MAUVIGNIER Laurent, Des hommes

Oui, c’est ça, je suis un homme, pense Rabut, en reprenant les paroles des vieux qui ont été à Verdun, même si leur guerre fut autre chose, disent-ils,  que cette guerre d’Algérie. 

La guerre comme un passage initiatique….?

Ce roman laisse surgir l’émotion, la douleur des souffrances et des peurs de ces jeunes hommes, presque des gamins, appelés en Algérie, sur une terre inconnue, loin de leur vie quotidienne, partant avec en tête certains clichés sur ce qui risque d’arriver, plongés dans une guerre qui ne dira pas son nom, ou plutôt en avancera d’autres, – événements ou pacification-. 

L’auteur a expliqué, lors de la parution de son livre en 2009, qu’il ne voulait pas écrire une oeuvre historique comme le faisait Benjamin Stora, mais plutôt travailler sur les traces que cette guerre a laissées dans les mémoires, le psychisme et les corps de ces jeunes et dans leurs familles. Et des questions   se posent sur le silence qui s’en ait suivi, le silence sur ce qu’ils ont vu et vécu, sauf sur l’écume de leur camaraderie. 

Effectivement ce roman qui se divise en quatre moments temporels, présente en fait trois mouvements de tension et de rythme différents, où la guerre d’Algérie prend une place centrale pour émerger au centre même de l’histoire familiale.

Ce premier mouvement, l’histoire de la famille,est le récit de cette journée d’anniversaire, la surprise provoquée par le bijou offert à Solange, la soeur de Bernard, devenu Feu de bois, depuis son retour dans cette campagne française.  Le conflit familial contenu mais présent dans les consciences de cette fratrie peut éclater, et le début du roman prend l’allure d’un drame. 

Il met en avant la société des campagnes françaises, au sortir de la deuxième guerre,  après la défaite en Indochine, et après le surgissement d’une autre. L’Algérie, dernier vestige et -joyau- de l’empire colonial, se déchire à travers – les événements- entre le mouvement indépendantiste, les français tenant encore à cette terre, et ceux de France qui veulent vivre tranquilles et profiter de cette période d’expansion économique. 

Dans ce contexte politico-économique qui joue un rôle certain, même sans être à proprement explicité par le narrateur, s’ajoutent les rapports familiaux de cette fratrie, autour du père et de la Vieille qui manifestement n’ont pas aimé ce fils, Bernard. Lui, il est ressenti comme différent, se sentant incompris, se comprenant déjà mal lui-même, voulant se sortir de cet enfermement, de son intransigeance. 

Bien des années après la fin de la guerre, un conflit violent surgit de l’achat incompréhensif d’un bijou cher, se poursuit par l’agression sur  l’ami de Solange, l’algérien Saïd Chefraoui  et sa famille, agression qui mime, on le comprendra plus tard, ce qu’on fait les soldats français dans les villages algériens: le chien blessé, une tentative de viol, une confrontation entre les deux hommes. Un refoulé intolérable, traumatisant, indicible. Personne ne se posera des questions sur le pourquoi de ces gestes de violence sauf le cousin, Rabut, compagnon d’infortune de ce service militaire vécu en Algérie, laissant remonter ce vécu lointain qui a marqué silencieusement son corps et sa vie. 

Une question le taraude: Moi je suis resté encore assis…le temps de penser à cette phrase soudain agressive, que je n’ai pas dite…monsieur le Maire, vous vous souvenez de la première fois que vous avez vu un Arabe ? Se rappelant alors le départ de ces jeunes appelés, la fiancée perdue, la peur malgré le fusil, pour constater que le maire est un peu trop jeune pour l’avoir connue, cette « sale guerre ». Et cet agression débusque l’Algérie dans la conscience de Rabut sans qu’il puisse mettre des mots dessus. 

Le deuxième moment sera celui de la guerre en Algérie, et il correspond au chapitre  intitulé Nuit, composant le centre de la narration. La guerre qui mettra des décennies à dire son nom. Pour la nommer dans sa réalité et sa vérité. 

Ce moment commence par l’irruption des soldats dans un village. Les violences intolérables qu’ils font  subir à la population. Les représailles des fellaghas. Cette violence de l’armée faite à la population musulmane*, paysanne et la violence que la guerre leur oblige à faire et subir se continue en rentrant de mission, le soir. Naturellement, il y a un personnage antimilitariste, Châtel qui soutient intérieurement les algériens mais qui leur fait vivre la violence qu’il subit d’être là contre eux, s’en effrayant lui-même. La peur de l’ennemi, la solitude face à un potentiel danger, la frayeur de souffrir dans le corps, le corps qui transpire d’angoisse, de cette attente remplissant leurs nuits de garde.  C’est la violence dans tous les sens, le jour aussi, dans la chaleur moite de la peur lors des patrouilles, dans la poussière et la pierraille. 

Il y a encore, et c’est le parti pris narratif de raconter cette histoire de guerre du point de vue de ces jeunes soldats, la violence des fellaghas faite aux français. L’exemple emblématique sera celui du médecin qui sidèrera, restera dans les esprits, reviendra dans les rêves longtemps après. On est marqué à vie par des images tellement atroces qu’on ne sait pas se les dire à soi-même. 

Cependant, il y a la force de la jeunesse, le désir d’en finir, d’arriver à la quille, mot qu’ils répètent parfois en coeur, mot merveilleux, incantatoire, libérateur. Dans cet espoir d’en finir, les permissions sont l’occasion d’accéder à la vie des villes avec ce qu’elle comporte de divertissements, l’alcool, les femmes, la danse, la mer, les plaisanteries de toute jeunesse en dehors d’être « sous les drapeaux ». Et les histoires d’amour, Bernard rencontrant Mireille, elle devenant dans son imagination un tremplin pour se construire une autre vie lors du retour en France, leur rendez-vous manqué, cause apparente de la bagarre, celle-ci se répercutant  sur la vie militaire et la mort de nombreux de leurs camarades. Comment se remettre de ça ? De cette culpabilité où se mélange histoire de famille, histoire amoureuse et Histoire d’un pays ? Un trauma profond, refoulé, indicible et destructeur comme il s’exemplifie dans le personnage de Bernard.

Et avec ce qui s’imprime dans la mémoire et les corps, il y a les photos, celles qui racontent les moments heureux, le sourire des copains. Les photos qui restent dans une boite, archives pour une possible catharsis et celles qui sont affichées au mur, au détriment de celles d’après le retour, plus intimes et familiales, parce qu’il n’y a de vrai que ces moments de bonheur pris à l’horreur, rendus plus forts à cause de cela. 

Et enfin ce troisième mouvement correspondant au dernier chapitre, Matin, évoquant les liens tissés entre l’Histoire et l’histoire de la famille, où se dénoue une parole impossible à se dire. Là, à la fin du roman, ce qui avait émergé difficilement dans la conscience de Rabut au début, la folie violente de Feu de bois s’associant enfin péniblement à la guerre d’Algérie, se lie, se dit en mot. Rabut naît à lui-même et à ce pays, après tant d’années. La souffrance, si longtemps tue, laisse émerger une reconnaissance juste du courage de ses compagnons de douleur mais aussi, dans seulement une ligne, ( et c’est bien le parti pris narratif de mettre en avant le point de vue des appelés), du courage des Algériens à sortir du colonialisme, l’émotion si belle, si folle des Algériens, cette libération, au-delà de tous les dérapages horribles de la fin de la guerre, et enfin ce désir, je voudrais voir, répété, de cet ancien appelé qui comprend enfin que si l’Algérie existe et si moi aussi je n’ai pas laissé autre chose que ma jeunesse, là-bas. Je voudrais voir, je ne sais pas. Je voudrais voir si… Je voudrais voir quelque chose qui n’existe pas et qu’on laisse vivre en soi… je voudrais, je ne sais pas, je n’ai jamais su, ce que je voulais, là, dans la voiture, seulement ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l’odeur d’un corps calciné ni l’odeur de la mort, je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard.

Impossible désir de l’effacement de l’horreur vécue dans la jeunesse, mais un dé-nouement enfin là. 

Au fur et à mesure de la lecture de ce roman de Mauvignier, si la compassion grandit, elle arrive à son acmé dans les dernières pages du roman qui mettent en mouvement, à travers de longues phrases,  cette musique de l’écriture, de plus en plus rapide, soutenue et tragique, les traumatismes, les violences du départ de l’Algérie, vécus par les militaires, dans la culpabilité de l’abandon, et par les civils, européens et musulmans, dans le désespoir d’un arrachement irréversible. Et si par hasard, un lecteur  a rencontré ces moments d’Histoire, la littérature, étrange miroir d’un vécu intime, construit en lui une expérience particulière, à distance mais prégnante, où souvenirs, sensations et mémoire se chevauchent et s’emmêlent.   

Tous les romans sur la guerre d’Algérie, écrits par les européens ou les algériens dessinent ces douleurs du départ, l’exil et surtout les atrocités de la guerre vécues des deux côtés. La littérature algérienne reviendra sur ces  traces-là dans les années après l’indépendance.                  

Ainsi dans ce roman, l’Histoire prend corps dans des personnages et tous les topoï qui caractérisent cette guerre sont présents. L’on perçoit que le romancier a mis en place tous ces éléments, vécus du point de vue des européens et des jeunes appelés, avec quelques regards sur la population    « arabe »*, celle qui souffre des exactions de l’armée, celle qui a crée des liens avec les européens. 

Des deux côtés, les villages indigènes ou les fermes européennes brulées, les gens massacrés, les viols, la torture par les soldats français, la corvée de bois, les mutilations des « fellaghas » faites aux jeunes soldats, les vieillards, femmes, enfants, hommes dans des camps de regroupement, loin de leurs terres, enfermés dans des barbelés. Et Rabut imagine comment ils font pour supporter l’humiliation de n’avoir pas de travail…comment les hommes qu’il connaît supporteraient l’éloignement de leurs récoltes et les barbelés autour de leur enfants ? 

Et tout cela prend chair dans les personnages., la peur et la vie qui continue dans les villes, la place aux plaisirs et aux amours, les liens fragiles mais sincères entre les soldats et les algériens. Ces derniers le paieront cher, comme la famille de la petite Fatiha.  Et il y a eu le départ des européens et les harkis qui ont cru en les paroles de la France, abandonnés, s’accrochant aux camions, les mains frappées pour qu’ils lâchent, les tortures que leur ont fait les algériens. 

Et dans la France d’après, si cette guerre a laissé des traces visibles, il y en a d’autres plus profondes, refoulées à l’intérieur des hommes et de leurs familles. Peut-on se libérer des clichés issus de la colonisation, vivant de leur vie souterraine en traces profondes ou inconscientes ? Quel chemin faut-il faire pour arriver à les interpréter, les comprendre, et les dépasser? 

Lorsque Chefraoui voulut se présenter comme délégué, le narrateur explique que le gros Bouboule … qui a dit ce que les autres pensaient et qu’aucun n’était capable de reconnaître et d’assumer…, entrainant Chefraoui à penser …qu’il n’était pas normal pour lui de se présenter  … et de nous représenter ici…. Mauvignier met en évidence un de ces clichés qui perdure, qu’un ancien colonisé n’est pas capable, qu’il reste l’inférieur dans l’inconscient des gens. La perversité de ce raisonnement est de faire croire à l’immigré qu’il est effectivement incapable, qu’il est contaminé par la pensée des autres, comme à être si proche de nous lui-même pouvait commencer à penser pareil que les gens d’ici, au point d’admettre….

Et cet événement anodin, mais faisant remonter les traces de cette guerre pour les appelés et leurs familles, lors de l’arrivée des premiers immigrés qui surgissent dans la campagne française, un matin de printemps…un couple dont l’extraordinaire tenait à une djellaba  vert anis et un foulard bleu clair, des mains recouvertes de henné….Et puis pour nous autres, ça avait été comme de revoir surgir des morts ou des ombres comme elles savent  parfois revenir, la nuit….

En plus des clichés coloniaux, il y a les images. Rabut au matin, la mémoire plongée dans les photos, pensant qu’en Algérie  j’avais porté l’appareil photo devant mes yeux pour m’empêcher de voir…, photos nuancées différemment après tout ce temps, et sans vraiment le formuler, il saisit les traces qu’ont creusé tous les traumatisme faits à ces jeunes hommes, lui, maintenant le corps avachi par les années et la famille… les souvenirs qu’on préfèrerait oublier et dont on ne se débarrasse pas, jamais vraiment….Et Bernard, en devenant Feu de bois, dans cette expression même, métaphorise avec son corps, les traces des violences subies, celles de la guerre entremêlées à celles de sa famille, traduites en agressivité  envers les autres, en alcoolisme, en solitude, en enfermement. 

L’intime violenté terrorise et renvoie à l’intérieur de soi, avec cette impossibilité d’en parler, non pas tant qu’ils sont des paysans et que les mots ne viennent pas toujours, mais le trauma de leur jeunesse a imposé un silence qu’ils espéraient salvateur. Camus, dans Le premier homme, fait dire au père de l’enfant, face aux atrocités faites sur les soldats, …Non, Un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… . Lui, un homme qui refuse. Mais les appelés savent ce qui a été fait des deux côtés, et comment le dire…? Multiplicité des réponses par le corps et le silence de la vie de ces hommes, et c’est pour cela que le titre est au pluriel, car le mot -homme- parcoure le texte. Comment devient-on un homme? D’aucuns pensaient comme disent les gens dans le bistrot au retour de l’appelé, que j’ai maigri et que maintenant j’ai l’air d’un homme. Est-on un homme quand on a – l’air d’un homme?  Est-ce cela la réalité profonde de l’homme ? 

Mais si l’homme arrive à maîtriser sa violence sur les autres, il vivra celles qu’on lui fait et le silence sera l’expression de l’effraction de la guerre en lui, et de l’impossible parole. 

Une question se pose le roman lu. Une question sur l’écriture. 

Celle-ci  évolue en fonction de la narration. Au début, dans la journée de cet anniversaire, l’écriture est une langue orale, à la hauteur des personnages. Les phrases se font courtes, hachés, ne se terminant pas, à l’image de l’impossibilité des personnages d’expliciter leurs pensées, de faire avancer leur réflexion, s’arrêtant au factuel alors que leurs non-dits, contenus dans le silence de l’incomplétude de leurs phrases, explosent dans les sentiments contenus dans leurs mots. Ils ne se posent jamais la question au sujet de Bernard: pourquoi fait-il cela ? les préjugés ou la morale, la peur aussi, devenant une prison psychique. 

Penser que les personnages parlent comme des paysans, c’est enlever la possibilité de parler du colonialisme et de la violence de ces guerres. Ce fut un monde lointain, inconnu, source de pertes s’ajoutant aux informulés familiaux. Les paroles sur cette guerre en Algérie, trop loin de leur vie mais si prégnante dans leur corps et leur tête, furent de curiosité, mais interdites parce qu’en contre-champ, elle renvoyait à la mort, de ce fait, dans l’insoutenable et l’informulable penser, des traces creusées, ravageuses.  L’absence de marques de dialogues, comme les répétitions incessantes, choix d’un procédé narratif, certes, permet de traduire la sidération silencieuse des personnages à l’intérieur d’eux-mêmes. Au fur et à mesure que le personnage-narrateur Rabut s’éveille à une forme de conscience, de compréhension de ce qu’il a vécu avec son cousin, la phrase se fait bien plus longue, suit les méandres de la pensée, percevant les douleurs de ceux qui furent obligés de partir pour s’épanouir à la fin du texte dans une répétition, je voudrais voir, conditionnel faisant exploser le désir, une sortie de l’univers carcéral de ces empreintes profondes de la guerre de leur jeunesse. 

