CAMUS selon Yasmin Khadra

Rencontre  avec Yasmina Khadra

 

Par un début d’après-midi  d’hiver, froid et lumineux, au Centre Culturel Algérien, dans le bureau de son directeur, Yasmina Khadra…

 

En tant qu’écrivain algérien, comment percevez-vous Albert Camus ?
Il y a une méconnaissance de Camus en Algérie. Il n’a été ni un intellectuel, ni un militant, mais il fut une conscience qui, malgré tout,  n’a pas toujours eu le courage de ses convictions. Il aimait beaucoup Mouloud Feraoun. Il appréciait en cet homme son calme, sa détermination paisible, son absence de militantisme criard.

Pourquoi dit-on Camus, l’Algérien ?
S’il y a des autochtones en Algérie, de nombreux peuples l’ont traversée et se fondirent dans sa population. Les Espagnols furent nombreux, et depuis longtemps à Oran. Des gens sont venus de tous les pays de la Méditerranée. Plusieurs sultanats ont existé en Algérie et celle-ci ne fut pas considérée à sa juste valeur. Il n’y a pas de distinction entre les différentes ethnies. C’est pour cela que Camus est considéré comme un Algérien.
Camus a fantasmé l’Algérie : il la voulait sublime. Elle fut «le jouet privilégié de l’enfant Camus », mais il y a un « autisme magnifique sur le reste de ce pays, semblant insignifiant ».

La rupture entre les œuvres de Kateb Yacine et Camus n’est-elle pas normale, puisqu’ils sont représentatifs des deux parties en présence ? Pourquoi reste-t-il une certaine rancune à l’égard de Camus, une incompréhension, une absence d’apaisement ?
La lecture de L’étranger a été pour moi magnifique. C’est l’œuvre d’un grand écrivain, dont l’écriture, à travers un fait, somme toute simple, dit toute la complexité de cette réaction absurde. Camus négocie avec ce qui est injuste, et doute sur lui-même, sur ses engagements.  Comme une leçon de vie pour le jeune Kateb Yacine. Le jeune Camus n’a pas souffert dans son enfance. Les enfants de l’époque, à la différence des nôtres, ne souffraient pas de la solitude de la même manière.  Il est venu à la littérature par un besoin d’exister, en sortant de la masse surexploitée. Il affirma ainsi sa légitimité de poète.
Camus est né écrivain…

Et Kateb Yacine ?
Il est devenu écrivain. L’on raconte  qu’un jour il alla avec sa mère au bord d’un ruisseau et que dans l’air brillant de soleil, il fut fasciné par la beauté d’un ballet de moucherons : il est devenu poète.
Nedjma est un appel à l’identité, un écartèlement entre ce que l’on est et entre ce que l’on voudrait être. Ce roman est une aventure littéraire, une expédition littéraire.

Camus crée un univers et a eu comme « une insolation de l’Algérie ». Meursault tue l’Arabe parce que le soleil lui fait mal aux yeux et l’univers devient noir sous la violence lumineuse du soleil. Mais pour moi, La Chute  est un livre qui ne me satisfait pas. Il répond à l’hostilité parisienne, un aveu d’impuissance. Paris impose ses idées. Le pays, de ce côté-ci de la méditerranée ne lui convenait pas. Ce n’était pas une source d’inspiration pour lui. L’Algérie était le pays de toutes les inspirations ! Il y était libre….

Que signifie écrire en français pour un algérien ?
Kateb Yacine utilise l’arme de l’ennemi. La langue est un outil de travail et Kateb est un homme de communication.

Ce roman, Nedjma, est-il une réponse à Camus ?
Camus n’a pas rencontré Kateb, il gardait ses distances vis à vis de celui-ci.

Et par rapport à cette fameuse phrase dite devant les journalistes, après le Prix Nobel : « …si je devrais choisir entre ma mère et la justice, je choisirai ma mère.. » ?
Camus «  préfère rester à l’écart de ce qui se passe. Il ne veut rien partager ». Les épreuves forgent les convictions, mais Camus a cédé. Il était fragile, influençable. Sartre se mettait toujours en situation. Il apparaissait comme un chêne : il avait les arguments de ses convictions. Camus avait des convictions solides, mais n’avait pas les arguments pour les imposer. «Sa naïveté était sa force ».
Dans L’homme révolté, Camus doute de lui, ne percevant pas les capacités qu’il porte en lui. Paris a voix d’autorité, ce n’est pas ce qui le rend supérieur dans ses jugements. L’autorité est différente de la supériorité, il faut être dans la force….
Pour Kateb Yacine se retrouve concentré dans son œuvre les influences de Faulkner et de Joyce. Tous les genres littéraires fusionnent dans son œuvre, la poésie, le théâtre, le roman. Il ne s’impose pas d’impératif dans son écriture, qui tient plus d’une écriture fragmentaire. Il ne veut rien perdre de son texte.

Et vous Yasmina Khadra, quels sont vos principes d’écriture ?
J’écris  et je supprime beaucoup de ce que je fais. Des pages parfois, sur le bouton supprimer… ! Avoir le courage d’effacer lorsque l’on sent que ce n’est pas cela. Avant d’avoir eu des manuscrits pris, j’en avais écrit au moins 17, mais seulement 5 furent acceptés. Certains romans actuels expliquent les sentiments des personnages, mais ne les font pas ressentir. As-t-on besoin de décrire la jalousie, pourquoi ne pas la faire ressentir au lecteur. Je suis fasciné par Madame Bovary. C’est un très grand roman. Comment Flaubert a-t-il pu écrire cela ? Suggérer en faisant ressentir. C’est fabuleux…

 

Propos recueillis par Ghyslaine Schneider