Weil Simone, L’Iliade ou le poème de la force

Le court texte de Simone Weil est précédé d’une introduction de Claude Le Manchec dont on ne peut faire l‘économie de l’analyser de ses grandes idées.
Elle nous présente le personnage de l’écrivaine et ses rapports avec les intellectuels, autour de Jean Ballard, patron  des Cahiers du Sud, replié en 1940 à Marseille, et dont l’amitié sera à l’origine de cet essai, et la guerre mondiale, son prisme d’analyse.

Un personnage effectivement. Une allure physique particulière qui interpelle. Une jeune femme qui a mis en lien sa pensée philosophique et son action dans la société, femme engagée auprès du monde ouvrier, de la guerre d’Espagne, dans la Résistance, active, persévérante, convaincante. Elève d’Alain, l’Iliade est le texte qu’elle ne  cesse de méditer et d’interroger. Helléniste, mais aussi curieuse d’autres religions et des philosophies orientales, ces connaissances lui  permettent de construire une réflexion sur la guerre à partir de ce texte grec. Poésie aussi. 

De l’ensemble de ce syncrétisme qu’on lui a reproché parfois, elle tire le personnage grec hors du particulier pour l’universel. Le personnage d’Hector devient tragédie humaine, pour interroger notre univers civilisé, au-delà du temps qui nous sépare de ce texte. Elle questionne le sens de la mort héroïque, la belle mort, la continuité de sa persistance glorieuse parmi les vivants. L’autre point est celui de l’outrage au cadavre: maltraiter de corps de l’ennemi est le détruire une fois de plus, mais aussi s’abîmer soi-même,  être en dehors de la culture, dans le chaos, alors que le rituel donne sens à une mort. Se souvenir alors du geste d’Antigone pour son frère. 

L’Iliade est un poème sur les façons de mourir, sur l’attitude devant la mort. 

Pour Simone Weil, il s’agit, dans l’analyse de ce poème de montrer que le guerrier agit avec l’aristeia, une fureur qui violente tout sur son passage, comme Achille à la mort de Patrocle. Au-delà de l’hybris, cette démesure,  force jaillissante du héros, paraît être le ressort, le fondement de son action; l’excès, ce que les Grecs nommaient en invoquant la déesse Némésis, la colère. 
Cette force qui pousse l’homme à la violence meurtrière fait qu’il est absorbé par la mort. La philosophe perçoit dans ce texte épique la réflexion de la nécessité de l’équité, de ne pas haïr ses ennemis, la nécessité de ne pas admirer la force, qui, par essence, est temporaire, celle de ne pas mépriser les malheureux. 

Mais le contexte contemporain est celui de la guerre, et le combat avec les armes, devient nécessaire pour abattre le régime nazi. Son pacifisme évolue  donc devant la compréhension de cette réalité. C’est une manière de combattre l’individualisme de l’époque. 

Cette épopée, poème de 24 chants, de 15693 vers, composés vers la fin du VIIIe et début du VIIe siècle, narre l’expédition achéenne contre Troie, la colère d’Achille, ses causes, son déroulement et ses conséquences. Patrocle dépassant les ordres qui lui sont donnés, est tué par Hector, celui-ci tué ensuite par Achille. Devant le vieux Priam, venu dans sa tente réclamer le corps de son fils mort, il se souvient de son père mort qui ne peut plus  voir son fils et rend au père, le corps mort d’Hector.
La mort est au coeur de la relation entre ces deux hommes, dans l’humaine condition partagée, terme définitif de la vie. Sans aucun retour. Achille repart au combat pour y trouver une mort glorieuse. Cependant d’autres personnages sont plus ambivalents, plus nuancés : le poème montre les différents aspects de notre humanité. Souffrance et exaltation, horreur et excitation, violence sont l’expression de l’ambiguïté de la guerre. 

En 1940, ce court essai est l’aboutissement d’une profonde réflexion sur la guerre. Si l’homme héroïque,  en entrant dans le processus guerrier, s’avilit, la destruction de Troie est le symbole de la destruction de la civilisation.
Plusieurs textes précèdent, en 1937, Ne recommençons pas la guerre de Troie, en 1939, Réflexions sur la barbarie et Réflexions en vue d’un bilan, puis deux autres textes contemporains, Quelques réflexions sur l’origine de l’hitlérisme et enfin  L’Iliade ou le poème de la force. 

Elle assigne, à la littérature, une ambition morale. Pour elle, l’Iliade est une mer de poésie sacrée. Elle écrit,  dans L’enracinement, 
Le territoire deTroie n’ayant jamais plus été le siège d’une nation, qui a pris la peine de discerner la vérité qui éclate de la manière la plus évidente dans l’Iliade, dans Hérodote, dans l’Agamemnon d’Eschyle; à savoir que Troie était d’un niveau de civilisation, de culture, de spiritualité bien plus haut que ceux qui l’ont attaquée injustement et détruite; et que sa disparition a été un désastre dans l’histoire de l’humanité. 

Sa vision de l’Iliade est aussi marquée par la religion, faisant surgir le sens du sacré. La poésie peut avoir une teinte religieuse et un accent de pureté, et entre 1937 et 1942, elle porte la marque d’un passage d’une énonciation personnelle vers une énonciation collective, se rapprochant de la mémoire partagée de l’épopée, empreinte d’un sens du sacré. Ce ne sont pas les dieux ou le Dieu qui inspire aux hommes leur cruauté, car ces dieux-là sont bons, mais c’est ce que les grecs appellent la moira ( le sort, la part de l’homme qui lui reste à vivre), et non le kères, le destin. Ce qui redonne leur humanité aux héros.  La moira fonctionne avec des bornes qui sont la mort et les limites humaines, les perata. L’hybris conduit les héros vers la mort et l’apparition de la Némésis.

Le véritable enjeu humain de la guerre est au coeur de l’Iliade. La fureur de tuer, l’absence de maîtrise de la force, disent combien l’homme est mené par les illusions. Illusions de grandeur, de pouvoir, d’absence de limites, de vengeances. Et le fort, dans la guerre peut subitement tout perdre. 

Claude Le Manchec conclut cette longue, mais nécessaire Préface, par des exemples contemporains qui étaient alors ceux des guerres en Irak, puis en Syrie en 2014. Les exemples, dix ans plus tard, de conflits aux portes de l’Europe et au Moyen-Orient, ne peuvent que venir confirmer les réflexions de Simone Weil.
Après ce décryptage clair de l’essai de la philosophe, grâce à cette analyse, abordons le texte lui-même, dans sa complexité, ses nuances, un texte, souvent discutable, notamment dans ses conclusions. 

Touchée par les nouvelles lois antisémites de Vichy, réfugiée dans le sud de la France, résistante, elle meurt, épuisée et malade, le 24 août 1943.

Analyse de L’Iliade ou le poème de la force, de Simone Weil

La question que l’on peut se poser, avant de pénétrer dans ce court texte d’analyse, est de comprendre pourquoi la philosophe y voit l’expression de la force. La guerre commence alors, des pays sont envahis, le fascisme est là, en Allemagne et en Italie. Et le texte grec, qu’elle connaît bien, résonne fortement en écho avec ce monde. L’agression nécessite cette force aveugle, détruisant tout, les humains et la civilisation, renversant les valeurs que ce soit du côté des attaquants que de celui des attaqués. Pour comprendre l’irruption de la violence dans ce monde, elle se tourne vers ce texte poétique,  littéraire, lointain mais si présent et si prégnant.

La vrai héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade, c’est la force. La force qui est manié par les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte. L’âme humaine ne cesse pas d’y apparaître modifiée dans ses rapports avec la force, entraînée, aveuglée par la force dont elle croit disposer, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit. 

La force, telle qu’elle apparaît être définie par Simone Weil, a pour aboutissement la mort, parce qu’elle fait basculer l’humain de la vie à la mort, là où il devient une chose. Telle la scène du corps d’Hector: 

«  Tout autour, les cheveux
Noirs étaient répandus, et la tête entière dans la poussière
Gisait, naguère charmante; à présent Zeus à ses ennemis
Avait permis de l’avilir sur la terre natale.
XII, 401-404 *

Elle reprend ce passage de la rencontre sur le champ de bataille d’Hector et d’Achille. Le troyen tente de le supplier, en lui prenant les genoux, et dans ce temps, entre ce geste de supplication et l’arme d’Achille plongeant dans sa gorge, Hector, devient une –chose pensante– encore vivante. L’hybris d’Achille le conduit à tuer, alors qu’un suppliant peut ne pas être anéanti. 

Ainsi de Priam:

On ne vit pas entrer le grand Priam. Il s’arrêta,
Etreignit les genoux d’Achille, baisa ses mains,
Terribles, tueuses d’hommes, qui lui avaient massacrés tant de fils.
XXIV,477-479*

Mais suite à la stupeur qui s’empare des présents, l’émotion ressentie par Achille lui fait percevoir le tragique désespoir du père:

ll dit. L’autre, songeant à son père, désira le pleurer;
Le prenant par le bras , il poussa un peu le vieillard.
Tous deux se souvenaient, l’un d’Hector tueur d’hommes, 
Et il fondit en larmes aux pieds d’Achille, contre la terre;
Mais Achille, lui pleurait son père, et par moment aussi
Patrocle; leur sanglots emplissaient la demeure. 
XIV, 507-512

Si l’Achéen pousse le vieux roi, ce geste dit combien il perçoit l’homme à ses genoux comme une chose inerte. Unepersonne qui peut se trouver à côté de nous peut nous faire ressentir ce qu’elle est. Priam, dans le risque d’être privé de la vie, se retire de la vie , devenant absent à lui-même. En est-il ainsi des suppliants. La philosophe aussi revient sur ces femmes esclaves dans le poème, réduites au servage, jusqu’à en oublier presque le souvenir de leur vie antérieure. Si les esclaves doivent se priver de pleurer, elles peuvent saisir une occasion de le faire:

Elle dit en pleurant, et les femmes de gémir, 
Prenant prétexte de Patrocle, chacune sur ses propres angoisses.
XIX, 301-302*

La force de celui qui fait une esclave est de ne lui autoriser aucun sentiment, obligée d’aimer son maître, ne retrouvant qu’une faible expression  de vie lorsqu’apparaît un changement de destin. Mais le pouvoir qui tue propulse au-delà de la douleur, là où l’on ne ressent plus rien, rendant l’individu aux instincts les plus vitaux. Ainsi Niobé a vu ses enfants tués par les dieux en colère du fait qu’elle s’était vantée d’avoir eu plus d’enfants qu’eux.