La langue, les mots, pris dans l’émotion, ont construit l’incompréhension de ce qui se passait à l’intérieur d’eux-mêmes. Sortir d’une certaine émotion, c’est comprendre alors … Frédéric Joly* explique que ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. Tel est sans doute aussi le sens de la sentence : le style c’est l’homme; les déclarations d’un homme auront beau être mensongères, le style de son langage met son être à nu.

Mauvignier utilise donc cette langue incomplète, paysanne, non sans effet de réalité, même si cette dernière est présente, mais parce qu’elle devient un outil pour dire l’impossibilité de penser quand le psychisme, intime et historique, devenu traumatique, pris dans l’émotion de la peur, pèse de tout son poids sur la réflexion, sur l’expression du corps et de l’esprit maltraités. 

Dans ce livre sur l’Algérie, écrit en 2009, et par cette écriture évoluant au fil du texte, l’écrivain nous dit qu’il est difficile encore de parler de cette question*, de cette Histoire-là. Cependant ce roman, comme on l’a vu, rend compte précisément de cette guerre vécue par ces tous jeunes hommes et des traces laissées en eux, encore des décennies plus tard. Cette manière d’écrire paraît être, en ce tout début du XXI siècle, un acte politique. C’est encore Hannah Arendt qui l’explicite le mieux:

Dés que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition puisque c’est le langage qui fait de l’homme un animal politique. 

Ghyslaine Schneider

  • le terme algérien ne prendra tout son sens et sa fonctionnalité au moment de l’accès à l’indépendance.
  • « arabe »: c’est ainsi qu’étaient appelés les Algériens durant la colonisation
  • Frédéric Joly: La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd’hui. 
  • Depuis un livre important sur les appelés en Algérie est paru en 2020, à La Découverte: Raphaëlle Branche« Papa, qu’as-tu fait en Algérie? » Enquête sur un silence familial.

Oui, c’est ça, je suis un homme, pense Rabut, en reprenant les paroles des vieux qui ont été à Verdun, même si leur guerre fut autre chose, disent-ils,  que cette guerre d’Algérie. 

La guerre comme un passage initiatique….?

Ce roman laisse surgir l’émotion, la douleur des souffrances et des peurs de ces jeunes hommes, presque des gamins, appelés en Algérie, sur une terre inconnue, loin de leur vie quotidienne, partant avec en tête certains clichés sur ce qui risque d’arriver, plongés dans une guerre qui ne dira pas son nom, ou plutôt en avancera d’autres, – événements ou pacification-. 
L’auteur a expliqué, lors de la parution de son livre en 2009, qu’il ne voulait pas écrire une oeuvre historique comme le faisait Benjamin Stora, mais plutôt travailler sur les traces que cette guerre a laissées dans les mémoires, le psychisme et les corps de ces jeunes et dans leurs familles. Et des questions   se posent sur le silence qui s’en ait suivi, le silence sur ce qu’ils ont vu et vécu, sauf sur l’écume de leur camaraderie. 

Effectivement ce roman qui se divise en quatre moments temporels, présente en fait trois mouvements de tension et de rythme différents, où la guerre d’Algérie prend une place centrale pour émerger au centre même de l’histoire familiale.

Ce premier mouvement, l’histoire de la famille,est le récit de cette journée d’anniversaire, la surprise provoquée par le bijou offert à Solange, la soeur de Bernard, devenu Feu de bois, depuis son retour dans cette campagne française.  Le conflit familial contenu mais présent dans les consciences de cette fratrie peut éclater, et le début du roman prend l’allure d’un drame. 
Il met en avant la société des campagnes françaises, au sortir de la deuxième guerre,  après la défaite en Indochine, et après le surgissement d’une autre. L’Algérie, dernier vestige et -joyau- de l’empire colonial, se déchire à travers – les événements- entre le mouvement indépendantiste, les français tenant encore à cette terre, et ceux de France qui veulent vivre tranquilles et profiter de cette période d’expansion économique. 
Dans ce contexte politico-économique qui joue un rôle certain, même sans être à proprement explicité par le narrateur, s’ajoutent les rapports familiaux de cette fratrie, autour du père et de la Vieille qui manifestement n’ont pas aimé ce fils, Bernard. Lui, il est ressenti comme différent, se sentant incompris, se comprenant déjà mal lui-même, voulant se sortir de cet enfermement, de son intransigeance. 
Bien des années après la fin de la guerre, un conflit violent surgit de l’achat incompréhensif d’un bijou cher, se poursuit par l’agression sur  l’ami de Solange, l’algérien Saïd Chefraoui  et sa famille, agression qui mime, on le comprendra plus tard, ce qu’on fait les soldats français dans les villages algériens: le chien blessé, une tentative de viol, une confrontation entre les deux hommes. Un refoulé intolérable, traumatisant, indicible. Personne ne se posera des questions sur le pourquoi de ces gestes de violence sauf le cousin, Rabut, compagnon d’infortune de ce service militaire vécu en Algérie, laissant remonter ce vécu lointain qui a marqué silencieusement son corps et sa vie. 
Une question le taraude: Moi je suis resté encore assis…le temps de penser à cette phrase soudain agressive, que je n’ai pas dite…monsieur le Maire, vous vous souvenez de la première fois que vous avez vu un Arabe ? Se rappelant alors le départ de ces jeunes appelés, la fiancée perdue, la peur malgré le fusil, pour constater que le maire est un peu trop jeune pour l’avoir connue, cette « sale guerre ». Et cet agression débusque l’Algérie dans la conscience de Rabut sans qu’il puisse mettre des mots dessus. 

Le deuxième moment sera celui de la guerre en Algérie, et il correspond au chapitre  intitulé Nuit, composant le centre de la narration. La guerre qui mettra des décennies à dire son nom. Pour la nommer dans sa réalité et sa vérité.
 Ce moment commence par l’irruption des soldats dans un village. Les violences intolérables qu’ils font  subir à la population. Les représailles des fellaghas. Cette violence de l’armée faite à la population musulmane*, paysanne et la violence que la guerre leur oblige à faire et subir se continue en rentrant de mission, le soir. Naturellement, il y a un personnage antimilitariste, Châtel qui soutient intérieurement les algériens mais qui leur fait vivre la violence qu’il subit d’être là contre eux, s’en effrayant lui-même. La peur de l’ennemi, la solitude face à un potentiel danger, la frayeur de souffrir dans le corps, le corps qui transpire d’angoisse, de cette attente remplissant leurs nuits de garde.  C’est la violence dans tous les sens, le jour aussi, dans la chaleur moite de la peur lors des patrouilles, dans la poussière et la pierraille. 
Il y a encore, et c’est le parti pris narratif de raconter cette histoire de guerre du point de vue de ces jeunes soldats, la violence des fellaghas faite aux français. L’exemple emblématique sera celui du médecin qui sidèrera, restera dans les esprits, reviendra dans les rêves longtemps après. On est marqué à vie par des images tellement atroces qu’on ne sait pas se les dire à soi-même. 
Cependant, il y a la force de la jeunesse, le désir d’en finir, d’arriver à la quille, mot qu’ils répètent parfois en coeur, mot merveilleux, incantatoire, libérateur. Dans cet espoir d’en finir, les permissions sont l’occasion d’accéder à la vie des villes avec ce qu’elle comporte de divertissements, l’alcool, les femmes, la danse, la mer, les plaisanteries de toute jeunesse en dehors d’être « sous les drapeaux ». Et les histoires d’amour, Bernard rencontrant Mireille, elle devenant dans son imagination un tremplin pour se construire une autre vie lors du retour en France, leur rendez-vous manqué, cause apparente de la bagarre, celle-ci se répercutant  sur la vie militaire et la mort de nombreux de leurs camarades. Comment se remettre de ça ? De cette culpabilité où se mélange histoire de famille, histoire amoureuse et Histoire d’un pays ? Un trauma profond, refoulé, indicible et destructeur comme il s’exemplifie dans le personnage de Bernard.
Et avec ce qui s’imprime dans la mémoire et les corps, il y a les photos, celles qui racontent les moments heureux, le sourire des copains. Les photos qui restent dans une boite, archives pour une possible catharsis et celles qui sont affichées au mur, au détriment de celles d’après le retour, plus intimes et familiales, parce qu’il n’y a de vrai que ces moments de bonheur pris à l’horreur, rendus plus forts à cause de cela. 

Et enfin ce troisième mouvement correspondant au dernier chapitre, Matin, évoquant les liens tissés entre l’Histoire et l’histoire de la famille, où se dénoue une parole impossible à se dire. Là, à la fin du roman, ce qui avait émergé difficilement dans la conscience de Rabut au début, la folie violente de Feu de bois s’associant enfin péniblement à la guerre d’Algérie, se lie, se dit en mot. Rabut naît à lui-même et à ce pays, après tant d’années. La souffrance, si longtemps tue, laisse émerger une reconnaissance juste du courage de ses compagnons de douleur mais aussi, dans seulement une ligne, ( et c’est bien le parti pris narratif de mettre en avant le point de vue des appelés), du courage des Algériens à sortir du colonialisme, l’émotion si belle, si folle des Algériens, cette libération, au-delà de tous les dérapages horribles de la fin de la guerre, et enfin ce désir, je voudrais voir, répété, de cet ancien appelé qui comprend enfin que si l’Algérie existe et si moi aussi je n’ai pas laissé autre chose que ma jeunesse, là-bas. Je voudrais voir, je ne sais pas. Je voudrais voir si… Je voudrais voir quelque chose qui n’existe pas et qu’on laisse vivre en soi… je voudrais, je ne sais pas, je n’ai jamais su, ce que je voulais, là, dans la voiture, seulement ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l’odeur d’un corps calciné ni l’odeur de la mort, je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard.

Impossible désir de l’effacement de l’horreur vécue dans la jeunesse, mais un dé-nouement enfin là. 

Au fur et à mesure de la lecture de ce roman de Mauvignier, si la compassion grandit, elle arrive à son acmé dans les dernières pages du roman qui mettent en mouvement, à travers de longues phrases,  cette musique de l’écriture, de plus en plus rapide, soutenue et tragique, les traumatismes, les violences du départ de l’Algérie, vécus par les militaires, dans la culpabilité de l’abandon, et par les civils, européens et musulmans, dans le désespoir d’un arrachement irréversible. Et si par hasard, un lecteur  a rencontré ces moments d’Histoire, la littérature, étrange miroir d’un vécu intime, construit en lui une expérience particulière, à distance mais prégnante, où souvenirs, sensations et mémoire se chevauchent et s’emmêlent.   
Tous les romans sur la guerre d’Algérie, écrits par les européens ou les algériens dessinent ces douleurs du départ, l’exil et surtout les atrocités de la guerre vécues des deux côtés. La littérature algérienne reviendra sur ces  traces-là dans les années après l’indépendance.                  

Ainsi dans ce roman, l’Histoire prend corps dans des personnages et tous les topoï qui caractérisent cette guerre sont présents. L’on perçoit que le romancier a mis en place tous ces éléments, vécus du point de vue des européens et des jeunes appelés, avec quelques regards sur la population    « arabe »*, celle qui souffre des exactions de l’armée, celle qui a crée des liens avec les européens. 
Des deux côtés, les villages indigènes ou les fermes européennes brulées, les gens massacrés, les viols, la torture par les soldats français, la corvée de bois, les mutilations des « fellaghas » faites aux jeunes soldats, les vieillards, femmes, enfants, hommes dans des camps de regroupement, loin de leurs terres, enfermés dans des barbelés. Et Rabut imagine comment ils font pour supporter l’humiliation de n’avoir pas de travail…comment les hommes qu’il connaît supporteraient l’éloignement de leurs récoltes et les barbelés autour de leur enfants ? 
Et tout cela prend chair dans les personnages., la peur et la vie qui continue dans les villes, la place aux plaisirs et aux amours, les liens fragiles mais sincères entre les soldats et les algériens. Ces derniers le paieront cher, comme la famille de la petite Fatiha.  Et il y a eu le départ des européens et les harkis qui ont cru en les paroles de la France, abandonnés, s’accrochant aux camions, les mains frappées pour qu’ils lâchent, les tortures que leur ont fait les algériens. 

Et dans la France d’après, si cette guerre a laissé des traces visibles, il y en a d’autres plus profondes, refoulées à l’intérieur des hommes et de leurs familles. Peut-on se libérer des clichés issus de la colonisation, vivant de leur vie souterraine en traces profondes ou inconscientes ? Quel chemin faut-il faire pour arriver à les interpréter, les comprendre, et les dépasser? 
Lorsque Chefraoui voulut se présenter comme délégué, le narrateur explique que le gros Bouboule … qui a dit ce que les autres pensaient et qu’aucun n’était capable de reconnaître et d’assumer…, entrainant Chefraoui à penser …qu’il n’était pas normal pour lui de se présenter  … et de nous représenter ici…. Mauvignier met en évidence un de ces clichés qui perdure, qu’un ancien colonisé n’est pas capable, qu’il reste l’inférieur dans l’inconscient des gens. La perversité de ce raisonnement est de faire croire à l’immigré qu’il est effectivement incapable, qu’il est contaminé par la pensée des autres, comme à être si proche de nous lui-même pouvait commencer à penser pareil que les gens d’ici, au point d’admettre….
Et cet événement anodin, mais faisant remonter les traces de cette guerre pour les appelés et leurs familles, lors de l’arrivée des premiers immigrés qui surgissent dans la campagne française, un matin de printemps…un couple dont l’extraordinaire tenait à une djellaba  vert anis et un foulard bleu clair, des mains recouvertes de henné….Et puis pour nous autres, ça avait été comme de revoir surgir des morts ou des ombres comme elles savent  parfois revenir, la nuit….

En plus des clichés coloniaux, il y a les images. Rabut au matin, la mémoire plongée dans les photos, pensant qu’en Algérie  j’avais porté l’appareil photo devant mes yeux pour m’empêcher de voir…, photos nuancées différemment après tout ce temps, et sans vraiment le formuler, il saisit les traces qu’ont creusé tous les traumatisme faits à ces jeunes hommes, lui, maintenant le corps avachi par les années et la famille… les souvenirs qu’on préfèrerait oublier et dont on ne se débarrasse pas, jamais vraiment….Et Bernard, en devenant Feu de bois, dans cette expression même, métaphorise avec son corps, les traces des violences subies, celles de la guerre entremêlées à celles de sa famille, traduites en agressivité  envers les autres, en alcoolisme, en solitude, en enfermement. 

