégé étranger et l’autochtone partant à la mort par bravade, illusoire effervescente du dire et de l’écrit. … « J’écris, dit Michaux, pour me parcourir. » Me parcourir par le désir de l’ennemi d’hier, celui dont j’ai volé la langue.

La langue encore coagulée des Autres m’a enveloppée dès l’enfance, en tunique de Nessus, don d’amour de mon père qui, chaque matin, me tenait par la main sur le chemin de l’école. Fillette arabe, dans un village du Sahel Algérien…

 

Ghyslaine Schneider