Car même Niobé aux beaux cheveux a songé à manger, 
Elle à qui douze enfants dans sa maison périrent, 
Six filles et six fils à la fleur de leur âge
….
Et eux le dixième jour furent ensevelis par les dieux du ciel. 
Mais elle a songé à manger, quand elle fut fatiguée des larmes.
XXIV, 602-613*

La force écrase l’individu, impitoyablement, quiconque la possède ou croit la posséder. Comme, Achille humilié par Agamemnon.

…Comme cela, tu sauras
Que je peux plus que toi, et tout autre hésitera
À me traiter d’égal et à me tenir tête. 
I, 185-187*

C’est ainsi que la honte de la peur peut changer du jour au lendemain. Aucun héros n’est à l’abri. Plus que la valeur, c’est le destin qui agit pour la victoire. Mais le héros, ou l’homme, se croyant fort, ne pense  pas que cette force risque de se retourner contre lui et périr. De cette certitude, il va au-delà de la réalité de sa force, et  le hasard les expose nus au malheur. L’abus de la force entraîne le malheur, elle est punie de sa démesure, elle constitue l’âme de l’épopée. Cela rejoint, dans la philosophie orientale, la notion de Karma. 

Les Grecs, victorieux au début de la guerre, ne recherchent plus Hélène et ses richesses, mais veulent – tout- de la ville de Troie, les humains et l’ensemble de leurs biens. Même du côté d’Hector, il ne s’agit pas de gagner une courte victoire qui pourrait sauver la sainte Ilion, mais de se battre, de gagner en héros, ce qui entraîne finalement une succession de victoires et de morts, dans un enchaînement fatal. Tous les héros sont vaincus par la violence. C’est elle la grande victorieuse. Le vaincu est une cause de malheur pour le vainqueur comme le vainqueur pour le vaincu. 
L’excès est irrésistible, et la modération, le raisonnement, inopérant, et de courte durée,  seul agit l’indifférence à la faiblesse, seul compte le pouvoir de la force. 

Face à l’adversaire, l’on peut se sentir fort, mais la guerre introduit la réalité de la mort. La pensée des buts de la guerre s’anéantit, comme celle d’une issue: l’être vit dans la violence. Et gagner sur l’adversaire est une justification des douleurs que l’on s’inflige en participant à la guerre. 

Quoi ? Laissera-t-on Priam, les troyens, se vanter 
De l’Argienne Hélène, elle pour qui tant de Grecs
Devant Troie ont péri loin de la terre natale?…
Quoi , tu désires que la cité de Troie aux larges rues, 
Nous la laissions, pour qui nous avons souffert tant de misères ?
XIV, 88-89*

Les terrains des guerres actuelles paraissent en accord avec ces phrases de Simone Weil. Faute de (cette) générosité, le soldat vainqueur est comme un fléau de la nature. Pour elle, les hommes aux prises avec la guerre, que ce soit d’un côté ou d’un autre, perdent tout sens critique, perdent la raison, deviennent comme des éléments naturels, meurtriers, et sont tombés au rang soit de la matière inerte qui n’est que passivité, soit des forces aveugles qui ne sont qu’élan. C’est là le dernier secret de la guerre.

Comme par un lion qui veut tuer des vaches sont assaillies…
Par milliers…; toutes elles tremblent; ainsi alors les Achéens
Avec panique furent mis en déroute par Hector et par Zeus le père, 
Tous….
XV, 630 et 636-638*

Comme le feu destructeur tombe sur l’épaisseur d’un bois; 
Partout en tournoyant le vent le porte; …
Ainsi l’Atride Agamemnon faisait tomber les têtes
Des Troyens qui fuyaient…
XI, 155 et 158-159*

Un reportage sur France-Culture, le 12 février 2024, au cours le journal de 8h45, évoque les soldats ukrainiens qui sont soignés pour les traumatisme depuis ces deux ans de guerre. Ils racontent combien ils souffrent de la mort de leurs amis, engagés volontaires, de leurs blessures, de la violence des combats, du désespoir. Leur bonheur aussi de revoir leurs femmes et leurs enfants. L’Iliade pourrait poser la question: qui parle des soldats attaquants ?

Les âmes, l’esprit des combattants est atteint. C’est un des buts de la guerre: atteindre l’humain dans son regard sur le monde par une violence inacceptable. A travers ce désarroi, Simone Weil pointe l’existence des sentiments d’affection, d’amour, d’amitié entre combattants.

Quels échos contemporains ne peut-on entendre dans ces vers de l’Iliade:

Mon époux, tu es mort avant l’âge, si jeune; et moi; ta veuve,
Tu me laisses seule dans ma maison; notre enfant encore tout petit
Que nous avons eu toi et moi, malheureux. Et je ne pense pas
Que jamais il soit grand…
XXIV, 725-728 *

Car tu ne m’as pas en mourant de ton lit tendu les mains, 
Tu n’as pas dit une sage parole, pour que toujours
J’y pense jour et nuit en répandant des larmes.
XXIV, 743-745*

Il y a un respect devant la misère de tous, mais aussi une profonde amertume dans les vers du poète. Les hommes sont égaux devant la violence de la destruction, ici celle de la cité. Là encore résonne tragiquement le monde contemporain. La poésie de l’Iliade surgit pour décrire ce que la guerre détruit de la vie antérieure, paisible et calme, mais les violences et les destructions ne peuvent que toucher le lecteur par la crudité et le tragique des descriptions. Le poète ne prend pas parti, de là le respect pour l’ensemble des combattants. C’est la guerre, c’est à dire l’expression de la force, cette folie des hommes, qui est analysée. 

Elle conclut par ces mots: 
…les peuples d’Europe…retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. Il est douteux que ce soit pour bientôt. 

Ainsi l’analyse de l’Iliade, matière poétique, sert à la philosophe de matière réflexive sur la guerre, en ce début de deuxième guerre mondiale. Chaque personnage, qu’il soit Troyen ou Achéen, est scruté dans ses comportements, ses pensées. Le poète, Homère, dans l’écriture de l’Iliade, saisit toutes les nuances possibles de l’âme humaine, l’attaquant devenant l’attaqué et inversement, les civils devenant esclaves ou tués. Simone Weil,  la philosophe, saisit dans ce discours poétique, le fait que personne ne ressort indemne lorsqu’il est pris, saisi, par la force. Il est détruit intérieurement, sans parler du corps meurtri, ou mort. Mais, par son étude, elle décrypte les nuances multiples que le poète  sait du coeur humain. 

Ce poème analysé par Simone Weil en 1940 peut interpeller le lecteur actuel. Les conflits ou les guerres d’agression que ce soit en Ukraine ou au moyen-orient, ou aux frontières de l’Arménie, démontrent que l’usage de la force détruit l’homme dans son aspiration à la paix.
Cependant, on pourrait se permettre d’avoir un espoir, celui, qu’après la paix, la justice s’attache à juger les criminels. Le monde a changé. Les grecs, retournant dans leurs contrées, regrettèrent cette violence guerrière, dit-on. Le tribunal de Nuremberg a permis de mettre en évidence deux notions essentielles des conflits. Et alors, deux hommes, juristes, se sont battus pour cela: Hersch Lauterpacht définira le crime contre l’humanité et Raphael Lemkin, celui de génocide. Depuis, ce sont deux références juridiques pour le droit international. 

En 1998, le traité de Rome a donné naissance à la CPI (la Cour Pénale internationale) mais les Etat-unis, la Russie, la Chine n’y ont pas adhéré. Une modification de cette loi en 2017, exige l’accord de l’attaquant pour que cette justice puisse s’exercer…
Luis Moreno Ocampo, le premier procureur de la CPI, ainsi que Karim Khan, l’actuel procureur, plaident pour la paix et la nécessité de la justice dans les conflits ouverts ou latents, surgissant partout dans notre monde. 

Et c’est la guerre d’agression qui les inquiète particulièrement. 
La guerre de Troie, mythique et poétique, en est la parfaite illustration. 

Ghyslaine Schneider

*Nouvelle traduction de Simone Weil 

* Pour aller plus loin:

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/09/l-etre-humain-faucon-ou-colombe-genealogie-de-la-violence_6215701_3232.html

https://www.arte.tv/fr/videos/116717-000-A/la-justice-apres-la-guerre-au-coeur-de-la-cpi/

Philippe Sands: Retour à Lemberg

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BOUCHERON Patrick, Le temps qui reste

(Difficile tentative de résumer une pensée déjà concise et allant rapidement à l’essentiel)

Je veux parler ici d’une catastrophe lente à venir et suggérer que l’on ne prévient pas un désastre par la crainte des fins dernières….

C’est ainsi que l’historien Patrick Boucheron commence ce libelle dont le titre est en partie celui de l’ouvrage du philosophe Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains. Il le fait au nom de son travail d’historien, bien que de l’historien, dans notre société, l’on attende un décryptage de l’événement. 

Plusieurs termes apparaissent et donnent à penser :
imminence… injonction de la transparence…l’histoire, comme discipline, ne s’affaiblit pas en exposant ses incertitudes… l’inquiétude du discours… le royaume de l’inconséquence… fabrique de l’ignorance (actions permanentes des lobbies)… l’inventaire de nos attachements… crise…trajectoire…crise de l’imminence… sortir du déni du danger…joie…courage…ne pas être fasciné par la catastrophe…

Doit-on s’engager, et au milieu de l’action, voir et commencer à prendre des décisions ? A partir de cette question, l’historien   force sa nature et tente de proposer une réponse, dans le temps court des risques graves annoncés, politiques et climatiques. Temps qui génère l’angoisse et peut empêcher d’agir, crainte nous rendant fragile, dans un risque d’impuissance. Le temps qui reste est vraiment très court. Alors quel serait le petit tas de ruses, d’astuces et de renoncements qui nous empêche … de faire ployer l’ordre du temps ? 

L’historien affirme que sa discipline ne doit pas l’exposer à des prises de positions sur le vrai et le faux d’une situation, mais à choisir de critiquer ceux qui en prennent la liberté de le faire. Il est plus nécessaire de s’interroger sur le contenu du discours, sur l’importance des mots choisis pour en parler, vecteurs des idées sous-jacentes. Ce n’est que la parole d’un historien, parlant en son nom, non en fonction du savoir prétendu à sa discipline, et non en fonction de l’émotion qui gouverne, en notre époque, la raison. 