L’intime violenté terrorise et renvoie à l’intérieur de soi, avec cette impossibilité d’en parler, non pas tant qu’ils sont des paysans et que les mots ne viennent pas toujours, mais le trauma de leur jeunesse a imposé un silence qu’ils espéraient salvateur. Camus, dans Le premier homme, fait dire au père de l’enfant, face aux atrocités faites sur les soldats, …Non, Un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… . Lui, un homme qui refuse. Mais les appelés savent ce qui a été fait des deux côtés, et comment le dire…? Multiplicité des réponses par le corps et le silence de la vie de ces hommes, et c’est pour cela que le titre est au pluriel, car le mot -homme- parcoure le texte. Comment devient-on un homme? D’aucuns pensaient comme disent les gens dans le bistrot au retour de l’appelé, que j’ai maigri et que maintenant j’ai l’air d’un homme. Est-on un homme quand on a – l’air d’un homme?  Est-ce cela la réalité profonde de l’homme ? 
Mais si l’homme arrive à maîtriser sa violence sur les autres, il vivra celles qu’on lui fait et le silence sera l’expression de l’effraction de la guerre en lui, et de l’impossible parole. 

Une question se pose le roman lu. Une question sur l’écriture. 
Celle-ci  évolue en fonction de la narration. Au début, dans la journée de cet anniversaire, l’écriture est une langue orale, à la hauteur des personnages. Les phrases se font courtes, hachés, ne se terminant pas, à l’image de l’impossibilité des personnages d’expliciter leurs pensées, de faire avancer leur réflexion, s’arrêtant au factuel alors que leurs non-dits, contenus dans le silence de l’incomplétude de leurs phrases, explosent dans les sentiments contenus dans leurs mots. Ils ne se posent jamais la question au sujet de Bernard: pourquoi fait-il cela ? les préjugés ou la morale, la peur aussi, devenant une prison psychique. 
Penser que les personnages parlent comme des paysans, c’est enlever la possibilité de parler du colonialisme et de la violence de ces guerres. Ce fut un monde lointain, inconnu, source de pertes s’ajoutant aux informulés familiaux. Les paroles sur cette guerre en Algérie, trop loin de leur vie mais si prégnante dans leur corps et leur tête, furent de curiosité, mais interdites parce qu’en contre-champ, elle renvoyait à la mort, de ce fait, dans l’insoutenable et l’informulable penser, des traces creusées, ravageuses.  L’absence de marques de dialogues, comme les répétitions incessantes, choix d’un procédé narratif, certes, permet de traduire la sidération silencieuse des personnages à l’intérieur d’eux-mêmes. Au fur et à mesure que le personnage-narrateur Rabut s’éveille à une forme de conscience, de compréhension de ce qu’il a vécu avec son cousin, la phrase se fait bien plus longue, suit les méandres de la pensée, percevant les douleurs de ceux qui furent obligés de partir pour s’épanouir à la fin du texte dans une répétition, je voudrais voir, conditionnel faisant exploser le désir, une sortie de l’univers carcéral de ces empreintes profondes de la guerre de leur jeunesse. 

La langue, les mots, pris dans l’émotion, ont construit l’incompréhension de ce qui se passait à l’intérieur d’eux-mêmes. Sortir d’une certaine émotion, c’est comprendre alors … Frédéric Joly* explique que ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. Tel est sans doute aussi le sens de la sentence : le style c’est l’homme; les déclarations d’un homme auront beau être mensongères, le style de son langage met son être à nu.
Mauvignier utilise donc cette langue incomplète, paysanne, non sans effet de réalité, même si cette dernière est présente, mais parce qu’elle devient un outil pour dire l’impossibilité de penser quand le psychisme, intime et historique, devenu traumatique, pris dans l’émotion de la peur, pèse de tout son poids sur la réflexion, sur l’expression du corps et de l’esprit maltraités. 

Dans ce livre sur l’Algérie, écrit en 2009, et par cette écriture évoluant au fil du texte, l’écrivain nous dit qu’il est difficile encore de parler de cette question*, de cette Histoire-là. Cependant ce roman, comme on l’a vu, rend compte précisément de cette guerre vécue par ces tous jeunes hommes et des traces laissées en eux, encore des décennies plus tard. Cette manière d’écrire paraît être, en ce tout début du XXI siècle, un acte politique. C’est encore Hannah Arendt qui l’explicite le mieux:
Dés que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition puisque c’est le langage qui fait de l’homme un animal politique. 

Ghyslaine Schneider

  • le terme algérien ne prendra tout son sens et sa fonctionnalité au moment de l’accès à l’indépendance.
  • « arabe »: c’est ainsi qu’étaient appelés les Algériens durant la colonisation
  • Frédéric Joly: La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd’hui. 
  • Depuis un livre important sur les appelés en Algérie est paru en 2020, à La Découverte: Raphaëlle Branche« Papa, qu’as-tu fait en Algérie? » Enquête sur un silence familial.
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DJEMAI Abdelkader, Une ville en temps de guerre

Intitulé «  Récit », ce texte reste curieux, par l’expression de son contenu (le pari particulier de l’écrivain pour expliquer cette histoire si complexe de l’Algérie), par la structure narrative mise en place dans  l’alternance des voix entre un narrateur tout puissant surgissant souvent seul dans le récit ou empruntant le regard descriptif de l’adolescent. Ce ton lointain rejette les faits au même niveau que ceux  de l’enfance algérienne. Mais cela n’est qu’un leurre: la force du vécu construit une prégnance si forte qu’il est vital de les éloigner de l’émotion qu’ils suscitent. 
Ce dispositif étonne dès le début de la lecture: l’on se trouve confronté de ce fait entre le désir d’une approche historique plus approfondie et la montée en puissance, jusqu’aux dernières pages, d’une émotion réelle face aux événements qui ont marqué la vie de cet adolescent, entre bonheurs de l’enfance et tremblements d’effrois dans les bruits de la guerre, dans le regard sur des corps morts ensanglantés. Confronté à l’expression d’une violence qu’un peuple porte en lui, aux lointaines racines historiques et politiques, comme l’explique la psychanalyste, Karima Lazali. 

Le lecteur est averti par l’épigraphe de Stendhal, extraite de La Chartreuse de Parme : « La politique dans une oeuvre littéraire, c’est un coup de  pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. Nous allons parler de fort vilaines choses. »
Ainsi prévenu, et comme l’annonce le titre, il va avoir à faire avec la vie d’une ville, Oran et ses derniers moments dans la guerre d’Algérie.

Les souvenirs, comme les personnages, vont et viennent dans le temps qui précède cette période et dans le regard de celui de l’écriture, Juin 2011-décembre 2012. Puis rapidement se dessinent, réellement et métaphoriquement un avant et un après, marqués par le barbelé …(qui) écorche à vif la chair de la ville…. Il marque alors la séparation entre les deux communautés, les européens, fous d’angoisse, et « les arabes » terrorisés par les agressions, les meurtres, tous dans une violence extrême. 
Ces mouvements de la mémoire du jeune garçon, entre sa famille  et ceux qui les entourent, permettent de mettre en place «les événements» historiques, ce mot, qui pendant des décennies, fut employé pour éviter le terme de – guerre, jusqu’en 1999. 
Ce processus entre le vécu intime des violences, des combats et l’expression quasi anodine, détachée de l’Histoire, crée, certes, une sorte de distanciation mais plus encore d’ironie angoissante. 

Début 1961 émerge l’OAS. Guerre civile dans la guerre pour la décolonisation. Pendant presque deux ans, elle s’acharnera à détruire, terroriser, souvent avec la complicité de certains corps de la police et de l’armée, comme l’explique le narrateur, …. Des élus, des déserteurs, des monarchistes, d’anciens communistes et des réfugiés espagnols s’étaient également reliés à elle, etavec l’aide aussi de certains algériens comme le bachaga Boualam. Mais le FLN aussi tue les européens et les algériens qui n’étaient pas encore de son côté, dans la ville écrasée par la peur résignée au pire, la violence gagnait en ampleur, en atrocités….Elle prend alors le visage d’un champ de bataille rangée avec la surveillance du haut des terrasses, les herses et les chevaux de frise, les perquisitions et les vérifications d’identité, les fouilles des véhicules et les arrestations…des tirs, des rafales, des déflagrations sporadiques (qui) déchirent l’air de cette ville en état de siège.  

La ville (même si le regard est celui de l’enfant, le titre renvoies bien à Oran)  est le personnage centrale de la tragédie, le coryphée sensible qui regardent les hommes s’agiter, et se prendre dans les fils de l’Histoire. D’habitude paisible et toute à ses petits plaisirs, la ville….commençait à connaître de grandes crises de nerfs. Perdant de plus en plus l’appétit et le sommeil, elle n’allait pas tarder à sentir l’odeur forte de la peur et du sang coulant dans ses rues. Comme la ville, les hommes résistent avec les armes qu’ils ont, telle la grand-tante maternelle de Lahouari qui disait qu’elle n’avait pas peur de la mort qui rôdait, comme une démente partout dans cette ville au climat pourtant tempéré et dont le ciel avait parfois les teintes du paradis. Se tenir droit devant l’insoutenable.
Pour l’enfant, ce sont les adultes qui disparaissent de son horizon puis toute sa vie d’écolier, …les rires, les cris…les pleurs dans les préaux et la cour où ses camarades et lui jouaient…. Mais l’état de la ville ne tient plus compte de l’insouciance de l’enfance et reflue l’enfant à l’intérieur de la maison, dans la séparation, la perte des ses copains, la perte des membres de sa famille.  Cette même ville se drape d’autres oripeaux , de la bâche rayée de rouge et de bleu qui entourait, le soir de bal, la grande place de la cité Petit, elle se vêtit de la toile rêche des tentes militaires. 
Les moments de la fin du Ramadan la remplissent d’odeurs sucrées comme les fêtes chrétiennes celles des mounas, …celles de la sueur …des pèlerins montant vers la Viergesuspendue dans les airs, avec un sourire ineffable, elle ouvrait généreusement ses bras aux enfants de la ville, la plus catholique d’Algérie. L’une des plus antisémites aussi. De ses plateaux et de sa Corniche, en passant par l’évocation de la destruction de la flotte à Mers el-Kébir en 1940, la vison rebondit sur le départ des européens de la gare maritime et le môle, (grouillant) d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, quelques fois mourants, pressés d’embarquer avec leur maigres bagages, (en laissant ) derrière eux cette déclaration qu’on croyait définitive, peinte en grosses lettres sur les mur de la jetée : « ICI LA FRANCE ».

Et la ville porte les stigmates de la souillure sanglante des corps éclatés dans  les attentats extrémistes. 

Dans ce récit, la complaisance n’est pas de mise. Si le narrateur insiste sur les ravages que l’OAS a fait sur la population des deux bords, le FLN n’en sort pas idéalisé. Le regard est lucide et marque les dissensions dans une approche euphémique : parfois, des rumeurs de discorde au plus haut niveau du FLN parvenaient aux oreilles de certains. Il y avait eu quelques grincements, dus notamment à des ambitions personnelles et à des problèmes politiques accentués par l’approche de l’indépendance. Puis l’explication se fait claire et synthétique comme  celle donnée par le père de Lahouari à son fils. Et pour se détourner de possibles raisons politiques, le choix du leader est ramenée à une préférence sportive. Fragilité des choix humains dans la brume des décisions.
A la veille de l’indépendance, dans ces jours de mai, juin et les premiers de juillet, les disputes entre wilayas se ravivent, les extrémistes français effrayent la population qui se met à fuir, et les livres de la Bibliothèque universitaire d’Alger s’envolent en cendres dans l’incendie qu’ils ont allumé. La brutalité pure de la destruction pour empêcher de penser. Pour ne rien laisser prendre,  transmettre. La force terrifiante d’un pouvoir fasciste. Assia Djebar écrit dans Le blanc de l’Algérie: « … Le savoir, c’est la vie la plus noble et l’ignorance, la plus grande mort ».

Pour l’enfant, en 1963, l’idéalisation imprègne son regard sur son pays indépendant: la vie de l’adolescence a enfin repris ses droits. Il est heureux comme dans son enfance.

Comme dans toute guerre, les premiers jours de l’indépendance virent la nature humaine exploser dans sa violente crudité. …des membres du FLN avaient dérivé vers le banditisme et le crime organisé. …D’autres étaient des combattants de la dernière heure. Ils avaient à quatre mois du 5 juillet, rejoint le Front de libération nationale après la signature du cessez-le-feu du 19 mars. Ce ralliement tardif leur a valu le surnom de « marsiens ». 
Mais l’écrivain ne dit rien des massacres au passage de l’indépendance, sauf une phrase. On voyait encore dans les rues des militaires français de la base de Mers El-Kebir où les européens s’étaient réfugiés les jours qui avaient suivi le 5 juillet.

La réalité historique, telle que l’explique l’historien français Benjamin Stora* est plus violente. Des musulmans envahissant la ville européenne, commirent des massacre que le journal Paris-Match n’attribua pas aux membres de l’OAS, partis avant. Et Stora d’écrire: « Dans les rues soudain vides, commence une traque des Européens….Les Français, affolés, se réfugient où ils peuvent, dans les locaux de L’Écho d’Oran, ou s’enfuient vers la base de Mers El-Kebir, tenue par l’armée française. …Dans les jours qui suivent, le FLN reprend la situation en main… » . 
Et il y a eu des morts et des disparus.
Et ce moment restera comme un traumatisme dans les mémoires des deux communautés. 

Le jeune enfant, Lahouari, devenu homme, vit en France, devenu français. 
Comme de nombreux algériens.

Cependant le narrateur revient sur ce point de la mémoire, pas toujours infaillible et qui pourrait être par moments sélective. Interrogation essentielle qui invite à regarder toujours de quel point de vue pense celui qui écrit ou parle.
Et cette phrase, à l’avant dernier chapitre, regard du narrateur sur l’histoire algérienne, regard marqué par le temps de la violence des guerres qui marquèrent ce pays, certes avant la colonisation, mais à partir de celle-ci, comme si à chaque fois, il y avait un retour de ce qui marqua l’inconscient de ce territoire. …il s’était dit que la guerre, après ces huit longues années d’horreur et d’injustices, était enfin terminée. Il ne tarderait pas à apprendre que, pour certains, elle se poursuivait d’une autre façon. Et peut-être même qu’elle ne cesserait jamais dans leur coeur et leur esprit. 
Ces deux remarques permettent d’interroger la question de la mémoire  individuelle confrontée à l’historique et celle d’une tentative d’explication de la continuité de la violence dans un pays.  

Il faut revenir au livre de Karima Lazali sur Le trauma colonial pour comprendre que cette guerre d’Algérie est le réceptacle de cette  violence de la colonisation qui a construit de l’humiliation, des ruptures  et surtout de l’effacement: celle des noms, des terres, dans la disparition des ascendants, hommes dessaisis de tout ce qu’ils étaient. Mais aussi, un refus de continuer dans ce sens par l’irruption de la guerre d’indépendance, « un moyen d’arrêter le processus de la disparition de la vie de cette population algérienne. »* Cette vie fut remplacée par du « blanc au double sens de l’homme blanc et  du blanc historique qui cerne le lieu de l’effacement »*.  Elle expliquera aussi : «La littérature algérienne, comme l’art du détournement s’appuie sur un mécanisme de dérivation qui matérialise ce qui est effacé. L’écriture rend visible ce qui est rendu invisible. »*

Peut-être est-ce ce « blanc » qui explique la position de l’écrivain dans ce récit tout en euphémismes et touches descriptives, cruelles et violentes, douces et joyeuses. 