Savoir regarder ce qu’il y a de plus ténu dans l’ordre des événements.

S’appuyant sur le film de Claude Sautet, Les choses de la vie, la mort, au cours des premières scènes, du personnage principal, n’en est que l’événement, non l’issue, c’est à dire le commencement de la fin. Dans notre monde, un événement devient une crise alors qu’il faudrait considérer ce qui arrive comme une trajectoire, l’aboutissement d’un ensemble de petits événements non remarquables, parce que, là encore, l’on est indifférent à la marche du monde.
De ce fait, la crise climatique a commencé depuis longtemps sans être prise en considération par le politique, altérant la confiance qui peut être mis en lui.  On parle alors de crise de l’imminence.  Le futur surgit dans le présent. Auparavant, l’on pensait que le temps géologique était hors de la portée de l’humain, mais paradoxalement, maintenant, ce temps-là dépend de la décision politique. Il faut donc penser pourquoi l’on reste dans ce temps de l’inconséquence. 

Boucheron s’appuie sur l’exemple de l’horloge Doomstay Clock . Pourquoi ? Parce que l’utilisation de la métaphore peut laisser espérer une sortie du déni du danger et rende l’écologie politique plus convaincante. Et la citation de Hans Jonas, philosophe allemand: La prophétie du malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise, et de se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alerte, en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice: il se pourrait que leur impair soit leur mérite. 

La nécessité de prendre conscience que tout n’est pas accompli, laisse la possibilité d’agir dans ce temps qui reste, et de ne pas -trop – désespérer. D’où l’importance de cette jeunesse militante. Etre attentif pour voir les signes imperceptibles du surgissement de l’événement, car en craignant l’événement, on pourrait le faire surgir, comme le retour possible du pire.  Nommer n’est pas éviter l’arrivée de ce qui est désigné.
Une catastrophe occupe tout l’espace mais deux points s’en dégagent: soit il y a la conjonction, soit le conflit secret de deux catastrophes: ce qui se voit et ce qui passe inaperçu souterrainement….et l’on peut… précipiter la catastrophe en croyant la prévenir. 

De nombreux éléments sont altérés gravement comme la  dégradation de la parole politique et le rapport à la vérité : une porte ouverte sur les dérives autoritaires. De plus, il y a la notion de la perception du temps et à l’intérieur, la perception des événements vécus. De la nouvelle, Les pêcheurs du bord de Seine, lors de la décapitation de Louis XVI, en 1793, Stephan Zweig écrit que les hommes ont un petit coeur étroit qui ne peut enfermer qu’une certaine dose de malheur. Ce n’est pas nous qui sommes trop peu sensibles, non, c’est qu’il se passe trop de choses « en ces temps historiques ». Le temps peut paraître court mais l’esprit humain a une certaine capacité d’absorption et de résistance. Jusqu’en 2027, c’est court, mais en même temps c’est long: d’où cette fameuse phrase de Chirac: Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. 
En fait, ne pas se contenter du temps qui reste passivement mais de vivre le temps qui reste. Boucheron  évoque cette date de 2027, échéance électorale qui semble paralyser par les risques, alors propose-t-il, ne le soyons pas et ne perdons pas notre temps en conjectures inefficaces, puisque voter est un pari sur l’avenir. La parole politique, macroniste, autoritarisme sur fond de capitalisme ensauvagé,  se dément elle-même, affirmant un jour une chose, une autre fois, son contraire, dans un déni démocratique (ex. Le réforme des retraites).

Et, il y a « la montée du front national ».

Il cite cette réflexion de Walter Benjamin que la catastrophe n’est pas surgissement de l’inattendu, mais continuation du pire, dés lors que personne ne trouve le moyen d’y contrevenir. Il s’en suit l’évocation de la crise des migrants sous fond de racisme et de xénophobie, moteurs de l’extrême-droite et de la droite actuelle. Comme le vote actuel est un vote contre, la droite a préparé, d’une certaine manière, sa possible arrivée par des textes de lois et des mesures policières. 

L’exemple italien: l’incrédulité dans l’épidémie de covid qui touchait la Lombardie peut nous renseigner sur le processus. Sur le plan politique, il y a eu Berlusconi, Beppo Grillo, promouvant le saccage audiovisuel, de la diversité culturelle. Plus d’esprit critique ! Et Matteo Salvini pour le langage plus qu’outrancier et les dénis. 
Les régimes autocrates ou autoritaires testent les limites de là où ils peuvent aller, le XXe siècle nous apprenant que l’histoire ne se répète pas mais selon Hannah Arendt, c’est l’art de se souvenir de ce dont les hommes en société, sont capables. L’historien Timothy Snyder, dans De la tyrannie, rappelle que pour l’essentiel, le pouvoir autoritaire est librement consenti, le pouvoir en prenant la mesure et agissant en conséquence. Le langage en subit l’effraction, le parler juste n’existe plus. Les droits humains sont maltraités, les étrangers, enfermés dans des camps, les fonctionnaires discrédités et les intellectuels, bafoués. Le fascisme des années du XXe siècle ne reviendront  pas d’une manière semblable mais pèsent sur nous comme des fantômes. N’agissons-nous pas , comme l’explique Hélène Cixous,  dans 1938, Nuits, Qui veille, là-haut ou au fond de nous à ce que nous obéissons comme des insensés, au démon du contretemps. 

Dans la question que Boucheron pose, il y a le retour sur la nécessité de penser: comment organiser son pessimisme pour ne pas désespérer du temps qui reste , comment prendre sa part des combats à mener en rendant serviable à toutes et à tous, un travail de pensée?

Les événements, comme le temps qui passe, nous marquent et peuvent faire un travail de sape, meurtrissant notre courage et notre volonté. La tentation de la radicalité en se débarrassant de la réflexion, de la pensée peut être regrettable. Il y aurait :

  • l’heure d’exactitude », selon Marc Bloch: nommer exactement les choses qui se passent; trouver des mots pour encourager l’action.

Pour cela: 

  • apprendre « à vivre avec le trouble » (selon la penseuse de l’écoféminisme Donna J. Haraway)
  • lire tous ceux qui se sont révoltés contre la barbarie sans gagner la débâcle, qui ont gagné la guerre des détails. Comme Ernst Bloch, dans Héritage de ce temps, posant une question essentielle: Comment en est-on arrivé là ? Imaginer quelque possible recommencement de la vie démocratique et de l’énergie émancipatrice. 
  • recourir à l’histoire comme le dit George Didi-Hubermann, dans Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève: …seule est féconde la ressouvenance qui est aussi souvenir de ce qui reste à faire. 

Patrick Boucheron suggère, au moment où la recherche de l’histoire est méprisée, de ne pas renoncer à chercher, partout où l’on peut le faire, des conjurations d’intelligences. … même si les choses horribles commencent toujours intelligemment. 
Les livres nous permettent de nous arrêter et de penser. C’est une chose essentielle à faire parce que les livres accompagnent les changements souterrains ou évidents. Pour lui encore, ce mouvement profond doit s’accompagner de la joie, évidence qui traverse les corps. L’idéologie mortifère doit être combattu …en imaginant autre chose. 

Il est encore nécessaire de ne pas être fasciné par la catastrophe qui s’annonce, de ne pas s’habituer à ce ce que l’on entend, mais d’imaginer, de se déplacer dans ce monde, dans une action constructive d’utopies concrètes qui, à force de ténacité d’imagination, s’inventent en situation, de celles qui, mises en commun par de nouveaux modes d’existence, révèlent en nous une force et un courage que vous n’espériez même pas. …c’est déjà présent, partout où l’on combat, où l’on résiste, où l’on s’engage, là surtout où on ne se laisse pas engourdir par cette soumission anticipée à la catastrophe qui vient.

…étonner la catastrophe… afin de ne pas manquer au temps qui reste. 

Résumé par Ghyslaine Schneider

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KUNDERA Milan : Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale

Cet article, paru dans La Débat,  en 1983, est précédé dans la nouvelle édition, d’un discours fait par Milan Kundera, au Congrès des Écrivains Tchécoslovaques, en 1967, intitulé La littérature et les petites nations. 

Pour les petites nations ne vaudrait-il pas mieux qu’elles joignent leurs forces créatrices avec des nations plus grandes? Cette interrogation de Hubert Gordon Schauer, reprise par Kundera, au sujet de l’avenir de la nation tchèque est posée dès l’entrée du discours. Il continue …  Est-ce que cette valeur en soi sera à même de le (le peuple) prémunir à l’avenir contre le risque de perte de sa propre souveraineté ?
Il évoque le travail des intellectuels au 19e siècle qui ont fait des efforts pour construire cette culture qui fut bris(ée) à ce moment là …par l’occupation, puis par le stalinisme, pour presque un quart de siècle, (pour) l’isoler du reste du monde, amenuiser ses multiples traditions intérieures, l’abaisser au rang d’une simple propagande…une tragédie qui risquait de reléguer la nation tchèque une nouvelle fois – et cette fois-ci définitivement- à la périphérie culturelle de l’Europe. 

Ainsi, les petites nations ne peuvent garder leur souveraineté que par le renforcement de leur langue et des valeurs culturelles qui leur sont propres, le lieu même et essentiel de ce qui fait leur vie propre. Il est nécessaire pour l’individu de s’inscrire dans cette continuité historique et culturelle. Pour lui, les hommes qui vivent que dans leur présent non contextualisé, …qui manquent de culture sont capables de transformer leur patrie en un désert sans histoire, sans mémoire, sans échos et exempt de toute beauté.

La liberté d’esprit est essentielle et elle fut impossible sous le fascisme et le stalinisme, dont l’humanisme, pour Kundera, fut dévoyé pour devenir une immense force de répressions et d’oppressions. Et il conclut par ces mots: Alors quiconque mettrait par bigoterie, vandalisme, inculture ou étroitesse d’esprit des bâtons dans les roues du rayonnement culturel en cours, mettrait des bâtons dans les roues de l’existence même de ce peuple. 

L’autre texte qui fait l’objet même de ce petit livre, Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, est précédé d’une introduction de Pierre Nora. Il insiste sur deux idées. L’Europe était vue non comme une multiplicité de cultures mais seulement sur le plan politique: l’Est soviétique. L’autre aspect fut que l’Occident a été incapable de voir sa disparition, et la culture fut remplacée par «  la société de spectacles ». Nora pose cette  question essentielle: Quel sens alors donner au projet européen ?

En novembre 1956, les chars russes rentrent dans Budapest. Le directeur de l’agence de presse de Hongrie prévient le monde par ces mots: Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe. 
Le 24 février 2022, les chars russes pénètrent en Ukraine. Le président Zelensky affirme qu’il se battra pour son pays et pour l’Europe. Et cette phrase:  si l’Ukraine tombe, l’Europe peut tomber.

La question de l’Europe est l’objet de nombreuses interrogations. Que signifiait-elle à l’époque de l’invasion de la Hongrie et en 1983 ?

Kundera situe son analyse autour de trois pays : la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie. L’Europe, après la guerre se partage en trois zones : l’occidentale, l’orientale, et la centrale, entre l’Ouest et l’Est formant alors le bloc soviétique; plus qu’une vision géographique, c’est un attachement aux valeurs de l’occident qui soutient ces pays. Leurs révoltes successives, entre 1956 et 1970 contre le « grand frère soviétique », furent matées violemment. Mais elles furent préparées, au sein même du peuple, par des créations artistiques, dont l’interdiction de publication ou de représentation fut le signal de la contestation. Ainsi, en Europe centrale, on ne peut dissocier culture et peuple, alors qu’en occident, la culture est réservée à une élite. 

Kundera pense que le communisme prive les nations de leur essence
L’asservissement russe, à l’hégémonie ancienne, puis soviétique, donne raison aux craintes de ces trois pays. On a toujours été plus sensible aux dangers de la puissance russe. L’Europe centrale se sentait comme une petite Europe des nations, cultivant et son unité et sa diversité, à la différence de l’unification voulue par la règle russe.
Cependant Kundera s’interroge sur une fascination réciproque entre l’Occident et la Russie, tout au long du 19e siècle, mais que  le communisme arracha à l’histoire occidentale. Il continue: …c’est à la frontière orientale de l’Occident que, mieux qu’ailleurs, on perçoit la Russie comme un Anti-Occident; elle apparaît non seulement comme une des puissances européennes parmi d’autres mais comme une civilisation particulière, comme une autre civilisation. 
Il note une différence dans la manière de concevoir, pour les Russes,  le temps et l’espace, d’aborder la vie, et le sentiment du malheur.* Le sens profond de leur résistance, c’est la défense de leur identité; ou autrement dit: c’est la défense de leur occidentalité, écrit-il. Et cette occidentalité des pays à l’ouest de la frontière de l’empire soviétique subit une unification, effaçant l’originalité de ces pays. 
Il continue à s’interroger sur ce drame, dont l’origine fut la remise en cause de l’Empire austro-hongrois qui éclata en 1918. Les autrichiens ne surent pas être garants de ces petites nations, devenues des petits états vulnérables. C’est une des erreurs de l’Europe centrale. Il en existe une autre qui est celle de « l’idéologie du monde slave ». Les Tchèques étaient portés par une russophile dangereuse, tandis que pour les Polonais, leurs rapports n’étaient qu’une lutte à la vie et à la mort. Cette slavophile permit aux Russes de s’accaparer de ces peuples. Et cette disparition de l’Europe centrale passa inaperçue pour le monde occidental. 

En évoquant cette partie de l’Europe comme le lieu d’un formidable essor culturel dont Vienne parait être le centre, la liste impressionnante de noms, de Schönberg, de Béla Bartok, de Kafka et de Hasek, de Musil et Broch, de Gombrowicz, Schulz, Witkiewicz, comme la naissance du structuralisme dans le cercle linguistique de Prague,  Freud et Ferenczi, interroge sur ce lieu géographique. Kundera affirme que l’Europe centrale n’est pas un état, mais une culture ou un destin. Plus que des frontières formant les états, dans cette partie de l’Europe, depuis longtemps, c’est le combat pour une vie nationale authentique, dans un refus d’une assimilation à une plus grande nation, et ce qui perdure c’est la même mémoire, la même expérience , la même communauté de tradition. 
Ces diverses origines des peuples d’Europe centrale se mélangent et créent un mouvement de pensée et de réaction unique dans cette partie européenne. Kundera souligne aussi que tous les grands noms évoqués sont des juifs. Pour lui, …aucune partie du monde n’a été aussi profondément marqué par le génie juif…. Ils étaient au XXe siècle le principal élément cosmopolite et intégrateur de l’Europe centrale, son ciment intellectuel, condensation de son esprit, créateur de son unité spirituelle. 

Il pose à nouveau la question des petites nations et insiste sur l’idée de leur combat incessant pour conserver les caractéristiques uniques  de leur petite nation. La fragilité, la vulnérabilité, de l’Europe centrale est bien celle de toute l’Europe. Elle en est son miroir, et sa littérature pointe cette fragilité de l’humanisme européen. 

Une troisième fois, Kundera revient sur sa question qui est de comprendre pourquoi l’on n’a pas perçu et nommé la disparition du foyer culturel centre-européen…face à l’asservissement de l’empire soviétique ….Ma réponse est  simple… parce que l’Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle. Il établit le constat que la culture a cédé sa place parce que nous ne lui accordons plus le même intérêt dans ce monde moderne, dominé par la politique et la violence. Il insiste à nouveau sur l’origine des soulèvements et des révoltes: c’est le monde culturel qui en donnait l’impulsion, non les médias. 
L’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes fut la destruction de la culture tchèque: ce fut d’abord celle de l’opposition, puis le remplacement de l’identité tchèque par celle de la Russie, et la destruction de la culture comme manifestation des Temps modernes. Il écrit: En effet, la civilisation du totalitarisme soviétique est la négation radicale de l’Occident. 

Il insiste sur la particularité culturelle pour ces pays que sont les revues. Et ironiquement, en France on discute pendant les dîners des émissions de télévision et non pas des revues (articles écrits non par des journalistes mais par des écrivains, des philosophes, des historiens, sur leur domaine mais aussi sur l’art et la politique). Car la culture a déjà cédé sa place. Sa disparition que nous vécûmes à Prague comme une catastrophe, un choc, une tragédie, on la vit à Paris comme quelque chose de banal et d’insignifiant, d’à peine visible, comme un non événement. 
Cet article de Kundera fut écrit en 1983. …

L’écrivain termine son article par rappeler que les anciennes frontières- remparts- de l’Empire furent disloquées, qu’il y a eu Auschwitz, puis le rideau de fer. Pour l’Occident, ces pays sont vus sur un plan politique comme une zone d’influence russe, sans identité culturelle propre, en somme, ils sont  – l’Est. Puis, sa vraie tragédie n’est donc pas la Russie, mais l’Europe. Et de rappeler la phrase du directeur de l’agence de presse hongroise, phrase adressée à l’Europe, dans l’incompréhension, à l’époque, de cette dernière. 

Mais nous sommes en 2022, la guerre est en Ukraine. L’Europe semble, sur certains points, avoir changé. 

Ghyslaine Schneider

* Il cite le texte, beau et lucide, de Cioran : La Russie et le virus de la liberté, dans Histoire et utopie, 1960

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KAFKA Frantz, La Métamorphose, suivi de Bruno Latour, Où suis-je? Leçons de confinement à l’usage des terrestres.

Frantz Kafka, La Métamorphose

Ecrire sur La Métamorphose de Kafka est difficile après les très nombreuses analyses critiques de cette nouvelle de l’écrivain pragois. 
Plus particulièrement pour ce texte, il ne s’agit pas de produire une analyse autre ou originale, mais bien plutôt d’essayer de saisir ce que cette lecture a pu faire sur l’esprit d’un lecteur en pleine pandémie, et en prenant comme éclairage l’essai de Bruno Latour. 

La nouvelle s’ouvre sur le matin de la découverte par Gregor Samsa de sa transformation en véritable vermine. La surprise du surgissement de cette situation absurde est d’autant plus forte que le personnage se met tout d’abord à considérer son environnement, sa chambre, une vraie chambre d’homme. Dichotomie entre la transformation et la pensée réflexive qui persistera tout le long de la nouvelle, marquant un profond décalage dès le début.Une manière aussi de considérer, à partir de cet état d’animal, sa part humaine qui l’a précédé

Cet espace devient un lieu de confinement dans la mesure où toutes les portes sont fermées : il est seul, dans sa chambre, pressé de toutes parts, assailli par sa famille et le gérant, sous leur regard, mais surtout conscient de son changement.
Au matin de la découverte de cette transformation, la seule ouverture sur l’extérieur sera celle de sa fenêtre d’où il entendait des gouttes de pluies sur le zinc; ce temps brouillé le rendit tout mélancolique.Dans les trois parties qui composent cette histoire, l’extérieur vient renvoyer l’état intérieur du personnage. 

Durant cette première journée passée à s’interroger, à réfléchir, à vouloir parler mais ne rendant qu’un piaulement ou la voix d’un animal, il tente de faire avec ce nouveau corps, désespérant de restaurer la paix et l’ordre dans cette société despotique qu’est devenu son corps, corps perçu comme un corps social mais aussi politique. Corps du personnage,  corporalité littéraire du narrateur-écrivain? Corps troublé créant des oppositions intérieures, difficilement maîtrisables ? Mais opposition entre un monde extérieur inquiétant dans les figures représentatives du travail, de la famille et le clos de la chambre qui, au-delà de sa transformation, lui est rassurant. Cependant les références au vécu de Kafka, est le point de départ de ce court récit comme l’explique Jean-Paul Poizat sur France-Culture*: le titre primitif de ce texte fut Description d’un combat, la confrontation entre animalité et humanité, un combat avec soi-même.

Ce changement radical de Gregor s’impose à lui sans l’aide d’aucun code pour le maîtriser, un corps de vermine et une réflexion d’humain.  Celle-ci se nourrit encore des considérations sur son travail, sur la relation avec sa famille, ce qu’elle attend de lui et ce qu’il sent de son  désir volontairement exprimé et insistant de l’aider, sans prendre encore conscience que cette famille l’a inscrit dans cette situation. Ici se confirmera pour Gregor devenu vermine, le redressement dela famille, n’assignant plus le fils qu’à une charge familiale. Elle se redressera au sens moral du terme mais aussi au sens physique, puisque le père, face à la faiblesse du fils, reprend sa superbe, sa protection et sa puissance devant la mère et la fille, devenant un homme imposant, métaphorisé par le port de  l’uniforme de son travail même chez lui. Ce mouvement de l’axe familial laissera aussi advenir la jeune fille dans la soeur de Gregor, et son changement d’attitude face à son frère. 