L’épigraphe du dernier chapitre sont les derniers mots de l’Électre de Giraudoux et évoquent le surgissement de l’aurore. Comme une nouvelle aube après le drame, comme un possible de re-commencer une nouvelle vie, avec de nouveaux souvenirs cohabitant avec ceux du passé, fondant la profondeur de l’être.  L’héroïne de ce récit, la ville, reste là, qu ‘elle(s) ai(ent) ou non connu la guerre, a (ont) plus de secrets que les hommes. Les villes ont cette capacité de marquer ceux qui les ont traversées ou y ont vécu, de laisser des traces profondes et intangibles, de vivre dans la chair des hommes. 

Et dans la mémoire, ce poème de Malek Alloula *


et puis il y eu cette longue période de guerre
abandonnée et reprise
au rythme d’une mémoire qui se liquéfie
si de nos chroniques 
surgissent d’inexplicables béances
il n’en faut attribuer l’existence
qu’à des clercs peu sûrs en fermeté
prompts en lâchetés accommodements
et dont la constance et la fidélité
n’allèrent jamais plus loin
qu’un passager revers de nos armes

Ghyslaine Schneider

  • Benjamin Stora: Histoire de la guerre d’Algérie. 1954-1962. (p. 84-85)
  • Karima Lazali :Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. 
  • MalekAlloula : Récits Chroniques, in  Villes et autres lieux. Poèmes.
    Poète, critique, essayiste, son frère, Abdelkader Alloula, dramaturge  fut assassiné à Oran, en 1993.
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DJEBAR Assia , Oran, langue morte

Dans Le blanc de l’Algérie, Assia Djebar dit son amour pour cette ville, lieu de vie de son ami, auteur dramatique et metteur en scène, Abdelkader Alloula, assassiné en 1993.
Ici, le nom de la ville fait parti du titre, composé de la seconde, langue morte. Après la lecture de ces nouvelles, on réalise que la violence a confisqué la parole de celles qui essaient de lui résister, particulièrement ici, les femmes. 
Deux parties, deux titres, Algérie entre désir et mort, et Entre France et Algérie, se décomposant entre cinq nouvelles, un conte et un récit.

La première nouvelle donne son titre à l’ensemble des textes. Celle de l’histoire d’une fillette qui a ses parents tués en 1962 et qui revient trente ans plus tard dans cette ville de son enfance. Douleurs de la remémoration, de l’exil en France, dans les cris surgis de la mémoire de l’enfant qu’elle fut et désir d’écrire. 
Ecrire Oran en creux dans une langue muette, rendue enfin au silence. Ecrire Oran, ma langue morte.

Elles disent l’honneur des filles que les familles défendent, même au prix de la mort, plus fort que l’amour de l’enfant; l’amour d’un homme et d’une femme, avec entre eux la poésie et la musique, dans une Algérie enfermée dans la violence religieuse, Isma morte, trois balles au coeur.
L’histoire de ce professeur de français, assassiné par un adolescent, et dont l’épouse veut partir, loin, le plus loin possible. 
Le conte de Shéhérazade, histoires obscènes,  expliqué à des élèves , entraînera la mort du professeur, et dans la ville blanche d’aujourd’hui et si loin du Tigre, Omar entend sans cesse Haroun el Rachid la calife, devant le corps de la femme en morceaux, sangloter.
La mère et la femme française mariée à un algérien, reparti dans son pays avec sa fille. Un jour, la rencontre brève en Algérie entre Annie et sa fille Fatima, parlant les deux langues, le français et le berbère, mais….elle s’était habituée à l’idée d’avoir une mère française, mais pas une mère qui n’observait pas le jeune musulman…C’est pour cela, je le sais, qu’elle ne voulut pas pour moi, enlever son tchador !
La dernière nouvelle est Le corps de Félicie. Félicie, jeune femme française, devenu Mme Miloudi,  a tout de suite aimé cet algérien, maréchal des logis dans l’armée française. Elle est là, venue   d’Oran, dans le coma, dans cet hôpital parisien. Ses enfants autour d’elle qui se souviennent chacun de leurs relations avec leur mère. Souvenirs de cette femme libre, sachant ce qu’elle veut,  belle dans l’amour de son mari et de ses enfants. Félicie Marie-Germaine devenant Yasmina Miloudi, pour être enterrée prés de son mari, dans son village, à Beni-Rached. 

Et Oran des rires, même les jours de guerre, cité de la gouaille, du raï, des mauvais garçons et des filles en cavale ! On venait du reste du pays s’encanailler ici, hier; on le fait peut-être encore mais plus en plein jour! En plein soleil désormais, on s’entre-tue ! Tout recommence, Félicie, comme dans ma jeunesse, juste avant l’indépendance, l’époque, après tout, de nos meilleurs souvenirs à tous deux!…

Magnifique hommage aux femmes algériennes durant la décennie noire. 
Elles ne se croient pour la plupart, ni héroïnes ni victimes. Elles palpitent, voilées ou non, entravées ou aventureuses en dépit des dangers? Elles vivent, , juste avant le coup fatal – sur un fils, un frère, ou sur leur propre corps- ne s’abatte.…
A quoi bon les inscrire, peu leur importe, elles – celle qui va mourir, celle qui va s’abriter, se recroqueviller ou celle qui se tait, yeux baissées pour survivre ?
Après tout, que que soit l’approche tentée pour les écrire frémissantes, le sang – leur sang- ne sèche pas dans la langue, quelle que soit cette langue, ou le rythme, ou les mots finalement choisis.

Oran, langue morte fut écrit par Assia Djebar en 1997.

Ghyslaine Schneider

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GUYOTAT Pierre, Idiotie

Idiotie, est un récit surprenant, aux nombreux prix, écrit en 2018, deux ans avant la mort de son auteur, Pierre Guyotat. 

S’il présente, parfois, de brèves difficultés de lecture à cause, bien souvent, des structures  syntaxiques des phrases, avec les articles supprimés ou des séries d’accumulation, il devient très vitre attachant justement par ce rythme, parce que l’on y sent cette voix d’un homme âgé, pleine de vivacité à certains moments,  revenant sur cette période de sortie de l’adolescence ou de l’extrême jeunesse d’un jeune homme.  Avec beaucoup de tendresse et de réalisme. Et l’Algérie, comme le sexe sont au coeur de ce texte. 
Territoires à pacifier, la terre et le corps… Avec, sous-jacent, cet acte très symbolique du vol, comme métaphore.  Vol d’une terre, vol d’argent pour survivre…pour le corps. 

La recherche de la femme pour ce très jeune, son mystère que représente son sexe, le plaisir qui doit en jaillir, le désir d’écrire, de se libérer du père pour advenir homme. Et c’est l’engagement pour l’Algérie qui est la forme concrète de cette conquête, de cette volonté d’affirmation de l’être. 
La découverte de la promiscuité des autres dans les chambrées, la mise en avant de capacités qui l’entraîneront vers la rébellion, par la prise de conscience et l’affirmation de convictions politiques, d’écrits sur le réel vécu, l’emprisonnement dans cette fin de guerre d’Algérie. Cette misère-là, la mise à l’arrêt, dans tous les sens du terme, et dans la promiscuité d’une cellule de terre battue, quasi enterrée, l’affirme, le durcit, le fait naître au monde des hommes, fait de violences et de cruautés, dans un même mouvement vers la douceur violente et fascinante du corps féminin. 

Rejoignant les appelés de la guerre d’Algérie, en cette période précédant les accords d’Évian, et les mois qui le séparent au début de l’automne 1962, d’un retour en France. Avec toutes les conséquences pour les deux populations en présence, l’Européenne et l’Algérienne.
Dans le séjour difficile à Paris, avant le départ pour l’autre rive méditerranéenne, c’est la recherche incessante des filles qui le préoccupent, une manière de se libérer de la famille, du père, mais dans la présence douce et incessante de l’enfance qui est encore là. Dans le souvenir, si proche de la mère, morte. Dans les mots écrits, où les besoins du corps se disent dans leur crudité. Et, surtout, le désir d’écrire, d’être publié, impérieux.

Il y a l’entrainement militaire avant le départ. La conscience de notre soumission, l’ignorance où l’on nous tient de tout ce qui est et qui vient, c’est un cauchemar dont, sortant de l’enchantement de la sottise, il faut se réveiller et rire. Et la propagande en cette fin « d’événements » rend les jeunes hommes soumis, humiliés, du cri partout en nous, notre langage raréfié, notre esprit nié, nous serions les ambassadeurs de la France et de la civilisation occidentale…Vite aux camions, au train et au bateau !

Et tout cela dans l’ambiance d’un camp militaire, où la hiérarchie séparent les simples soldats, exécutants et les gradés, sur fond de conflit entre les généraux d’Alger , du Général de Paris, et en toile de fond, les mécaniciens  (qui) s’affairent autour de quelques uns de ces engins qui répandent le napalm sur les forêts, mitraillent les douars abandonnés de force.

Il y a aussi la description d’un membre de l’OAS, capable de s’embusquer et de tirer sur les premiers ouvriers, employés d’aspect arabe. 

Il y a aussi ces militaires algériens, « français-musulmans », qui désertent au dernier moment, pour l’ALN et en menaçant des soldats de notre commando. Ce qui sera la cause de son enfermement, soupçonné de complicité avec l’ennemi. Et qui lui vaudra de passer devant un tribunal militaire. C’est alors qu’il redécouvre le plaisir, l’assurance que l’on ne peut rien contre la pensée, fut-elle, celle fragile, d’un tout jeune homme. Ses réponses, le livre publié, ses carnets pris par les militaires, lui font découvrir , au cours de longs interrogatoires, le mot « intellectuel », pour eux, moi qui connaît alors à peine le mot, je serai plus maltraité que le non-instruit dont ils espèrent une soumission entière. 

Même s’il souffre physiquement, dans la dégradation du corps par les conditions de détention, de l’enfermement, de la pression morale, il a conscience d’être dans un juste mouvement et sa réflexion, son regard sont porté par une maturité historique, une bonne cause historique: ce que j’ai lu, relu, de la conquête initiale, cruelle, des répressions pour la maintenir, des spoliations, du mépris de l’Histoire de l’Autre, de la conscience historique de l’ « indigène » par la France, ailleurs par les autres puissances coloniales, le spectacle de la rue , des comportements, des gestes, le contraste entre une langue française – même dévoyée dans l’ordre militaire et la fanfaronnade extrémiste – dominatrice et un langage arabe, berbère infériorisé, pitoyable et menaçant, ce que j’ai vu dans le bled et su des exactions sur un peuple soumis à deux terreurs, tourmenté de deux appartenances difficiles à concilier, confirme ma foi dans l’indépendance: la magnanimité de ce peuple qui distingue ses tortionnaires de la France des Français qu’il aime, nous, Français, nous n’en serions pas capables du quart.

Et ceci dit sa colère contre les exactions de la conquête, violente, sauvage, avec ses massacres, ses enfumades, ses villages et leurs récoltes brûlés, ses crimes de guerre des militaires comme Pélissier, futur duc de Malakoff… Saint-Arnaud, le futur sbire du 2 décembre, séduisant leur auditoire français par leurs -exploits, et tous les régimes du dix-neuvième siècle en France trempent dans ce sang de la conquête de l’Algérie, dernier legs de la royauté bourbonienne, branche aînée.

Les traces dans la mémoire des peuples.

Et l’indépendance arriva. Et sonna l’heure des règlements de comptes. 

Il y a ce que l’on n’a pas dit pendant de longues décennies sur la fin de la guerre, ce qui était prévisible, ce qui fut trahi pour certains, abandonné pour d’autres. Nous pressentons que les factions renforçant de nouvelles, réprimées par l’urgence des combats de dernière heure, déchirements, meurtres, viols, tortures, massacres se préparent sur tout le territoire. Et que nous en ayons pris le texte nous fait complices du cessez-le-feu, de la reddition de la France, de sa défaite, diplomatique, de la trahison de son armée, victorieuse sur le terrain, de l’abandon vaguement programmé des populations loyales à la France.

La veille du 1er juillet 1962. Il écrit: 
Nous essayons de convaincre deux de nos camarades supplétifs… de ne pas monter voter au douar; …eux qui nous étaient un peu indifférents – âge plus avancé, statut militaire déconsidéré- ils nous deviennent chers et nous pour eux …impossible de les retenir, ils veulent faire leur « devoir de citoyen »…voir leurs enfants….Feu dans le djebel d’avant la mer: le soir nous apprenons qu’ils ont été suppliciés et égorgés.
Nuits du 1er au 2 juillet, du 2 au 3: afflux de villageois aux grands yeux épouvantés, femmes, enfants, vieillards, vers nos murs barbelés…les ordres radio, vocaux confirmés par morse… sont d’empêcher toute entrée: l’indépendance est votée, reconnue et  proclamée, nous sommes en terre étrangère. 
C’est alors qu’ils essayent d’organiser des passages pour les aider, les laisser rentrer dans la camp, et la phrase se met à être poétique. 
La chouette maintient son cri, dans les diminutions du son, mais son terrain de chasse est comble d’êtres humains pourchassés ou craignant de l’être. 
…Rumeur de massacres, loin…Mais, là-haut, la rumeur des massacres sur piton, couronne de pleurs, de cris, comme une offrande à quels dieux ? un plateau exalté de forfaits.

Et le désespoir des militaires français qui se sentent trahis, fidèles à l’autorité.  Dans ce moment d’Histoire et de changements, dans le bruit des armes encore vibrantes, des massacres, dans les villes, Oran, et les campagnes, continuant, le narrateur repense à cette métropole oublieuse, en souci de ses seules rentrées scolaire, littéraire, parlementaire, financière.

Et dans ce temps de passation terminée, une scène de désir termine le livre, dans un face à face impossible, une approche fascinante, défendue, interdite par un garçon, un frère ? sur une toute jeune fille, dans une grande maison … aux volets clos sur l’exode ?

Puis le passage d’une rive à l’autre, en sens contraire de l’arrivée, sur le bateau et ces paroles d’un vieillard, décoration à l’appui… « …vous  ne nous avez pas défendus, hein ? Vous ne nous avez pas défendus …on vous a trompés, vous aussi ».

Et l’arrivée au camp de Sainte-Marthe, dans les faubourgs de Marseille.
Et quand ils descendent en ville, ils voient des groupes de famille chargées de sacs, de valises, en bas d’immeubles de location provisoire.  Le regard voyeur sur le désir d’une femme, sur le bateau, et le regard d’une jeune fille s’attardant sur lui, dans la ville d’en-face d’Alger. La remontée sur Paris, le train des militaires laissant passer les trains des rapatriés.

A la toute fin de ce récit, c’est comme un tombeau à la mémoire des appelés du contingent, (illégalement forcé à la guerre), ceux qui ne peuvent plus transmettre la vie, mutilés des organes, allongés dans les gorges, sur les plateaux, sur les pavés, sur les trottoirs de l’Algérie, mais aussi à la mémoire de tous ceux qui ont souffert des mutilations, des tortures, des violences, des anéantissements du corps, de l’esprit, ceux de cette guerre qui se termine à peine, les victimes à retardement du crime originel de la conquête. 

Il y a aussi dans ce beau récit, ce qui soutient cette parole qui dénonce la colonisation et la guerre, la nécessité d’écrire, apparue jeune, une nécessité comme le semence, qui a besoin de sortir de moi par du texte.
Pour Guyotat, après la lecture, et peut-on encore l’appeler récit ? ou confession de soi dans une forme de dénonciation? écrire devient une manière de sentir la vie et les émotions de l’autre. 