La deuxième partie s’ouvre le soir de la première journée par un autre regard sur l’extérieur traduisant l’état d’esprit de Gregor. Il a tenté d’agir en sortant de sa chambre mais s’est fait renvoyer par son père impitoyable, à coup de canne. Et de sa chambre, devenu son territoire exclusif, il perçoit le reflet du tramway électrique (qui) posait ça et là des taches blafardes sur le plafond et le haut des meubles, mais en bas dans la zone de Gregor, c’était la nuit. Le personnage est relégué à sa forme de vermine dont la place est -en bas-, dans la zone, à l’extérieur de l’espace de vie et d’activité,  zone ou ceinture de pauvreté ou d’avilissement autour des villes comme au XIXe. 

L’extérieur alors s’efface pour s’ouvrir sur l’intérieur de la salle à manger, dans la troisième partie, qui devient le nouvel extérieur pour Gregor. Un extérieur qui causera sa mort par la violence du père.  La porte ouverte, la famille accepte son regard, peut-être à cause de la culpabilité du père d’avoir blessé son fils avec une pomme fichée sur son dos (référence au meurtre de Jacob accepté par Abraham). Cette souffrance qu’il perçoit, sembla avoir rappelé au père lui-même que son fils, malgré sa triste et répugnante métamorphose, n’en demeurait pas moins un membre de la famille; il ne fallait donc pas le traiter en ennemi. Néanmoins, c’est bien le père qui concrètement massacre son fils. Par ce geste, ne peut-on se rappeler La Lettre au père, écrite par Kafka….
On se retrouve alors dans l’espace intime de la famille, là où l’ensemble du sort des personnages se réglera, où les relations psychologiques prendront toute leur ampleur, le regard de Gregor laissant percevoir tous les troubles relationnels, tandis que la famille s’arrête à la question de comment faire avec ça ! Avec tout le mépris et le dégoût contenu dans le pronom: « ça ».

Par ce qu’il découvre, Gregor comprend le changement de sa famille. 

L’on voit dans cette nouvelle, une mise en évidence des relations interdépendantes dans le -territoire- de la famille, les liens indissociables tissés entre ses membres. De la sorte, ce qui interroge alors depuis le début, c’est la mise en avant de sa relation avec le féminin, concrétisé par sa mère, sa soeur, la femme.

La mère veut voir son fils transformé mais s’évanouit en le voyant et tombe dans un abandon physique et un désordre vestimentaire, au centre du cercle de la famille, ses jupes s’étalant autour d’elle tandis que son visage s’affaissait sur son sein, devenait absolument introuvable. Saul Friedlander* explique que la continuation de cette scène par un autre évanouissement à la fin de la deuxième partie, est la découverte et la prise de conscience par la mère de l’animalité de son fils, scène oedipienne, où elle tomba sur le canapé, les bras en croix dans un geste de renoncement total et cessa de donner signe de vie, alors que le fils, tente de s’approcher d’elle pour l’aider. 

Mais celle qui fera le lien entre le frère et le reste de la famille, sera la soeur.  

Grete, au début,  tente de comprendre, d’aider son frère puis basculera dans l’attitude inverse quand elle saisira l’impossibilité de vivre ainsi, dans un basculement d‘un changement si radical.
Là aussi, Gregor pense que sa soeur peut et pourra le comprendre, le soutenir, voir ses efforts. A ce sujet, il continue à raisonner comme avant: aider sa soeur, comme il a été mis en charge d’aider sa famille par son travail.  Et cela interroge leur relation.

Dans l’expression de son désir de l’inscrire au conservatoire de musique, il en vient à imaginer qu’il pourrait la garder près de lui, sentiment apparaissant lorsqu’elle joue du violon devant les deux locataires qui s’en détournent. Et la voix du narrateur qui reprend les pensées du personnage: il ne voulait pas obliger sa soeur à rester chez lui; elle devait y demeurer volontairement, s’asseoir près de lui sur le canapé et lui prêter enfin l’oreille…et Gregor, grimpant alors jusqu’à son épaule, l’embrasserait sur le cou; ce serait d’autant plus facile qu’elle ne portait plus ni col ni ruban; depuis qu’elle allait au magasin elle était toujours décolletée. 
Toute vermine qu’il est, il a bien remarqué l’évolution physique de celle-ci, devenue une jeune fille dont l’énergie et la sensualité se retrouve en conclusion dans le regard de ses parents, rapporté par  le narrateur en ces termes: il allait être temps de lui trouver un brave mari et, surtout par la dernière phrase de la nouvelle: la petite se leva la première pour étirer son jeune corps. Ce sont deux corps qui s’affrontent dans une métamorphose, dans une opposition radicale de l’animalité structurée, ici par un mariage et le corps soumis à sa puissante animalité, sans aucune rédemption possible. 
Ce changement, cette mutation, autre métamorphose, entraînera un regard  différent sur le frère mais emportera l’adhésion des parents et particulièrement du père, sur la nécessité qu’il aille au diable dit-elle,…Tu n’as qu’à tâcher de te débarrasser de l’idée que c’est Gregor…Si c’était lui, il y aurait beau temps qu’il aurait reconnu l’impossibilité de faire cohabiter des hommes avec une pareille vermine et qu’il serait parti de lui-même…, dit-elle à son père. Une manière d’assassiner  son frère par les mots. 

Cependant,Gregor entretient aussi une relation particulière avec la femme.  On constate qu’elle passe par un désir incestueux soit envers la mère soit envers la soeur, sauf avec les servantes. Dans la dernière partie, cet aspect est différent. Les servantes ont  eu peur, se sont toutes enfuies, et ce sera la dernière, une bonne âgée, toute en os…comme une figure de la mort, qui l’affrontera en se moquant,  annonçant  sa mort, le balai à la main, disant il est crevé comme un rat. Il est devenu une ordure que l’on jette. 

Dans sa chambre, il y a une image représentant une dame assisse bien droit, avec une toque et un tour de cou en fourrure: elle offrait au regard des amateurs un lourd manchon dans lequel son bras s’engouffrait jusqu’au coude. 
Cette évocation n’est pas s’en rappelait La vénus à la fourrure, de  Sacher-Masoch, roman de l’écrivain autrichien, mais aussi le sous-entendu de cette représentation, à savoir le caractère érotique particulier au personnage.
La soeur de Gregor, qu’il enferme dans son imagination, semble perdre tout caractère sororale pour devenir un être à sa merci dont il pourrait jouir implicitement. Dans le déménagement de sa chambre, orchestré par les deux femmes, il se collera sur le cadre pour que celui-ci ne lui soit pas enlevé. Son fantasme ne doit pas disparaître, même si une opposition apparaît entre la soeur qui en vient à le mépriser et le désir du frère de la garder à sa disposition. La réalité de la situation provoquera l’effondrement de cette vision, la soeur-femme participant à montrer son avilissement qui le conduira à la mort: il est avili, le corps loin de toute pureté. 
Saul Friedlander* citera ces mots, sur la relation de Kafka à son corps, extraits d’une lettre écrite à Milena : « Je suis sale, Milena, infiniment sale, c’est pourquoi je fais tant de bruit autour de la pureté ». Mais la pureté est inactive dans cette nouvelle.

On est tenté dés le début de prendre en pitié ce personnage du fait de sa transformation, mais on s’aperçoit, au fil de la lecture que celui-ci révèle une animalité, inscrite à l’intérieur de chacun. Cette animalité est si facilement oubliée, refoulée, cachée qu’un aspect de cette nouvelle est de nous la rappeler. Inceste, animalité contenus par la culture, par les structures de la société. Mais bien des exemples frappants dans notre contemporanéité démontrent le contraire et sont ouvertement exprimés.
Gregor repense à sa situation antérieure mais tente tous ses efforts à s’adapter à ce nouveau corps et à ces regards portés sur lui. Le personnage, par sa transformation, est réduit, pour les autres, à une idée d’un homme, d’un fils et d’un frère, pour devenir une bête. La première réalité charnelle de sa vie et sa relation aux autres ont disparu. Les autres ont oublié son humanité. Pour nous, qui sommes dans cette mutation comme l’explique Bruno Latour, il est important de ne pas oublier cette prise de conscience situé entre l’avant et l’après. 

En élargissant et en s’appuyant sur ces quelques idées, celle de notre espace et celles de notre relation aux autres,  le refus de la différence mais plus encore l’oubli de ce qui fut ressenti au moment essentiel du passage au confinement, pourraient peut-être faire voir d’une manière plus claire les dégâts de cette société de consommation dans laquelle nous sommes enfoncés, la perte de notre humanité devenue indifférente au vivant, la dignité perdue par l’extrême misère, l’annihilation de la pensée critique des régimes autoritaires ou totalitaires.
Ne pourrait-on pas conclure avec cette phrase de l’essayiste Saul Friedlander* : « l’une des caractéristiques les plus dérangeantes de l’univers kafkaïen est sans doute la soudaineté avec laquelle l’impuissance la plus extrême se renverse en un terrifiant pouvoir, ou mieux, la façon avec laquelle l’impuissance s’avère être l’attribut le plus inquiétant du pouvoir ». 

Gregor a tenté de s’adapter à sa métamorphose.

Bruno Latour, Où suis-je? Leçons de confinement à l’usage des terrestres. 

Cette relecture de la nouvelle de Kafka, au moment des confinements dus à la pandémie que l’humanité traverse, se confronte à une proposition nouvelle d’interprétation qui nous est donnée par le texte de Bruno Latour, Où suis-je? Leçons de confinement à l’usage des terrestres. (1) 
Une tentative d’explication est faite ici en des propositions d’éléments essentiels en rapport avec la nouvelle de Kafka et de son personnage Gregor. Qu’en dit l’auteur ?

Le confinement nous fit nous retrouver comme Gregor Samsa, enfermés dans notre chambre. Ce dernier doit réapprendre à vivre avec son nouveau corps, comme nous dans le confinement. Une trop brève réflexion avait surgi portant l’idée qu’à la sortie de ce nouvel état, nous ne pouvions plus reproduire le monde d’avant, qu’il y avait désormais, un monde d’après. L’avons-nous oublié ?

Dans son essai, Bruno Latour explique que notre monde s’est métamorphosé. Et comme Gregor, nous allons devoir nous adapter. Ce qui est nouveau dans cette réflexion de Latour, c’est la réinterprétation lumineuse de la nouvelle de Kafka. Il propose un renversement de sens par lequel la métamorphose de Gregor serait sa propre prise de conscience à l’inverse de sa famille, qui reste confinée, elle, dans ses visions. Serait-ce un conflit de génération uniquement ? L’autorité sociale ou familiale, la relation au père ?  Et si la perception de notre environnement vient de notre vision intérieure, il paraît normal que cette adaptation génère  un conflit entre  lui et le reste de la famille. 

Si l’on étend cette réflexion au monde qui nous entoure, on peut concevoir deux manières de voir le vivant. Tout d’abord à travers un regard très étroit comme certains, sur eux-mêmes et leur environnement le plus immédiat, et les autres, qui considèrent comme vivant tout ce qui est en dehors d’eux.Au moment du confinement, l’on pensait qu’un retour en arrière était impossible et qu’un nouveau tâtonnement pour créer autre chose serait nécessaire, un peu comme Gregor « tâtonne » avec ses pattes et ses antennes. S’il a perdu son ancienne liberté, il en a gagné une autre, il sait enfin se déplacer, non comme ses parents claquemurés chez eux , mais pour de bon.

Latour rappelle que nous sommes confinés sur Terre, nous et tous les organismes vivants puisque la vie a une même origine. Le nouveau rapport du GIEC, paru en ce mois d’août, fait état de la zone critique dans laquelle nous sommes rentrés, « Zone critique » que Latour définit comme une situation périlleuse et terriblement objective. Et nous savons queles interactions entre les humains modifient les actions entreprises quelles qu’elles soient. Avec cette pandémie et la crise climatique, nous ne vivons plus comme nos parents et nous avons le sentiment d’être enfermés dans une mutation, comme l’est Gregor dans sa métamorphose, terrifiés par cet enfermement définitif

Le philosophe-sociologue se pose donc la question: sur quelle Terre vais-je habiter ?
Les réactions dans la société sont diverses parce qu’il y a une vraie inquiétude. 

– On commence à s’éloigner du politique vers de nouveaux intérêts concernant de nouvelles initiatives citoyennes de vivre la Terre. Et l’angoisse devant ce monde qui s’avance ramène aussi le retour d’une idéalité passéiste, d’ « une patrie ancienne » faisant remonter les tentations nationalistes. De même les frontières qui nous enfermaient sont remises en cause: nous apprenons à nous mouvoir dans un monde confiné à Gaia, mais en étant obligés de trouver des sorties: d’un côté la liberté est brimée par le confinement, de l’autre, nous nous libérons de l’infini.  Économie en expansion, épuisement des ressources, disparition des espèces végétales et animales, violence du dérèglement climatique, exodes de populations peuvent être considérés comme les conséquences directes de cet infini qui présidait nos vies.  Tous ces dérèglements mouvements la vie des humains qui respirent les déjections des plantes, parce que nous sommes liés à la nature.
De ce fait, ce confinement irrévocable sur Terre met en évidence que rien ne peut être notre propriété: on est libre. On échappe au piège de l’identité. Le confinement a donc révélé qu’il faut faire avec Terre, alors que tout avant l’avait oblitéré. 

– Un autre problème apparait, celui du rôle du politique qui ne peut faire abstraction de la planète et de son évolution. Ce sont les Modernes qui ont véhiculés l’idée d’un progrès infini, la liberté sans frein et l’abondance. Ces notions ont endormi le regard des masses sur la réalité actuelle et nouvelle de la Terre. L’action du politique  devrait nous permettre de passer alors d’un monde matériel à un monde fait de valeurs spirituelles laïcisées… une sorte de Paradis mais sur Terre, valeurs tournées vers le progrès, l’avenir, la liberté, l’abondance, nouvelles figures du Ciel – Heaven- fusionnées avec celles du ciel- sky. Nous devons apprendre à arpenter la zone critique, avoir de nouvelles manières de se situer autrement au même endroit. 
Comme nos actions – sans même y penser ont apporté des modifications dans notre bulle d’air-, nous ont conduits au confinement, pour nous en sortir, il va falloir faire comme Gregor Samsa, devenir-insecte. 

Accepter le changement, c’est ça la métamorphose.

Après la question politique, la réflexion doit considérer notre rapport à l’économie. 
Derrière cette dernière se trouve des pratiques qui perturbent, détruisent le rapport de l’humain au monde. Il y a une nécessité vitale de ne pas la considérer comme première, ne plus l’utiliser pour analyser les rapports avec la vie ( nous et ce qui nous entoure). L’on a repéré que la Nature avait ses lois de fonctionnement mais on lui a applique les lois de l’économie. Elle devient alors exploitable selon nos critères économiques. Mais elle ne peut pas nous servir de modèle de référence parce que son système met en évidence son principe premier: l’interaction entre ses différentes composantes. 
L’on pense que l’on est autonome, avec une individualité unique, alors qu’en fait nous sommes liés aux autres par notre vie même. La grande révélation de cette pandémie est de faire remonter à la surface ce que nous avons perdu de vu et totalement oublié. Et Bruno Latour d’écrire: Célébrons l’expérience d’une pandémie qui nous fait réaliser si littéralement, en gardant nos distances d’un mètre et en nous obligeant à porter des masques, à quel point l’individu distinct était une illusion. 

Une autre notion évoquée est celle du territoire : le confinement nous fit apparaître vivre dans un monde globalisé, mais subitement renvoyé à notre espace de confinement. D’où la question posée: « Mais où est-ce que j’habitais avant ?».Eh bien, dans l’Economie, c’est à dire ailleurs que chez vous. 
Pour définir notre espace, il est nécessaire de répertorier toutes les appartenances qui nous font vivre beaucoup plus que notre position sur une carte. D’où la notion expliquée de proche et de lointain, ce qui implique la redéfinition du terme de local. Le mot n’est pas pris dans sa notion de distance mais dans celle de relations humaines: le proche entraîne les mots d’engagement et d’intensité, tandis que le lointain permet de considérer cet éloignement et de réagir à ce qu’il implique parce que ce dont nous dépendons est souvent éloigné du lieu où l’on vit. Néanmoins, nous vivons proches les uns des autres et nous partageons un commun

Habiter ce commun  entraîne une discussion pour le vivre. 

Gregor s’est métamorphosé de façon désespérante. Mais si l’on poursuit la métaphore pour notre situation, elle nous fait prendre conscience de nos interactions et l’importance de notre capacité à discuter de ce que nous voulons pour trouver une autre manière de vivre le commun. Dans la nouvelle, Gregor se définit par l’espace de sa chambre et de là, voit l’extérieur.  Ce n’est qu’à la toute fin que les parents et la soeur sortent de leur espace mais en réalité, ils sont définis par leur enfermement dans l’espace intérieur de l’appartement. L’espace de la chambre définissait Gregor mutant. 

Bruno Latour explique aussi le titre de « métamorphose », (qu’) il faut le lire à l’envers: c’est Gregor qui va reprendre une forme animée et ce sont les parents qui demeurent coincés dans la position impossible de rester des sujets figés devant des objets eux-même figés. La métamorphose se situerait donc entre la personne et l’individu. Plus ce dernier dépend de ce qui l’entoure moins il est libre, mais la personne a davantage de marges d’action. 

La lecture, originale mais pertinente, proposée de cette nouvelle de Kafka montre les difficultés, plaintes, colère de la famille de Gregor, se renfermant dans ses préjugés, son dégoût du changement du fils: lui en fait le constat et s’adapte à son nouveau corps. 
Les parents, comme leur fille prirent le parti de suivre ce qui est dans l’ordre normal des choses, dans leur continuité, alors que s’adapter au changement de Gregor leur demande une énergie quasi impossible à faire apparaître. Un peu comme dans toute mutation importante, comme à notre époque face aux changements climatiques et aux problèmes sociaux.  
La proposition de Latour, ce retournement métaphorique devrait permettre de regarder et d’être dans le monde qui s’offre à nous actuellement d’une manière créatrice et dynamique. 
Cependant la modernisation dans nos sociétés nous projette en avant, la plupart du temps « en brûlant nos vaisseaux ». Ici, cet avant qui nous semble essentiel doit être associé à l’amont, à l’arrière. On dépend de ceux qui sont derrière nous et par là même de ceux qui sont devant nous, parce qu’ils dépendent aussi de nous. 

Deux notions essentielles: « inventertransmettre » permettra de durer.

Une leçon de la pandémie fut de nous permettre de saisir que ni le territoire ni les frontières n’ont arrêté ce virus. Elle a fait surgir cette évidence, que nous sommes complètement dépendant les uns des autres, la prise de conscience d’une globalisation, qui cette fois-ci doit être humaine et non pas uniquement économique. Vouloir se retirer et vivre -local -n’évite en rien ce phénomène. Chacun dépend de l’autre et le vivant lie l’humain et son environnement. Le confinement comme le changement de Gregor. 

Mais face à tous les changements qui ne peuvent plus s’ignorer, il y a le désir de revenir au monde d’avant, un peu comme Gregor lorsqu’il repense à ce temps où il avait la reconnaissance de sa famille et l’appréciation de ses employeurs. L’écart est immense, quasi abyssal. 
Comment peut-on tirer des leçons de ce confinement, parce qu’il peut en présager d’autres ? 
En plus de  révéler les limites de toute notion d’identité, il n’y a pas  de culture politique …pour remplacer ce monde par un autre…pour s’ajuster à la Terre, pour cesser de remplacer ce monde par un autre. Gregor, explique Latour, a compris qu’on ne peut revenir au monde d’avant. Une vraie torture….
Il rappelle aussi qu’au moment des grandes découvertes et au début de l’industrialisation, le monde a subi une première métamorphose. Il a fallu tout changer: pensées et actions. Nous sommes apparemment dans la même situation mais pas dans le sens d’aller en avant. S’il faut tout réinventer ce qui structure nos sociétés, il faut réinventer le mouvement même, le vecteur de nos actions. Non plus aller de l’avant dans l’infini, mais apprendre à reculer, à déboiter, devant le fini. toujours ce devenir-insecte qui permet d’autres mouvements , en crabe, en cafard. Il y a de la beauté, il y a de la danse dans la reptation rythmée de mon Gregor, et cela semble demeurer la seule solution d’habiter un monde fini.. 

La terre semble avoir pris le contrôle de notre humanité. Et pour s’en sortir, plus que d’aller inexorablement de l’avant, il faudrait se disperser en éventail pour explorer toutes les possibilités de survie. 

Une forme d’émancipation, dépasser la limite de la notion de limite. 
Une forme de déconfinement, une métamorphose. 
Gregor s’est déconfiné de sa vie d’avant.  