Au bord de l’évanouissement s’agissant de texte, tant la lecture de la moindre phrase à rendre compte de l’atrocité je la vis à l’intérieure de ceux qui la vivent, avec, en plus, le point de vue de qui la regarde se faire, supplice pénal, supplice politique, « misères de la guerre »; et plus la phrase est terne, plus forte est l’émotion qui est plus que de l’émotion, l’hallucination (ainsi dans l’oeuvre que je fais, ai-je toujours balancé entre la distanciation et l’immédiateté: entre spectateur, témoin interdit de cri et supplicié). 

Une manière et une éthique d’écriture. 

Ghyslaine Schneider

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MOHTEFI Elaine, ALGER, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers

Américaine, d’une famille juive, Elaine Mokhtefi a connu, au cours de sa jeunesse, le racisme des états du Sud ou l’invisibilité des noirs dans d’autres états. Curieuse, sensible et ouverte sur les autres et le monde, elle viendra en France, puis arrivera en Algérie. 

Cet essai, plus près de l’autobiographie dans sa dernière partie, est d’abord le récit d’un parcours engagé pour la Révolution, les combats contre la décolonisation, le racisme, les droits des noirs et des peuples opprimés, le courage d’espérer la venue d’un monde différent. Arrivée après la guerre à Paris, en 1951, elle percevra et vivra le silence de la collaboration et celui du drame des Juifs. 

La collaboration avait perforé et marqué le tissu social autant que l’occupation. La résistance avait été réelle mais grandement exagérée et romancée après la guerre. Il a fallu des décennies pour que la vérité de la collaboration soit rappelée publiquement.(1)

Le 1 mai 1952, elle découvrit à la fin de la manifestation parisienne, celle des travailleurs algériens. Un an plus tard, Messali Hadj, porteur de l’idée d’indépendance, est arrêté à Orléansville, au cours d’un meeting. Découverte du colonialisme et du racisme, les deux piliers du pouvoir et de la suprématie. Mais ce temps d’après-guerre voit la décolonisation prendre de l’ampleur. Chaque pays européen est obligé de reconsidérer sa relation avec les pays colonisés. 
Elaine Mokhtefi écrit : 

La guerre coloniale française contre le Vietnam avait duré neuf ans avant la destruction finale de l’armée française à Diên Biên Phu en 1954, année où l’insurrection de l’Algérie pour son indépendance avait éclaté.

Mais pour de Gaulle, l’Algérie était le maillon central pour les colonies africaines. Il s’opposait à la vision américaine qui considérait le combat perdu pour l’Algérie française, en ces temps de guerre froide. Quant à la Russie, elle avait soutenu la France, en espérant éloigner les Américains du nord de l’Afrique, ce qui explique l’attitude du pari communiste français, à la différence de l’algérien qui rejoint le FLN. Elle souligne le fait que, du point de vue français, la population algérienne augmentant trop rapidement, les « événements » deviennent une guerre « raciale » 

… Des enfants et des adolescents – les futures générations de l’Algérie- furent affamés, mutilés, massacrés, éliminés.

Le combat contre l’occupant, commencé dans les années vingt par Messali Hadj, aboutit au 1 novembre 1954. Elle participe au travail du bureau du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) aux Nations-Unies et rencontre les responsables algériens travaillant  en exil, créant des liens amicaux durables. Revenant sur les camps français en Algérie, elle en décrit l’horreur et la violence sur la population déplacée des campagnes algériennes pour  -les opérations de nettoyage-. Au départ des français, la moitié de la population était démunie, affamée et malade. 
Ce bureau new-yorkais soutient les fronts de libération d’autres pays africains comme l’Angola et les autres colonies portugaises, et les autres pays colonisés d’Afrique. En 1957, J.F. Kennedy dénonce le colonialisme français et attaque Eisenhower pour avoir fourni des armes à la France, via l’OTAN. 

Une figure émerge, celle du martiniquais, Frantz Fanon (2) qui, par son action engagé et ses écrits, comme Peau noire, masques blancs et  Les damnés de la terre, porte haut le soutien aux colonisés. Psychiatre à l’hôpital de Blida, en Algérie, il change les conditions de vie des patients, les rendants actifs en tenant compte de la vie culturelle des alentours. Il disait que …

« la psychiatrie est politique…l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue…. Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple… ». 

Fanon luttera d’une manière acharnée pour la libération des peuples colonisés et s’engagera dans le mouvement algérien.

Il n’est pas inutile comme le fait Elaine Moktefi de rappeler que le terme de « événements » pour parler de la guerre d’Algérie, ne se transformera en terme de « guerre » qu’en juin 1999, et il faudra attendre 2017 pour que les cartes des mines posées sur le sol algérien soient transmises à l’Algérie, traduisant les rapports complexes de ces deux pays.

Au moment de l’Indépendance, ce fut la guerre des chefs, entre les armées des frontières et celles de l’intérieur. Excédés, les Algériens  en demandèrent l’arrêt. Ben Bella prit le pourvoir, mais fut renversé par un coup d’état deux plus tard, par le colonel Boumediene. 
Les français sont partis en laissant tout en place, un peu à l’image de cette maison que l’auteure habita à Hydra, au-dessus d’Alger. Tout avait été laissé dans cette maison, jusqu’aux moindres détails d’une vie de tous les jours, une fuite, subite et inéluctable, de ses occupants. Le pays a du tout reprendre et reconstruire.

Ce qui peut paraître surprenant, c’est le terme de « colons » qu‘elle emploie pour désigner l’ensemble des européens. On peut penser que c’est un emploi politique parce qu’ils étaient peu nombreux ces colons aux grandes propriétés. Elle ajoute:

Je les appelle « colons » parce que je n’ai pas d’autres mots. … Ce n’étaient pas des étrangers, la plupart étaient nés sur le sol algérien. 

Ce ne sont plus des européens, mais des gens qu’elle définit par leurs conditions sociales. Si 130 ans plus tard, les changements de nom de la population colonisée, les vols des terres étaient entérinés par les descendants, les abus violents des comportements perduraient, pour un certain nombre. 

Ce que je sais c’est qu’ils étaient racistes, impitoyables et arrogants. Ils s’agrippaient farouchement au pouvoir et menaient la belle vie. Ils représentaient le monde blanc. Il y avait peu d’exceptions. 

En nuançant, si ceux-là ont existé bel et bien, avec ces comportements détestables, l’on peut dire que le reste  était en grande majorité, tout un petit peuple, comme l’écrivait Camus. Nés, là, dans ce pays là. Les nuances sont essentielles.

L’autre point important de cet essai est la réflexion sur l’état économique  et structurel de la société algérienne, aux premiers temps de l’Indépendance, que nous livre Elaine Mokhtefi. 
Elle remarqua que le coup d’état fut reçu avec indifférence par la population, alors que Fidel Castro prononça un discours qui accusait les dirigeants algériens de « fratricide », visant notamment le ministre des Affaires étrangères, A.Bouteflika, « …un ennemi du socialisme… » Et, elle questionne cette indifférence de la population algérienne…

Dés le départ, le renversement de Ben Bella était un marqueur: il avait eu cette parole prémonitoire pour le pouvoir algérien: « L ‘armée doit jouer un rôle politique». Ainsi l’auteure pointe que dès le début, les éléments essentiels de la politique algérienne sont présents, le pourvoir d’un parti unique, le FLN, et l’importance de l’armée. Puis arrivèrent la nationalisation des biens vacants, et celles des terres et des secteurs du pétrole et du gaz. La politique socialiste marqua ses limites.

Un autre aspect, plus délicat, est abordé. 
Par son mari qui travaille à la Sonatrach. Il vécut ce qu’on appellerait maintenant une mise au placard. Mais c’était autre chose. Elle écrit: 

…des collègues vraisemblablement mus par l’incompétence et la routine, craignant la compétition, veillant à ce qu’il reste sans travail sans affectation possible. …C’était du reste un problème profond qui affectait tous les secteurs de l’État. 

Cette peur de la compétence de l’autre ne serait-elle pas à rapprocher  de ce manque de confiance en soi, se rattachant à la situation d’ancien colonisé ? La question reste ouverte, elle ne la développe pas mais elle accorde auparavant une grande importance à Fanon, psychiatre, théorisant  cette question. 

Expulsée en 1974, son mari démissionne et explique à ses amis  algériens avant son départ, que… 

l’Algérie marchait à grands pas vers une prise en main totalitaire…Pour que la pensée et les processus démocratiques aient cours, il fallait un nouveau mouvement insurrectionnel progressiste, ce qui n’arrivait pas. 

Sur le plan extérieur, Alger devient la plaque tournante de tous le mouvements de libération antiracistes des années soixante. Elle organisa le premier festival culturel panafricain en 1969. Puis ce fut en 2009…. 

Les Black Panthers ayant fui à Alger, deviennent un lien avec son ancien pays. Elle accorde un long développement à leur séjour en Algérie, avec les rivalités internes et leur mode de vie particulier, hôtes hautement visibles ( …flamboyant, écrit-elle) dans un environnement ombrageux et conservateur. Elle compare leur engagement révolutionnaire à la révolution algérienne, à une époque où l’Algérie se sentait comme le phare du tiers-monde, en lien avec l’internationale et était …

membre dirigeant des pays non-alignés. Elle accueillait et entraînait les mouvements de libération d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. 

D’où le beau titre de son essai.

Il est interessant  de comprendre à travers l’expérience d’Elaine Mokhtefi, ce que fut l’Algérie au début de son Indépendance, son engagement, les possibles qui auraient pu s’exprimer pour construire un pays qui avait lutté si fortement pour se sortir du colonialisme. Son regard est celui d’une femme engagée, au coeur de l’aventure algérienne, puis dans le pays lui-même après l’Indépendance.

Devenir indépendant était essentiel, mais après il y avait le poids de 130 ans du fait colonial. Pour mieux saisir finalement ce qui se joue au-delà du politique, c’est, peut-être, d’aller, aussi, chercher des réponses dans les non-dits et les constructions psychiques qu’a engendré la colonialité. (3)

En Juin 2009… ALGER

Ghyslaine Schneider

Notes:

1- A lire: Robert O.Paxton: La France de Vichy, 1940-1944. Coll. Points Histoire
2-  Pour en savoir plus, voir Les grandes Traversées sur France-Culture (5 émissions): https://www.franceculture.fr/emissions/frantz-fanon-lindocile-grandes-traversees
3-  Lire: Karima Lazali : Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychique et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. Ed. La Découverte, 2018

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ANDRAS Joseph, De nos frères blessés

En ces temps de reconnaissance étatique de la torture en Algérie, au sujet de ce que l’on appelle l’affaire Audin, l’on peut lire avec intérêt ce roman de Joseph Andras, De nos frères blessés.
Histoire véridique d’un jeune communiste d’Algérie qui a saisi la nécessité de l’Indépendance pour ce pays et l’importance de l’engagement dans ce combat, dans le respect de la vie humaine des civils. Pris, torturé, puis rapidement condamné à mort, il fut décapité le 11 février 1957, pour « l’opinion publique ».
Le roman, lui, dessine des personnages à forte densité humaine, pris dans la douleur de leur chair et de leurs amours meurtris.

Une première question surgit immédiatement : comment ce roman qui met en scène des personnages réels ainsi que les événements d’Algérie de 1956, n’est pas seulement une page d’Histoire, mais un grand roman littéraire ?

L’impulsion narrative du roman s’appuie, comme son écriture, sur une structure d’alternance de deux espaces, celui de la France, où se produit la rencontre de ce bel amour entre Fernand et Hélène et celui de l’Algérie; ces espaces construisent deux temps, celui de l’amour heureux qui se continue en Algérie, vite mêlé à celui de la violence où temps et espace se rejoignent . Deux chapitres encadrent le reste du roman: le premier, s’ouvrant sur l’engagement concret et le dernier, se finissant sur le refus de la grâce présidentielle et la mort d’Iveton. Au centre se déroule l’histoire de cet homme et de cette femme, en alternance avec la torture, l’emprisonnement et le procès. Cette alternance-cadre casse le rythme, s’accélérant lors de l’emprisonnement, rendu plus violent et injuste en opposition au calme déroulé de l’histoire d’amour durant leur rencontre en France.

Le premier chapitre, bien qu’aucun ne soit numéroté, est ordonné comme une tragédie. La première phrase de l’incipit métaphorise l’ensemble des réactions des européens qui vont implicitement, plus tard, dans la douleur et l’angoisse des bombes explosant dans Alger, demander la mort de Fernand Iveton. Pas une pluie franche et fière, non. Une pluie chiche. Mesquine. Jouant petit. Chiche…Mesquine (qui vient de l’arabe, mïskïn, pauvre), termes que l’on n’emploie plus guère, mais dont le sens, cette idée de petitesse et de médiocrité, inscrit ce qui suit dans une certaine absence d’espoir, et donne une tonalité de l’ambiance de ces années-là . Comme le rappel de l’histoire du Ravin de la femme sauvage, où se conjugue désespoir et folie, où le temps est comme un chien mouillé.
L’on plonge dans l’action immédiatement, poser et faire exploser une bombe et dans la tête du personnage, par l’évocation de ses pensées qui disent sa peur et la maîtrise de lui-même pour ne rien laisser apparaître. Avoir l’air le plus naturel possible. l’air de rien, donc, de rien du tout…penser à autre chose…L’air de rien. Iveton n’est pas un héros, ni un martyr, mais un homme convaincu.
Puis ce sera l’arrestation, la perception de la délation, l’interrogatoire devenu vite torture, avec en contre-point la figure noble de Paul Tietgen qui s’est opposé avec force à cette pratique en Algérie, démissionnant pour affirmer son opposition à celle-ci. Paul Teitgen , a explicitement fait savoir, il y a deux heures de cela, qu’il interdisait qu’on le touchât (Iveton) – Teitgen avait été déporté et torturé par les Allemands, il n’entendait pas que la police, sa police, celle de la France pour laquelle il s’était battu, la France de la République, Voltaire, Hugo, Clemenceau, la France des droits de l’homme, il n’avait jamais su placer la majuscule, que cette France, la France, pût torturer à son tour. Personne, ici, ne l’avait écouté: Teitgen était une belle âme, un planqué débarqué de la métropole…ses jolies manières,la déontologie, la probité, la rectitude, même, l’éthique, mon cul sur la commode il ne connaît rien au terrain, rien du tout…. Bel exemple ici, de ces mélanges de voix, du passage du narrateur aux paroles des policiers.
Si l’on sait qui parle, les marques des dialogues ne sont pas apparentes et permet au lecteur d’être embarqué dans la rapidité de ces moments, comme une accélération devant l’urgence de la situation, et sa complexité, où les idées sont premières.