Ghyslaine Schneider

Bibliographie

*(1) A partir d’ici, les citations en italique se réfèrent au texte de Bruno Latour.

* de nombreux podcasts  sur France-culture
https://www.franceculture.fr/recherche
https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/la-metamorphose-gregor-samsa-kafka

  • Saul Friedlander: Kafka, poète de la honte
  • Kafka: Lettre au père – Lettres à Milena
  • Hannah Arendt: Ecrits juifs
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VELUT Frédéric, L’hôpital, une nouvelle industrie. Le langage comme symptôme

Après l’analyse de l’essai de Frédéric Joly sur la langue de la LTI, étudiée et analysée par Victor Klemperer, il convient de se pencher sur le petit texte de Stéphane Velut sur l’hôpital. 

En pleine crise du coronavirus, on a bien pris conscience des failles dans le système de santé induites par une gestion économique d’ordre libérale des hôpitaux, du personnel soignant,  et du regard gestionnaire porté et appliqué sur les soins à donner aux malades. 

Stéphane Velut est Chef de service de neurochirurgie du CHU de Tours. Son essai, intitulé L’hôpital, une nouvelle industrie. Le langage comme symptôme, est paru, on ne peut plus à propos, en janvier 2020,  dans la Collection Tract, de Gallimard. Il nous propose la lecture d’une chronique d’un langage, devenu le symptôme d’un effondrement.

En décembre 1958, paraissent les ordonnances pour la création de ces Centres Hospitaliers Universitaires. On les dit être des lieux «réputés excellents » de l’exercice de la médecine, pour le soin des malades comme pour la formation des futurs médecins, par l’enseignement. 

Mais, soixante plus tard, avec la crise du coronavirus, l’on assiste à un effondrement de ce système, qui, sans la réaction vive et courageuse des soignants et des médecins, auraient coûté encore plus de vie. Ils ont démontré, alors que tout le monde restait sourd à leurs appels, grèves, chroniques d’un désastre annoncé, qu’en reprenant la main sur l’hôpital, ils peuvent lui redonner sa force et son sens premier qui est de soigner la vie humaine. 
Pourquoi manifestaient-ils ? 
Tous les médias en ont parlé: absence de moyens, absence d’argent « qu’on ne trouve pas comme ça », réduction des personnels soignants, fuite des médecins, tarification à l’acte, patients marchandises. 

Stéphane Veut s’interroge alors sur ce problème qui apparaît progressivement dans un  langage, utilisé par l’administration hospitalière grossissante, langage   qui s’infiltre dans celui des médecins, remplaçant progressivement celui attendu normalement des soignants. 

Pour être plus précis encore. 

Le langage en est le plus éloquent (des symptômes), qui révèle le dessein de faire de l’hôpital une nouvelle industrie. Un dessein indicible, voire peut-être impensé. 

Au début, un métier vécu comme un travail manuel et un rapport avec l’administration fondée sur une estime réciproque, explique Velut. Avec un langage compris de tous, dans les réunions avec cette dite administration. Seulement, elles devenaient plus fréquentes et un jour un jeune membre d’un cabinet de consulting énonce cette phrase: Tout en restant dans une démarche d’excellence, il fallait désormais transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux. 

Ce fut une prise de conscience malgré le fait que déjà ce médecin – l’avait vu – avant de formuler une pensée à ce sujet. Il lui fallait décrire alors pour comprendre. 
Et cette citation de Jabès, extraite du Livre des questions:
La pensée … toujours en retard sur le regard… longtemps nous (fait) croire qu’une partie du monde nous est cachée.

Cette expression – démarche d’excellence- surprend par son attribution aux activités dédiées à l’humain. Ce terme s’accompagne d’autres comme – questionner les enjeux…articuler les ambitions…définir les leviers d’articulations des équipes. C’est un vrai changement de langage introduit progressivement dans celui de l’hôpital. Georges Orwell, dans 1984, met en évidence ce que l’on appelle la « novlangue » . Et comme l’explique Klemperer, les mots se vident de leur sens premier pour être remplacé par un nouveau sens, contraignant la pensée …à ne plus penser. 
Et les mots grossissent, explique Stéphane Velut : « problématique pour problème, thématique pour thème ».Les éléments de langage sont en place. 

L’AP-HP est alors soutenue dans son administration par des cabinets de consulting chèrement payés. Ainsi, le consultant, à l’aide de sa nouvelle langue construit l’hôpital du futur,  un beau projet. Les nouveautés se traduisent ainsi:
*la réduction du nombre de lit:  optimisation de nos pratiques
* La réduction du temps de séjour à l’hôpital: limiter le stock des gens et en accélérer le flux 
Cela devient un hôpital aéroport.  

Mais revenons un peu sur l’histoire de la santé en France. 

C’est en 1946 que l’OMS place le bien-être des individus, leur santé au centre des propos et des actions. L’Assurance Maladie est crée fin 1945, cette belle idée de partager, de mettre en commun le prix des soins, payer par tous pour chacun. Petit à petit, et en passant sur les années qui virent la montée de l’individualisme, de l’insouciance, l’on se retrouvera à avoir le budget de l’Assurance maladie de plus en plus déficitaire. Bien soigner les gens en faisant des examens sur des appareils de plus en plus chers, avoir des gens vivant plus longtemps, fit entrer ce système dans le cercle vicieux d’un vrai déficit. 

Difficile de dire alors qu’il faut réduire le nombre de soins. 
Et c’est là qu’il faut rappeler la différence qu’on introduit entre langue et langage. La langue est l’ensemble de signes et de mots appartenant au collectif. Le langage est, parfois, la langue déformée, distordue, et qui devient un outil de communication politique au sens large. 

Les mots des médecins, eux, disent la réalité de leur métier: le combat pour la vie, contre la mort. Mais les gestionnaires, se trouvant dans la difficulté de formuler clairement la nécessité de faire des économies, utilisent  un métalangage  pour ne pas avoir à le dire clairement et permettant de fabriquer le consentement.
L’autre point qui creuse alors le fossé entre gestionnaires et soignants est le rapport qui est construit entre les deux.
Deux langages distincts et deux préoccupations opposées qui n’empêchent pas de s’entendre parfois, explique l’auteur. A partir des années 80, les politiques mirent en avant plus l’individu que le citoyen, véritable consommateur du soin et  considérant le praticien, comme un prestataire de services .
Devant la possibilité de redoubler la pratique du médecin par des analyses techniques conséquentes, mettant en avant l’attente du patient d’éviter  l’aléa, le hasard et la mort, la charge financière augmenta, avec un regard accru du gestionnaire dans la pratique du médecin. 

C’est là qu’intervient, pour se faire entendre, le langage:  au langage du praticien intimidant par sa technicité se mit à répondre le langage du gestionnaire intimidant par son opacité. On se trouve devant un problème de communication.

Stéphane Veut ajoute aussi qu’à partir des années 1980: Ce nouveau fonctionnement social articulé autour de la consommation et des loisirs, sous le joug de la finance, de la publicité, de la communication, dépouillé de toute chair, loin des vaches et de la terre, éloigné de la production matérielle, généra lentement une perte d’estime envers le flair, l’œil et la main.

Le médecin n’est plus celui qui fait partie de l’élite du corps social: il est remplacé par le gestionnaire, le haut-fonctionnaire , administrant placé au-dessus du panier. Et l’arrivée d’un nouveau terme, chez les gestionnaires, celui de  gouvernance, qui s’accompagne des verbes –gérer-, –administrer-. L’auteur du Tract explique que le terme de gouvernance peut devenir la nouvelle gouvernance, qui vise à fabriquer du consentement, (et) ce qui est nouveau, est à priori bien. Cela veut dire que le temps du praticien s’accompagne d’un temps important de taches administratives, en s’appuyant sur l’application conjointe de l’informatique et des chiffres, éléments infiltrants … pour imposer cette fameuse gouvernance, doux mélange des gestion et de politique. Choisissant la pesanteur aux conflits, le corps soignant s’est laissé faire

Cette inflation de gestion a grignoté tout ce que l’univers capitaliste a  grignoté de l’humain. Une déshumanisation organisée.

Pour mieux gérer l’économie hospitalière, les moyens à destination des médecins, donc des patients s’appauvrissent, même si la qualité du soin augmente. Et le gestionnaire pense que son travail participe aux soins, il veut faire mieux que gérer, il organise tout, y compris ce qui devrait relever des compétences du corps soignant , et tout en ne maitrisant pas les subtilités des différents secteurs du soin. 

Qu’arrive-t-il alors ? 
*La création de pôles : gros volumes d’entités de soins.
*Participation obligée du praticien au management. 

D’où de nouvelles expressions : 
Journées de séminaire managérial
Schémas de gouvernance déclinés en guide de délégation de gestion
Lean Management
Conception des temps de coordination et de partage
Fonctionnement managérial par la connaissance de soi
Déclinaison des valeurs en comportements
… etc
Et tout cela pour le bien-être du patient…!

Si comme le disait Foucault, le pouvoir n’appartient plus au savoir, il pourrait dire que le savoir est passé à ceux qui manient parfaitement l’économie. Le soin, valeur inestimable devient le lieu de la rentabilisation. D’où des mesures:
*T2A: «  un chiffre sur un acte » ou « Tarification à l’activité »;
*Mutualisation des moyens matériels et humains, et pour cela: «  soigner rentable et soigner vite »…en diminuant le nombre de lits. 

Le nouveau terme: «  redimensionnement capacitaire » . Traduction:
*limiter le stock ( … de patients): diminuer le nombre de lits, c’est à dire:   faire un tri pour ne pas ralentir le flux et en d’autres termes : soustraire à l’espérance de vie de quelques-uns des années données par les soins et la technique. Situation inhumaine pour le médecin. 
*Accélérer le fluxc’est accélérer la séquence souffrir-soigner-circuler ou le mode ambulatoire, d’où l’expression le virage ambulatoire.

Ce mode de l’agir se retrouve à tous les étages de nos sociétés: circuler avec une grande  fluidité dans un circuit standardisé: désirer-consommer-circuler. C’est l’application d’un modèle industriel là où l’on a affaire à l’humain, la maladie et le soin. Les urgences sont le lieu le plus évident de l’échec de ce système. 