La tension dramatique est tout de suite présente. Les actions, certes, se succèdent vite, la progression de la tension, avec la juxtaposition dans le temps, des événements simultanés, parce que liés entre eux, sont marqués par l’alternance des prénoms, au début des paragraphes, pour chacun des protagonistes. Puis le rapprochement des prénoms d’Hélène et de Fernand annonce leur histoire et leur amour. Cette construction en alternance se poursuivra durant tout le roman, inscrivant un avant et un après cette décision d’engagement . Cette modalité d’écriture propulse la narration dans un vertige, un mouvement rapide, de la bombe à l’usine, des arrestations, de la torture, mais aussi de la lecture et appelle dès le début, une réaction devant la violence et l’injustice. Une écriture faisant sentir l’ensemble des sentiments des personnages parfois en quelques pages.
Enfin cette alternance Algérie-France sera moins marquée, avec des irruptions de l’une ou de l’autre, mêlées dans les chapitres de la fin, pour voir apparaître, comme si le temps s’approchait inexorablement de la mort, en passant dans un temps concret des dates et des jours. Ceci est encore un procédé d’écriture, qui, subtilement, construit un sens souterrain dans la progression de la narration.
Certaines couleurs, répétitives, émaillent de leur symbolisme le vécu des personnages et construisent – la couleur- du roman. La Marne tire sa langue verte à la paix bleue du ciel…Le soleil oscille entre deux nuages fripés bien que sans âge; l’herbe est piquée de coquelicots. C’est juste avant leur rencontre. Et en sortant du commissariat, à Alger, c’est Rue des coquelicots qu’Hélène indique au chauffeur de taxis qui lui dira…on ne fait pas payer la femme d’un combattant du peuple. Lié aux mystères d’Eleusis, le coquelicot est une forme d’oubli de l’homme après sa mort, Michel Pastoureau explique que « c’est le feu et le sang, l’amour et l’enfer », comme si leur vie se résumait dans cette définition. Comme le gris, que l’on retrouve dans la jupe de la femme qui fut donnée sous la torture, rejoignant dans un mélange inconscient, le gris de la jupe d’Hélène, le gris de sa robe, avec un col blanc lors de leur premier dîner, et enfin le gris de ses bas, au début de leur intimité, couleur de « de tristesse, de mélancolie…», en filigrane.

Mais c’est histoire du corps qui marque le récit. Le corps torturé, blessé, aimé, effondré, meurtri, coupé. Il est présent dans tout le texte comme si les idées, les choses de la vie ne pouvaient vivre que par lui.
La présence de la torture est faite très précise. Froide. Comme le lieu. Une pièce carrée, quatre par quatre, sans fenêtre. Encore, absence de marques de dialogue, seulement celles des questions, voix des tortionnaires: Où est la bombe, fils de pute? Fernand a les yeux bandés par un épais morceau de tissu déchiré. Sa chemise traîne à même le sol, la plupart des boutons arrachés. Il saigne d’une narine. Un flic cogne aussi fort qu’il peut; la mâchoire craque légèrement. Où est la bombe ?
Tous les passages relevant de la torture sont descriptifs sans qualificatif venant nuancé les gestes de violence, le corps de Fernand est presque entièrement brulé. Chaque portion, chaque espace, chaque morceau de chair blanche ont été passés à l’électricité. On le couche sur un banc, toujours nu, la tête dans le vide, ..…
Le lecteur est dans ses cris…les yeux sont toujours bandés…(il) hurle encore… la douleur est trop aigüe. Son coeur tressaute, aiguilles, piques, des spasmes le secouent….
Puis la description clinique de la torture de l’eau: Un agent recouvre son visage d’un morceau de tissu et l’eau commence à tomber. Le chiffon se plaque, il ne respire bientôt plus, avale l’eau comme il peut pour reprendre de l’air en vain suffoque le ventre se gonfle à mesure que l’eau coule coule coule. La fin de cette phrase sans ponctuation mime cette eau continue.
Et dans l’esprit d’Iveton, il faut tenir, tenir bon. Ne rien dire, ne rien lâcher…Ce balancement binaire entre cette résistance intérieure et son propre corps souffrant conduit à cette question qu’il se pose, mesurant ses forces, Pourquoi tu trahis les tiens, Iveton? Et Iveton pour que la souffrance s’arrête (…) choisit de parler. Le corps dégradé, ravagé, dévasté, nu, jeté sur le sol, méprisé, transforme l’humain en un corps de douleur, là où l’esprit défaille, confus. L’esprit cède devant la violence faite au corps, qui devient morceaux épars.
A nouveau, le narrateur pour rappeler le texte d’Henri Allègre, qui après avoir été torturé, écrit La Question, insère cette remarque dans une réflexion d’Iveton, la question, sans majuscule, devient alors la métonymie de la torture: Fernand n’aurait jamais cru que c’était cela, la torture, la question, la trop fameuse, celle qui n’attend qu’une réponse, la même, invariablement la même: donner ses frères.
Mais ce corps est aussi celui de l’amour pour la femme aimée. Beauté d’Hélène, Fernand ne quitte pas ses poignets de ses yeux.…Ses longs doigts fins et graciles. Chair souple et blanche…les dents claires… Volumes fermes de la peau. Pleine ampleur, animale. Les mots se font douceur, comme écrits au rythme des sensations de ce regard d’homme. Le corps agissant est ici en majesté dans la beauté de cette femme, il passe sa main dans ses cheveux et l’enveloppe à présent de ses bras lourds, de son dos large, de son torse sec contre le sien, sirène des eaux de l’Est.

L’histoire de ce corps continue dans ses multiples expressions. C’est le corps qui flanche, qui ne peut se tenir dans la douleur, pris de spasmes, chevrotant de larmes, apprenant la mort de son ami Henri qui avait vu les corps en décompositions des Arabes et dont le corps fut exposé sur une voiture, devenu corps maquillé, humilié, rabaissé, chair morte à construire de la terreur, et transformant Fernand, son ami, en beau pantin désarticulé aux ficelles tranchées par la détresse.
Et cette mort terrible qui détruit l’unité du corps, qui tranche la vie et le corps, il est cinq heures dix lorsque la tête de Fernand Iveton, numéro d’écrou 6101, trente ans,
Phrase suspendue qui ne peut dire l’indicible, comme la vie inachevée de cet homme.

Et tout ce récit, avec ces vies évoquées est plongé dans la guerre, guerre d’Algérie, cachée derrière un mot pudique et hypocrite, les événements. Et il a fallu des dizaines d’années en France pour nommer correctement ce qui se passait en Algérie. Personne n’ose encore la nommer mais elle est bien là, la – guerre-, celle que l’on dissimule à l’opinion sous le doux nom d’-événements-. Il n’y a pas eu qu’une opposition entre les européens d’un côté et les algériens de l’autre. Dans une guerre de ce genre-là, les nuances, les incertitudes, les hésitations, les questions des tenants concernés de cette histoire, sont réelles. Etait-ce une authentique révolution ou le fait d’agitateurs inconscients qui, par leur radicalité excessive, allait faire le jeu du pouvoir colonial ?
Des gens de France, comme Paul Tietgen, sont engagés contre la torture, des communistes européens s’engagent aux côtés des Algériens. Au procès, Iveton dira:J’ai décidé cela parce que je me considérais comme algérien et que je n’étais pas insensible à la lutte que mène le peuple algérien.

Le narrateur inscrit, dès le début, les conditions historiques de l’arrestation d’Iveton. Il y a un parallèle singulier entre cette bombe qui n’explose pas et les bombes qui explosent dans la ville d’Alger en entrainant stupeur et drames dans la population. Et Fernand d’expliquer qu’il n’était pas bien de déposer des bombes n’importe où, pas bien, oui, entre des fillettes et leurs mamans, des grand-mères et des simples européens sans un sou….Les premiers attentats revendiqués par le FLN ont mis la ville à cran , c’est peu de le dire. L’intransigeance du FLN s’aperçoit dans cette violence meurtrière des civils, Fernand lui avait toujours dit qu’il condamnait, aussi bien moralement que politiquement, la violence aveugle, celle qui frappe les têtes et les corps au hasard…S’il défendait les indépendantistes algériens, il n’approuvait pas certaines de leurs méthodes: on ne combat pas la barbarie en la singeant, on ne répond pas au sang par son semblable.

Mais l’on est au début des « événements » de la guerre d’Algérie est l’opinion publique, face à la folie de cette violence, cherchera des victimes propitiatoires, pour tenter d’apaiser la terreur surgissante. Ce sera ceux qu’on appelle les rebelles, dont le nombre de tués émaillent le récit comme une scansion de cette guerre. Et qui laisse sous-entendre les violentes représailles de l’armée.

Mais l’écho, sonore, contemporain mais disparu dans le -blanc- de l’inconscient de la population européenne, sont les journées de Guelma et de Sétif, le matin du 8 mai 1945, jour de victoire sur le fascisme…je sais pas combien de musulmans, des milliers pas moins, ont été massacrés au pays…. Enfin, on m’a raconté des histoires, j’oserais à peine vous les répéter, je vous assure.
Il y a eu la violence sur les corps et la mort… Des gens brulés vivants avec de l’essence, les récoltes saccagées, les corps balancés dans les puits…On les prend, on les jette, on les crame dans les fours, les gosses, les femmes, tout le monde, l’armée a tiré…Pas que l’armée, d’ailleurs, il y avait des colons et des miliciens…
Il y a eu l’humiliation, terrible conséquence …ça rentre en dedans, sous la peau, ça pose ses petites graines de colère et vous bousille des générations entières.
Il y a eu la honte qui tue pour longtemps la dignité et la confiance en soi… on a obligé des Arabes à se mettre à genoux devant le drapeau tricolore et à dire « nous sommes des chiens? Ferhat Abbas est un chien »… il est modéré, lui, il porte la cravate…il demande simplement la justice.

Il y a eu le procès d’Iveton, perdu. La rencontre des avocats avec Coty pour chercher en ultime ressort la grâce présidentielle, s’entendent raconter l’histoire de ce jeune soldat, fusillé par les français durant la guerre, en 1917,…toi aussi mon petit, tu meurs pour la France….Là, Smadja aura, lui, immédiatement compris que cette histoire raconte celle à venir d’Iveton. Il a saisi dès le début de sa mission à défendre Iveton que tout est faussé, peut-être parce qu’il est communiste et juif, et l’antisémitisme est bien réel dans cette Algérie là. Le combat des avocats est dépassé par la raison d’état.

La raison d ‘état, la justice, la mort. Ou l’injustice.
Le silence de l’état.
Incrédulité d’Iveton qui n’a tué personne…
La France, fût-elle une République coloniale et capitaliste, n’est pas une dictature…
La France n’est tout de même pas un potentat…

Si l’histoire a parlé de Fernand Iveton, la littérature, par la mise en chair de ces êtres historiques, vient combler le blanc du drame humain qui s’est joué et en dévoile, par cette rentrée dans l’intime, l’essence même de cette tragédie.
Ce beau et fort roman, dans notre temps contemporain, dessine les lignes de forces de l’engagement politique pour une cause.

Roman humainement poignant.
Roman politique, il remet en question notre mémoire historique, en se confrontant à ce que la littérature sait dire, c’est à dire, ce qui se cache dans les interstices du monde, sa réalité discordante et les pensées qui le traverse..

Ce roman, dit Joseph Andras, c’est au fond, un éloge de l’oblique que j’ai tenter de proposer: froisser les pages de nos romans nationaux pour avancer… un autre horizon, pour penser l’Histoire, la mémoire et les liens qui unissent nos deux sociétés. *

Ghyslaine Schneider

  • Entretien avec Antoine Perraud, sur Mediapart
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SANSAL Boualem , Rue Darwin

Boualem Sansal, au cours d’un entretien radiophonique, explique: j’écris des choses complexes d’une manière complexe.

Et le fil de l’histoire n’est pas linéaire, il suit les méandres de la pensée….

Dés le début de son roman, le narrateur pose la question de la Vérité, ainsi qu’au début de la seconde partie. Si elle est certitude, elle n’est plus vérité. Mais elle peut aussi bien se transformer en mythe ou bien être une chose inconnue, que l’on sait  être seulement à l’intérieur de soi, un monde d’une vie antérieure, caché au plus profond de l’être.

 

L’histoire narrative paraît simple. Un homme, lors de la mort de sa mère, retrouve en très peu de temps tout le passé enfoui au fond de lui, volontairement tu. Mais ce cheminement intérieur trouve sa confirmation dans la seconde tentative d’explication de la notion de Vérité qui se trouve dans le mouvement et dans la possibilité de l’erreur. Mouvement physique de déplacements et de retours, dans l’esprit et dans le corps.

Cette question de la connaissance de ses origines est essentielle pour se tourner vers l’avenir, comme si la méconnaissance laissait l’être ou le personnage, enfermé depuis trop longtemps dans la veulerie et le silence…enfermé dans l’ambiguïté, pour n’être rien, un être trouble et inconsistant sans avenir parce que sans passé et coupé de son présent. Et cette idée, celle de la nécessité de connaître d’où l’on vient, parcoure et motive la recherche de l’histoire passée, volontairement enfouie. Ce sont les retrouvailles, autour de la mère se mourant, avec la fratrie, revenue des routes de la mondialisation, qui provoquent ce choc. Fratrie tournée vers l’avenir et qui a réussi son immigration.

Parce que cette histoire est une histoire de famille. Au sens privé. Au sens général.

Il y a deux familles. Celle de l’intérieure, de Bordj Dakir, qui se ramifiera surtout en Europe, et l’autre, celle de la rue Darwin, qui plus tard, de cette favela, se dispersera dans le monde. Double expansion des lieux de plus en plus vastes.
Ces familles sont annoncées par l’insistante remarque sur l’arrivée du temps des femmes (qui) avait commencé. La tribu sera un monde au féminin où les hommes ne seront que des ombres furtives. Et plus loin, Le temps des femmes était venu, me disais-je, la prophétie s’était réalisée.
Dans un village algérien, dans le temps de la colonisation, Djeda est chargée de la marche de la tribu à la mort du patriarche. Cette jeune fille crée un phalanstère, composé d’une grande maison et de la citadelle, avec toute l’armée de servants et de servantes qui la font tourner. La prostitution sera l’activité de départ et au fur à mesure de la richesse accumulée, celle-ci sera investie sur le territoire et en France, avec intelligence et là où l’intérêt du développement du clan est essentiel. Cette femme, une autocrate, tient d’une main de maître le bordel, elle, qui n’est pas une femme ni un homme, personne ne peut l’égaler ou lui résister une fraction de seconde, élèvera les pupilles, enfants enlevés aux mères, dont la plupart sortaient de l’arrière-pays, crottées, échevelées, fuyant le couteau dont on ne sait de quels assassins familiers lancés à leur poursuite, pour ses intérêts de domination et de poursuite commerciale de son empire. La peur d’être renvoyé de ce lieu vers la pauvreté et la misère, rendait tous ces gens serviles, avec une vraie ferveur, honnête et efficace. Elle s’arrangera avec l’arrivée de l’armée française lors de la guerre d’Indépendance comme avec le pouvoir algérien en 1963, en recevant dans son Palais, au-dessus d’Alger, Ben Bella et son ami Nasser.

Phrase extensible dans le miroir de l’Histoire: Elle était le Pouvoir, elle voulait autour d’elle un peuple soumis, et heureux tant qu’à faire, à l’image d’un Dieu qui voudrait une humanité à genoux, priant et remerciant pour des bienfaits à venir, et tant qu’à faire, vibrante d’allégresse….On habite ses légendes plus qu’on ne les fait, et toujours elles sont trop grandes pour nous. Mais le pouvoir lui enlèvera son bien pour un jeune et brillant dignitaire. Un jour, il sera président de la République, sous le nom d’Abdelaziz Ier, il mettra le cadastre à son nom et tout sera dit.

 

Et de ces conditions, des secrets se construisent, s’enfouissent et se dévoilent.

Farroudja, la vraie mère de Yaziz/le narrateur, aura ses deux enfants pris par Djeda. Cette vérité, révélée au tout jeune garçon par une petite fille de dix ans, Faïza, qui avait tout compris, s’effacera de sa mémoire; la complicité avec sa mère adoptive, Karima, fera que les deux femmes garderont ce secret, que l’enfant sait mais tu, jusqu’à leur mort. Ce sont elles qui formeront la deuxième famille de Yaziz.
Familles en miroir, la précédente, riche et puissante, la seconde, pauvre et honnête, mais avec de vrais père et mère, et des enfants tout à fait officiels…
La réunion de tous, autour de la mère morte, sauf du petit dernier qui a penché vers le djihad et la folie, donne au narrateur le sentiment d’un dernier rassemblement puisque cette fratrie est prise dans un vaste et perpétuel mouvement de colonisation en étoile inhérente à la vie.
Et c’est à ce moment que le narrateur comprend une partie de son histoire, se posant alors la question importante de la nécessité de dire ou pas la vérité à sa fratrie. Mais le monde a changé, partir, partir au plus vite talonne la jeunesses de ce pays, les êtres ne pensent plus de la même manière, et ce sont des histoires de là-bas et de jadis, l’Algérie n’était déjà plus pour eux que le bled de leurs vieux parents, un autre monde.… Leur monde s’enracine ailleurs, monde paraissant plus fascinant et prometteur. C’est leur vérité. Et c’est pour cela que parfois le silence est la seule vérité possible.

Un procédé littéraire, interrogations en italique, émaille alors le récit indiquant les étapes du cheminement intérieur vers sa vérité. L’heure du rendez-vous était arrivé, et c’est enfin le surgissement de ce que le narrateur sait depuis toujours.
Cette prise de conscience se traduit en ces termes: Mon Dieu, comme on sait se mentir et comme on sait renouveler ses mensonges avec les saisons…D’où cette question de la vérité posée dés le début.
Ce fut donc le désir de la mère d’avoir tous ses enfants autour d’elle un jour qui entraînera la quête. Comprenant que cette chose sera complexe, elle la métaphorise en une photo qui montre ses enfants autour d’elle.  Une manière de voir une réalité comme dans un miroir. Ou de la rêver. Mais pour Yaziz, la photo de tous ces enfants l’interpelle.

La réflexion essentielle qui se pose est celle de  l’enfouissement du souvenir et son rejet dans le non-dit.
Insufflé soi-disant par une parole de la mère en train de mourir, ce sera le retour à la rue Darwin, celle de l’enfance et de l’adolescence, en saisissant que les conséquences de ce pèlerinage seraient immenses, que ma vie serait transformée. Et cette remarque pertinente: …ce que j’ai voulu taire et effacer de ma mémoire, je le savais, je l’ai toujours su, au détail près, et c’est parce que je le savais que j’ai réussi à ne jamais y penser. Il n’y a pas d’oubli sans une vraie mémoire des choses. On s’organise, on s’arrange, on enfouit, c’est tout.

Surgit alors la  question, celle de comment raconter ce travail de reconstruction d’un savoir implicite ? En commençant par dénouer les fils de l’évidence des choses….
Découvrir pourquoi j’ai été séparé de ma mère, et le silence qui entoure cette impression, sera un retour sur la découverte de soi, puisque le seul véritable inconnu, c’est soi-même. Retourner sur les lieux de la structuration de la mémoire est le moyen concret de faire émerger certains éléments de la vie passée.
L’émergence de sensations fugitives, le pèlerinage à Belcourt, … c’est toute une vie qui s’est repensée dans ma tête. Et un changement radical de vie se construira alors.
Pour l’instant, le narrateur évoque son arrivée, à partir de ce retour rue Darwin, ce 6 septembre 1954, dans ce quartier d’Alger, celui de  l’enfance de Camus. A partir de là, c’est l’évocation de la mort de son père et la séparation, voulue par Djeda, de sa mère. C’est aussi la remontée de cette scène où Faïza, celle par qui la vérité arrive,  lui fait apercevoir -sa vraie mère- et qu’il apprend qu’un autre enfant lui fut déjà enlevé, que son père n’est pas son père. Faïza lui interdit d’en parler. Il n’en parlera pas à lui-même Je ne le voulais pas.
Et c’est de ce jour que les visages de mon enfance ont disparu de ma mémoire. Une amnésie que je n’ai jamais réussi à vaincre. Je ne le voulais pas. La compréhension de la situation par l’enfant est claire. Les enfants ont l’instinct sûr, peu de choses leur échappent et rarement ils se trompent de cible.
Puis le narrateur s’interroge sur ce savoir refoulé, sur la capacité de l’individu à vivre avec un secret qu’il ne veut pas entendre. Un autre souvenir du compagnon de jeux, si fraternel pour lui qu’était Daoud, si vite disparu après la mort de – son père-. C’est la rencontre avec sa fratrie qui le fait s’interroger sur les nombreux frères et soeurs de son enfance, les pupilles, les enfants de Djeda, la graine du malheur. Il retrouvera Jean, un ami de Daoud qui, en le voyant pour la première fois confirme sa ressemblance avec Daoud/David était bien son frère. A vrai dire, il ne m’apprenait rien sur l’homosexualité de Daoud, je le savais. Depuis toujours, depuis le village. Seulement, je ne me l’étais jamais dit. Jean le révélateur de son ancien savoir. Et le nouveau prénom de Daoud, David est, en plus d’avoir pour la société un prénom autre que musulman, comme la métaphore de la symbolique du juif errant.
De là, il comprend qui est sa vraie mère, l’amie de sa mère, toujours côtoyée, jamais regardée, et la fin du voyage à travers le temps de la mémoire, s’arrête avec ce désir de partir, de trouver ma place dans le monde….

L’on peut comprendre que cette découverte d’une vérité enfouie ne suit pas une linéarité simple mais bien les méandres complexes, construits pour écarter de soi cet enfouissement, dans lesquels la narration se glisse.

Un autre élément intrigue dans ce roman. L’histoire évoque le temps de la guerre  d’Algérie mais aussi le temps de l’Indépendance et des années qui suivirent. L’on peut avoir le sentiment qu’il y a des résonances entre le Pourvoir de Djeda, la manière dont elle gouverne, en autocrate, son empire et le pays dans lequel elle vit. Des deux côtés, il y a des enlèvements, des assassinats, des privilèges à préserver, à prélever comme butins de guerre, la construction de héros comme Serhane qui sert le roman national, l’émergence d’une pensée unique et totalitaire, comme Djeda imposait sa vision, le monde à venir serait immanent autant que parfait, puisque révolutionnaire et musulman…. Inversion d’un monde à l’autre. Les nouveaux amis de Djeda sont dans le gouvernement et la haute hiérarchie de l’armée….Elle les reçut simplement et aussitôt ils s’entendirent. Le vice de l’argent, c’est le cancer des révolutionnaires, tous l’attrapent et tous en meurent. Et  de l’argent, Djeda en avait pour gâter des prophètes et des saints aguerris.

L’autre point semble être une sorte de définition explicative, insistante du narrateur qui s’interroge sur la guerre dans laquelle est plongée son personnage mais personnage qui alors s’éloigne du propos tenu. Etapes de la pensée:

la guerre qui d’entrée est détournée de ses nobles buts, réconcilier les gens et apporter une paix meilleure.

…Ce n’était pas la guerre qui se déroulait à Alger…On ne combattait pas, on assassinait tout bonnement…

….On dira ce qu’on voudra, on se gargarisera de mots, mais les bombes dans les cafés et la gégène dans les caves, ça n’est vraiment pas la guerre, il n’y a pas de promesse de paix dans ces merdiers, sinon celle des charniers… et jamais les relations entre les deux pays n’ont été sereines. Ce n’est pas qu’ils se détestent, ça ne compte pas, ils font bien des affaires ensemble, mais les deux ont failli à l’honneur, dans la guerre comme dans la paix, et la honte est une gangrène, elle ne guérit pas, elle se propage….

…pour les vrais combattants comme pour le peuple amoureux….on a détourné leur guerre et l’affaire a fini dans la merde et la prédation; et rien n’a changé, ni le terrorisme…ni la torture…. Seule nouveauté: le mal se pavane d’une autre façon, il a tombé le masque d’antan, il porte turban et blouson noir et signe son nom à l’envers.

Misère de misère, ajoute le narrateur, dans ces conditions la paix n’est pas la paix mais l’étape précédant la conflagration.

Il était difficile de faire l’économie de ces longs extraits. Ces deux questions sur la guerre, comment doit-elle être et peut-on la connaître, sont comme un cri d’une vérité qui se cherche sur ce pays, vérité qui a du mal à se dire, que chacun sait, mais qui reste enfouie dans des interrogations lointaines.
Mon dieu, comme on sait se mentir et comme on sait renouveler ses mensonges avec les saisons. 

Un très beau roman, magistralement écrit.

Ghyslaine Schneider

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DAOUD Kamel, Meursault contre-enquête

1942
Albert Camus, L’étranger .

Après 1962…
Des universitaires des deux rives, à la suite de multiples congrès produisent des écrits critiques sur Camus, né dans un des trois départements français d’Algérie.

2013
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête. Ecrivain algérien…
Un auteur célèbre avait raconté la mort d’un Arabe et en avait fait un livre bouleversant- « comme un soleil dans une boîte » avait dit Meriem

 

Dans le temps long de l’histoire de l’Algérie et de la France, dans ces mémoires qui perdurent autour des liens profonds entre de ces deux pays, Kamel Daoud reprend, non, plutôt continue ce roman écrit par celui que l’on appelait Camus, l’Algérien.
Si le roman de ce dernier renferme un malentendu, considéré par le frère de l’Arabe tué, Moussa, dans le roman de Kamel Daoud, comme un crime philosophique attribué à ce qui, en fait, ne fut rien d’autre qu’un règlement de comptes ayant dégénéré, celui-ci marque une connaissance profonde de l’oeuvre de Camus et l’on retrouve parfois, en références inversées, des expressions, des termes, des titres de l’oeuvre de écrivain français. Questionnement sur ce terme générique d’Arabe utilisé par la société coloniale et en miroir, la vision de l’actuelle société algérienne, comme si le poids de la colonisation perdurait dans les mémoires, mais avec une autre coloration.

Ce roman, en deux parties, est construit presque en symétrie avec celui de Camus. Mais ici, c’est la seconde qui expose le meurtre d’un français, alors que la première, chez Camus, se clôt sur le meurtre de l’Arabe, ce qui fait dire à Meursault, …c’était comme quatre coups brefs que je frappais à la porte du malheur.. Et de ce fait, la première partie du roman de Daoud se déroule autour des réflexions d’Haroun sur le meurtre de son frère, l’Arabe, à qui le narrateur donne un prénom, Moussa. La comparaison pourrait continuer sur la première phrase de L’étranger : Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas, tandis que le roman de Daoud commence ainsi: Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter bien des choses.
Cette écriture dessine l’hommage perceptible dans le roman de Daoud, continuant celui de Camus qui avait tant de mal à prendre position dans cette guerre d’Algérie, par attachement aux deux communautés…d’où cette – ambiguité – qu’on lui a reprochée.

Le Meursault de L’étranger trouve sous sa paillasse un bout de journal racontant un fait divers, trame de la pièce de Camus, Le malentendu. Il s’agit bien aussi de cela dans ce roman. Malentendu entre Moussa et sa mère, entre les -Arabes- et les-roumis- (ils sont de la même famille humaine cependant …) il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom, flottant dans l’angle mort du paysage. Les extraits de journaux pliés et cachés dans le corsage de la mère obligent l’enfant dès qu’il sut lire la langue française à raconter, broder, inventer, dire à la mère les événements de la mort de Moussa, une sorte de Mille et une nuits du mensonge et de l’infamie. Et le vieil homme qu’est devenu le frère de Moussa regrette de n’avoir pas fait un livre de cela puisque son histoire à lui, il l’a retrouvé dans le livre de Meursault, l’auteur de L’autre, double romanesque de l’Etranger. Il aurait voulu écrire une sorte de livre étrange…une contre-enquête. Et là se trouve la justification du titre.
Les journaux, pour ces deux écrivains, journalistes aussi, sont présents au coeur des deux romans, comme le fantôme à la bouteille, qui découpe des articles de journaux, témoin silencieux et attentif des confessions de Haroun.
Le journal  et ses faits divers, le lieu de l’origine d’un roman.

 

La mère oblige le jeune enfant à prendre la place de son frère, en l’habillant de se vêtements, en le gardant auprès d’elle d’une manière abusive, en construisant une vision mythique et grandiose de Moussa, redresseur de torts et héros justicier des histoires qu’elle lui raconte le soir, l’entrainant aussi dans les rues d’Alger à la recherche de l’assassin. Cette enfance de revenant portera le poids de la responsabilité d’être vivant à la place de l’ainé, le forçant à un devoir de réincarnation. Et de cette cohabitation, emprisonnante et enfermante avec cette mère, lui fera dire qu’il ne pouvait voir les femmes parce qu’il avait trop à faire pour m’extraire du ventre de M’ma.

Sa force de résistance sera de tuer son frère en lui hurlant muettement de le laisser en paix. La seconde résistance sera la langue française. Cette langue, devenue l’instrument d’une enquête pointilleuse et maniaque, lui permet de développer une imagination romanesque, de lire en français les livres et la langue de ton héros,  mais surtout la possibilité de nommer autrement les choses et d’ordonner le monde avec mes propres mots. Cette libération de la mère, par une autre langue lui apporte la précision nécessaire mais s’enrichit aussi par celle de la mère, en contrepoint, riche, imagée, pleine de vitalité, de sursauts.
Et par la langue française, cette nouvelle ordonnance du monde construit toute une série de questions autour de ce meurtre commis dans un livre…pour retrouver un assassin. Que faire quand l’histoire de son frère est raconté dans un livre ? Ce propos porte à la réflexion la question de la fiction qui construit des personnages d’une telle conviction imaginative qu’une forme de réalité se construit autour d’eux et trouble, par ce caractère presque réel. Un paysage mental  comme une réalité, mais réalité imaginaire.
Kamal Daoud semble interroger cette possibilité dans sa fiction puisque la mère veut retrouver la maison de l’assassin, mort ou libéré ( ce qui ajoute en suspension une incertitude), retourne sur les lieux du crime comme Haroun plus tard, et pose ainsi cette question de la frontière d’un imaginaire qui se construit comme un réel. D’un livre l’autre. Est-ce cela la  puissance de suggestion de la littérature?

 

Cependant, une réalité d’une profonde évidence surgit dans ce roman. La violence ne serait-elle pas consubstantielle  à la terre d’Algérie ?

Ce fut celle de la colonisation, et cela sans remonter à l’histoire qui précède 1830. La fiction romanesque permet de déplier une parole douloureuse. Le personnage du frère de « l’Arabe » a maintenant un nom. Ne pas nommer est une absence de reconnaissance et ce terme générique de l’Arabe renvoie au parler de la société coloniale. …mon frère s ‘appelait Moussa. Il avait un nom. Mais il restera l’Arabe et pour toujours…Depuis des siècles, le colon étend sa fortune en donnant des noms à ce qu’il s’approprie et en les ôtant à ce qui le gêne. S’il appelle mon frère l’Arabe, c’est pour le tuer comme on tue le temps, en se promenant sans but…..Un homme vient d’avoir un prénom un demi-siècle après sa mort et sa naissance.

Violence du désir de voir les français partir. On le savait depuis longtemps, disent les personnages, il suffisait d’attendre. Violence des paroles de M’ma insultant la vieille française en lui hurlant et comme s’adressant à tous les roumis… « La mer vous mangera tous ». 

La violence s’expose dans les deux meurtres. Solaire avec Camus. A deux heures de l’après-midi, dans un soleil tyrannique et une chaleur qui appelle la fraîcheur régnant près de la source, occupée par l’Arabe. Métaphore symbolique d’un combat autour d’une même terre. Mais dans le roman de Kamel Daoud, l’on est dans la nuit du 5 juillet 1962, à deux heures du matin. Meurtre lunaire, …alors que la nuit…sa lune, dernière trace pâle du soleil disparu, au creux de la nuit, sous la puissance de la volonté de la mère qui arme le bras de son fils. La peur dans ce passage de la colonisation à l’indépendance conduira ce français à la mort et parce qu’il aimait la mer et en revenait chaque fois trop vivant. Ne peut-on pas penser aux phrases de Noces…?
La mère assura à l’officier que son fils  (Moussa) était bel et bien vengé ainsi que des millions d’autres tués par des français, chaque été, à quatorze heures précisément. Et ce même officier dira « Qui l’aurait cru que j’aurais à juger un Algérien pour le meurtre d’un Français». Reproches de n’avoir pas combattu pour libérer le pays. Haroun n’avait pas tué au bon moment, celui du temps de la guerre.  Et les études historiques plus tard, viendront confirmer ces meurtres dans ces jours de passage.
D’un jour à l’autre. Fin du temps de la colonisation. Temps nouveau d’un régime légitimé par une guerre d’indépendance.

Violences disant les souffrances, l’amertume, les blessures. et l’acquis, avec la langue française. Acquis qui perdure.

 

Meursault, contre-enquête permet au narrateur de parler aussi de l’Algérie contemporaine. L’état de délabrement des villes n’échappe pas à sa critique. Dégradations des villes dans lesquelles les hommes vivent au quotidien.
La religion impose la destruction des vignes, la disparition des bars parce que l’alcool est haram*. Haroun porte un regard féroce sur la religion, A l’époque où j’ai tué, Dieu, dans ce pays, n’était pas aussi vivant et aussi pesant qu’aujourd’hui et de toutes les façons, je ne crains pas l’enfer. Et la confidence du narrateur se fait plus précise: J’ose te le dire, j’ai en horreur toutes les religions. Toutes! Car elles faussent le poids du monde.
L’on peut lire aussi en filigrane la violence des années noires, J’ai depuis des décennies…vu ce peuple se tuer, se relever, attendre longuement…regarder le ciel en guise de montre, puis succomber à d’étranges vénérations pour creuser un trou et s’y allonger pour rencontrer plus vite son Dieu.
Constat d’un état de siège. La religion, comme consolation à la désespérance. Désespérance sociale. Désespérance humaine.

 

Ce roman interroge ainsi cette question essentielle de l’origine de la violence posée comme hypothèse.
Les douleurs de ce pays, celles qui perdurent dans les mémoires de l’Algérie-France sont regardés du côté de ce mythe biblique des deux frères Caïn et Abel, ce qui  fait dire à Haroun au sujet de ces deux meurtres que cette histoire ressemble à un récit des origines: Caïn est venu ici pour construire des villes et des routes, domestiquer gens, sol et racines. Zoudj était le parent pauvre,…il ne possédait rien….d’une certaine manière ton Caïn a tué mon frère pour …rien !
Plus loin il continuera sur ce même thème: c’est l’histoire de Caïn et Abel, mais à la fin de l’humanité, pas à ses débuts. Tu comprends mieux maintenant, n’est-ce pas? Ce n’est pas une banale histoire de pardon ou de vengeance, c’est une malédiction, un piège.

Ce roman conduit à une autre question de par la présence de la violence : peut-on faire le deuil du meurtre de l’Arabe et du Français? Notre société contemporaine demande de faire le travail de deuil comme s’il fallait passer d’une perte à autre chose. Dans une certaine forme d’oubli. Mais si un deuil devrait avoir lieu – et est-il nécessaire ?- ne pourrait-il pas passer par ou plutôt être un travail de parole fait par des historiens, des artistes, des écrivains, des deux rives, plutôt que de tomber dans l’oubli ou le silence ou le ressentiment.

Ce roman, en continuité et en hommage à Camus, permet la découverte d’un écrivain engagé, Kamel Daoud,  qui n’hésite pas à se servir de l’ironie, dans une forme de dénonciation d’un roman national par le regard jeté sur l’Algérie du temps de l’Indépendance à celle contemporaine. Une autre compréhension de ces mémoires communes. Avec, en appui, la littérature comme un moyen de dire ce monde là.

Un certain courage aussi. J’ai l’impression que ce peuple a besoin de quelque chose de plus grand pour faire contrepoids à l’abîme.

 

Et peut-on laisser repartir notre réflexion sur cette remarque d’Hannah Arendt:
…  « il n’existe pas de pensée dangereuse pour la simple raison que le fait de penser est en lui-même une entreprise très dangereuse. Mais ne pas penser est encore plus dangereux…. »

 

Ghyslaine Schneider

*illicite

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GRINE Hamid , Camus dans le Narguilé

Un roman qui se déroule dans l’Algérie contemporaine.

Un personnage, Nabil, marié, amoureux de sa femme, père de deux enfants étudiants, enterre son père qui vient de mourir, après s’être remarié avec Zined. Evénement et situation difficiles pour le fils qui ne comprend pas et n’admet pas les souffrances endurées par sa mère.
A la fin des funérailles, son oncle Messaoud lui avoue un secret bien tu : il n’est pas le fils de son père mais de l’écrivain Camus. Bouleversante nouvelle qui remettrait en cause l’héritage conséquent du fils, mais aussi ce qui expliquerait la distance affective entretenue avec ce père mort. Des conseils pris avec sa femme, et dans ce contexte de deuil, il commence à mener son enquête, se rapprochant des personnes qui auraient pu connaître l’écrivain en compagnie…d’une algérienne.
Ainsi se met en place, une vision particulière de Camus, celle de l’homme, conquérant et grand séducteur, dans cette Algérie coloniale.
Et une séduction se construit en parallèle, celle d’une collègue de Nabil, Sarah, tous deux professeurs, et tous deux passionnés de Camus. Sarah, son fiancé (imaginaire… ?) étant absent, piège Nabil dans un dîner en tête à tête. Les personnages endossent, à travers leurs expériences, leurs quêtes, leurs désirs, les aspects humains de la vie de l’écrivain.

Ce roman est écrit sur le mode d’une histoire familière que l’on raconterait à un ami. Les personnages ont de la présence, poussés au bord de la caricature par l’écrivain, pour rebondir et montrer un autre versant d’eux-mêmes. Sarah, image de la beauté éternelle, lie l’intelligence et l’esprit, mêlés à une certaine douleur agressive que cette extrême beauté, justement, peut donner dans les rapports avec les hommes. Face à elle, le personnage de Nabil paraît falot, mais sa capacité de retrait à l’intérieur de lui-même lui permet de comprendre ses intuitions et d’assumer finalement ses convictions, comme à la fin du roman.

Et, Camus, l’homme mais aussi l’écrivain. Inscrit dans Alger. Inscrit dans la mémoire de ses amis qui se souviennent de lui. Imprégné et imprégnant Tipasa…continuant à vivre dans son pays.

Cela permet à Hamid Grine, écrivain algérien, de reprendre ce que l’on pense de Camus en Algérie. Une manière d’apaiser les douleurs et les incompréhensions qui sont nées des positions de l’écrivain dans le conflit de la guerre d’Algérie.
Mise ne parallèle de la misère des Algériens en Kabylie, objet des articles écrits par Camus avant la guerre, et l’énergie du désespoir  qui poussent les jeunes de maintenant à vouloir partir de leur pays. Mais aussi, un retour sur la manière dont Camus nomme, dans ses romans, les algériens, sous le nom générique de l’Arabe.
Rappel aussi du conflit réel entre Beauvoir-Sartre et Camus.
Enfin le rôle des écrivains algériens durant le conflit…et un hommage à Jean Sénac et à Alleg, français engagés pour la cause de la libération.

Il y a dans ce roman, ces mouvements, des personnages à la vie de Camus, entre fidélité amoureuse et séduction, entre regards passés et présents sur cette société algérienne, entre l’amour de Camus et du personnage pour la mère, amour indéfectible, et ce renvoi permanent au Premier homme, dans la recherche de l’origine et de l’amour du père.  Avec, tout le long du roman, un regard bien lucide aussi sur la société algérienne contemporaine, saupoudré de cet humour revigorant, dont sont capables les algériens.

Une belle manière de mettre en scène ce romancier, français d’Algérie.

En parlant de Camus et de Kateb Yacine, Benamar Medienne (spécialiste de Kateb Yacine) écrit :

« Leur point commun, c’est la puissance de séduction. Ils sont des séducteurs en eux-mêmes par le simple rayonnement qu’ils dégagent… Séducteurs, mais, comme les chats, ils sont des insoumis. Ils ont un orgueil superbe, insolent, ils ont l’orgueil de la provocation… De leur vivant, ils sont des mythes. Ils sont vivants, réels, politiques, ils traînent dans leurs textes une quantité de symboles qui les transcendent, mais ils sont toujours à hauteur d’homme… Camus et Kateb sont des êtres magnifiques parce qu’ils nous rassemblent. »

 

 

 

Ghyslaine Schneider

Collection : Après la lune, dirigée par Yasmina Khadra

 

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CAMUS selon Yasmin Khadra

Rencontre  avec Yasmina Khadra

 

Par un début d’après-midi  d’hiver, froid et lumineux, au Centre Culturel Algérien, dans le bureau de son directeur, Yasmina Khadra…

 

En tant qu’écrivain algérien, comment percevez-vous Albert Camus ?
Il y a une méconnaissance de Camus en Algérie. Il n’a été ni un intellectuel, ni un militant, mais il fut une conscience qui, malgré tout,  n’a pas toujours eu le courage de ses convictions. Il aimait beaucoup Mouloud Feraoun. Il appréciait en cet homme son calme, sa détermination paisible, son absence de militantisme criard.

Pourquoi dit-on Camus, l’Algérien ?
S’il y a des autochtones en Algérie, de nombreux peuples l’ont traversée et se fondirent dans sa population. Les Espagnols furent nombreux, et depuis longtemps à Oran. Des gens sont venus de tous les pays de la Méditerranée. Plusieurs sultanats ont existé en Algérie et celle-ci ne fut pas considérée à sa juste valeur. Il n’y a pas de distinction entre les différentes ethnies. C’est pour cela que Camus est considéré comme un Algérien.
Camus a fantasmé l’Algérie : il la voulait sublime. Elle fut «le jouet privilégié de l’enfant Camus », mais il y a un « autisme magnifique sur le reste de ce pays, semblant insignifiant ».

La rupture entre les œuvres de Kateb Yacine et Camus n’est-elle pas normale, puisqu’ils sont représentatifs des deux parties en présence ? Pourquoi reste-t-il une certaine rancune à l’égard de Camus, une incompréhension, une absence d’apaisement ?
La lecture de L’étranger a été pour moi magnifique. C’est l’œuvre d’un grand écrivain, dont l’écriture, à travers un fait, somme toute simple, dit toute la complexité de cette réaction absurde. Camus négocie avec ce qui est injuste, et doute sur lui-même, sur ses engagements.  Comme une leçon de vie pour le jeune Kateb Yacine. Le jeune Camus n’a pas souffert dans son enfance. Les enfants de l’époque, à la différence des nôtres, ne souffraient pas de la solitude de la même manière.  Il est venu à la littérature par un besoin d’exister, en sortant de la masse surexploitée. Il affirma ainsi sa légitimité de poète.
Camus est né écrivain…

Et Kateb Yacine ?
Il est devenu écrivain. L’on raconte  qu’un jour il alla avec sa mère au bord d’un ruisseau et que dans l’air brillant de soleil, il fut fasciné par la beauté d’un ballet de moucherons : il est devenu poète.
Nedjma est un appel à l’identité, un écartèlement entre ce que l’on est et entre ce que l’on voudrait être. Ce roman est une aventure littéraire, une expédition littéraire.

Camus crée un univers et a eu comme « une insolation de l’Algérie ». Meursault tue l’Arabe parce que le soleil lui fait mal aux yeux et l’univers devient noir sous la violence lumineuse du soleil. Mais pour moi, La Chute  est un livre qui ne me satisfait pas. Il répond à l’hostilité parisienne, un aveu d’impuissance. Paris impose ses idées. Le pays, de ce côté-ci de la méditerranée ne lui convenait pas. Ce n’était pas une source d’inspiration pour lui. L’Algérie était le pays de toutes les inspirations ! Il y était libre….

Que signifie écrire en français pour un algérien ?
Kateb Yacine utilise l’arme de l’ennemi. La langue est un outil de travail et Kateb est un homme de communication.

Ce roman, Nedjma, est-il une réponse à Camus ?
Camus n’a pas rencontré Kateb, il gardait ses distances vis à vis de celui-ci.

Et par rapport à cette fameuse phrase dite devant les journalistes, après le Prix Nobel : « …si je devrais choisir entre ma mère et la justice, je choisirai ma mère.. » ?
Camus «  préfère rester à l’écart de ce qui se passe. Il ne veut rien partager ». Les épreuves forgent les convictions, mais Camus a cédé. Il était fragile, influençable. Sartre se mettait toujours en situation. Il apparaissait comme un chêne : il avait les arguments de ses convictions. Camus avait des convictions solides, mais n’avait pas les arguments pour les imposer. «Sa naïveté était sa force ».
Dans L’homme révolté, Camus doute de lui, ne percevant pas les capacités qu’il porte en lui. Paris a voix d’autorité, ce n’est pas ce qui le rend supérieur dans ses jugements. L’autorité est différente de la supériorité, il faut être dans la force….
Pour Kateb Yacine se retrouve concentré dans son œuvre les influences de Faulkner et de Joyce. Tous les genres littéraires fusionnent dans son œuvre, la poésie, le théâtre, le roman. Il ne s’impose pas d’impératif dans son écriture, qui tient plus d’une écriture fragmentaire. Il ne veut rien perdre de son texte.

Et vous Yasmina Khadra, quels sont vos principes d’écriture ?
J’écris  et je supprime beaucoup de ce que je fais. Des pages parfois, sur le bouton supprimer… ! Avoir le courage d’effacer lorsque l’on sent que ce n’est pas cela. Avant d’avoir eu des manuscrits pris, j’en avais écrit au moins 17, mais seulement 5 furent acceptés. Certains romans actuels expliquent les sentiments des personnages, mais ne les font pas ressentir. As-t-on besoin de décrire la jalousie, pourquoi ne pas la faire ressentir au lecteur. Je suis fasciné par Madame Bovary. C’est un très grand roman. Comment Flaubert a-t-il pu écrire cela ? Suggérer en faisant ressentir. C’est fabuleux…

 

Propos recueillis par Ghyslaine Schneider

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