Arrivé à ces constats, Stéphane Velut pose la question du pourquoi de cette situation.
Le XXe siècle a produit trois phénomènes (désindustrialisation, réduction des surfaces agricoles, expansion du secteur tertiaire) qui  entrainent le déclin de l’ouvrier, puis celui du paysan, en somme à une dissolution du savoir-faire manuel et technique… . L’hôpital n’en est pas exempt. 
De ce rêve d’un monde où la technique, l’intelligence artificielle  viendraient peu à peu remplacer le geste humain de la main, expression de sa réflexion, l’hôpital de demain se voudrait en être le meilleur exemple.  
Une autre idée est développée: ce monde, plein de promesses techniques, avec la vitesse comme axiome doit convaincre et convertir chacun des êtres humains. La communication se charge de – faire croire – à ce monde optimisé, comme à une sorte de religion: les techniques liées à l’intelligence artificielle remplaçant la main sachante, expression de la pensée humaine. 

Et cette réflexion prémonitoire: 
Tenter de soustraire au maximum le facteur humain, trop humain, du système hospitalier- a fortiori du système hospitalo-universitaire- c’est prendre le risque que ce système s’effondre. Il évoque l’épuisement des équipes et le nombre inquiétant de départs de praticiens qui ne font ciller à peu près personne comme pour le médecin hospitalier l’abandon de revenus atteignant deux à huit fois les siens dans le secteur libéral

Le dévouement est mis à rude épreuve.  Peut-il tenir ainsi dans le temps ?Ce délitement de l’état du CHU serait-il une manière de céder ces soins et cette transmission de savoirs aux groupes privés ? Légitime interrogation.

Stéphane Velut s’interroge aussi sur le regard que porte les gens sur ce qui est en train de se passer à l’hôpital. Ils ne savent pas. Mais la crise du coronavirus a dévoilé au sens strict du terme, l’état de l’hôpital. Maintenant les gens savent et ils savent aussi, tangiblement, l’humanité et le dévouement des médecins.

Et pour reprendre le fil conducteur de l’analyse des écrits de Victor Klemperer par Frédéric Joly, l’analyse du langage, « comme symptôme », expression de ce malade nommé hôpital, ainsi que le définit Stéphane Velut,  est l’élément essentiel pour entendre, dans tous les sens du terme, ce que les instances politiques veulent dire et faire. 

Un des éléments du changement, proposé à la fin du Tract, est de modifier le langage et dire, nommer exactement ce que l’on veut: consommer moins de soins. L’expression ne veut pas dire moins soigner mais moins profiter de tout, mieux choisir et être responsable. 

Il rajoute: 
Dissoudre l’individualisme dans un esprit recouvré de cohésion sociale. 

L’on serait alors dans le mouvement 
d’une réforme de fond sans injection de fonds  pour sauver  un système emblématique de la res publica.

Par Ghyslaine Schneider
Mai 2020

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JOLY Frédéric, La langue confisquée – Lire Victor Klemperer aujourd’hui.

(Résumé)

** Les citations entre guillemets sont celles issues de l’essai de Frédéric Joly.

Victor Klemperer fut persécuté par le nazisme parce que juif. Professeur d’université, spécialiste des langues romanes, plus particulièrement du français du XVII et XVIII siècles, il fut rapidement après 1933, rétrogradé, humilié, stigmatisé par ses collègues, puis renvoyé de son poste d’enseignant. Un phénomène se répandant à grande échelle, en instaurant la peur et le sentiment d’instabilité. 
Il entame l’écriture de son Journal qu’il tiendra régulièrement tous les jours, amassant un nombre inimaginable de remarques, réflexions, constatations. Il est effrayé par l’effondrement du système politique de l’Allemagne, en lien avec celui  de 1918. 
Comme philologue, il perçoit le détournement de la langue mise en oeuvre par les allemands nazis. Elle  devient un langage, c’est à dire un outil de communication, conçu pour être propagé par tous les outils communicationnels de l’époque. Les mots servent à « l’édification d’un mythe d’état »,rentrent dans les esprits, et par leur insistance, annulent toute résistance. 

La contamination des mots

A partir de là, il est nécessaire de faire une distinction entre parole  et langue. 
La langue est «définie comme un trésor commun … un système collectif de signes» tandis que la parole, est cet « usage individuel, collectif de la langue ». Cet équilibre entre les deux est rompu par la violence nazie. Hannah Arendt écrit en 1964, que ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle. Klemperer a rapidement compris que la langue, distordue de cette façon, devient un outil de « domestication politique. » 

Mona Ozouf, après avoir remarqué l’importance de la LTI (Lingua Tertii Imperii), explique que l’ensauvagement des mots précède et prépare l’ensauvagement des actes. Pour comprendre ce qui s’est joué, l’on peut revenir sur ce qui se passent de nos jours, où les mots s’ensauvagent par l’envahissement d’un vocabulaire de la fonctionnalité, issu du monde de l’économie et du management. La société se trouve être dans un présentisme qui demande à la parole d’être efficace, et son langage est devenu un instrument de communication. On retrouve cet effet mis en exemple et décrit dans le cours essai de Stéphane Velut, L’hôpital, une nouvelle industrie. Le langage comme symptôme. Coll. Tract, Gallimard.

Ce langage de la fonctionnalité se voit doubler, toujours aujourd’hui, « d’une hégémonie de l’opinion, du verbalisme, de la répartition sans fin des discours au détriment de la vérité ». La grégarité apparaît, on se méfie des mots et le rapport à la vérité est faussé. 
Ainsi, l’analyse des mots permet de comprendre la vérité des temps. 

Les conditions nécessaires pour la violence

Influencé par ses connaissances sur ce siècle de critiques et de recherches philosophiques qu’est le XVIIIe, Klemperer voit l’interpénétration d’une sphère d’un langage à une autre. Le vocabulaire de la mécanisation, de la technique envahit les discours, et le dire rejoint le faire. 
C’est ainsi que dans cette Allemagne devenue nazie, la violence émerge et se dirige vers les plus faibles, et ceux qui commettent ces crimes ne sont pas punis. La violence n’est pas uniquement physique mais s’accompagne de violations du droit, de duplicités et d’actes barbares. Cette mutation de la société a commencé avant l’arrivée du nazisme, avec le développement de la crise qui frappe le monde, à la fin des années vingt. 

Plus encore, dès 1933, la conjonction de deux formes de terreur vient définir l’état nazi. 
C’est Sébastien Haffner (1) qui introduisit ces nuances. La première est « anarchique, chaotique », celle des masses révolutionnaires au lendemain de la Première Guerre mondiale. La seconde, est celle de la violence de l’État, le ressort d’un état totalitaire ou stalinien, comme le définira Hannah Arendt. (2)
La particularité du nazisme fut de combiner ces deux terreurs, violence des masses et violence d’État. Elle a pu prendre grâce à deux facteurs:  une forme de passivité de la population et une forme de séduction de l’état.  Les masses doivent être « sculptées », être sorties de l’informe où elles se trouvent, affirme Goebbels dès 1932. 

Klemperer établit alors deux constats, l’un, que l’expérience du front, issu de 1918, forme une communauté de sang, l’autre, l’union dans la national-socialisme, d’un primitivisme, et d’une grande technicité moderniste. Au sujet de l’empire de Bismarck, Thomas Mann écrit que (c)était précisément sa caractéristique et ce qui le rendait dangereux, ce mélange de robuste modernisme, d’efficacité avancée et de rêve du passé. (3) Cependant le romantisme allemand s’est élevé contre «l’intellectualisme philosophique et le rationalisme de l’esprit des lumières ». 

Un autre point concerne la vision de l’Europe que le nazisme dévie. 
Paul Valéry parle de l’Europe en des termes, que Klemperer considèrent comme réductionnistes, parce que l’écrivain français la fondait sur trois points, expliqués dans la Crise de l’esprit: l’influence de Rome, celle du christianisme et celle de la Grèce. Il fait sienne cependant de cette définition parce que l’Europe lui importe. Les nazis imposent une autre vision, celle d’une « Europe germano-nordique, entièrement purifiée de son legs romain et chrétien, …une Europe frelatée ». Mais le mot Europe disparaît durant toutes ces années de nazisme.

La violence et une autre vision de l’Europe très personnelle au nazisme sont donc les ingrédients d’une explosion programmée. 

L’apport de l’étude du XVIIIe siècle

Frédéric Joly explique qu’à ce moment-là, en 1935, Klemperer travaille sur une étude des grands philosophes du XVIIIe siècle, qui l’aide à tenir en ces temps de destruction systématique des libertés d’agir et de penser, et de réactivation de pogroms envers les juifs ou les opposants au régime nazi.  

Diderot est pour lui le philosophe essentiel de ce siècle. Il y trouve une présentation d’un monde sous forme d’utopie, mais exprimée dans une énergie gaie, essentielle dans ces moments. Il continue avec Rousseau auquel il préfère Voltaire, dans la perspective du rapport de l’homme avec la nature. Pour le philosophe de Ferney, l’homme se perfectionne en s’éloignant de la nature, tandis que pour Rousseau, c’est le contraire. Le progrès et la société corrompent l’homme et son providentialisme s’oppose au pessimisme de Voltaire. 
Pour Leonardo Sciascia (4), Rousseau représente une forme de romantisme, une voie exprimant la volonté générale, à la différence de Voltaire qui s’est engagé pour des causes comme l’affaire Calas, ou dans l’écriture de contes critiques.
Quant à l’influence de Rousseau, Le Contrat social formule l’idée d’un contact direct entre le chef ou dirigeant et son peuple. Klemperer ne cessera de nuancer ses propos sur Rousseau, mais il écrit néanmoins que jamais Rousseau n’a triomphé à ce point, jamais ses idées ont à ce point été poussées à l’absurde que de nos jours. (5)
Et Frédéric Joly écrit que Klemperer « ne pouvait que se méfier d’une pensée dont l’une des idées fortes est que la nature humaine se manifeste moins dans la raison que dans les émotions au caractère principalement égalitaire ». 

Trouver les mots

Klemperer constate alors qu’à l’occasion des Jeux olympiques de 1936, le régime nazi fait tout pour séduire et détourner les possibles remarques ou critiques. Mais la communauté international reste passive, et les allemands sont dans la « peur … et la lâcheté » devant « l’oppression des libertés civiles, la persécution des juifs, la falsification de toute vérité scientifique, l’annihilation systématique de tout sens moral ».(6)
Le régime nazi a besoin pour restructurer le pays d’établir un vocabulaire qui portera ses valeurs. Il doit dessiner les contours d’un très séduisant ordre nouveau destiné à remplacer le chaos informe provoqué par le capitalisme, par une nation unie et technologiquement avancée. (7)
De ce fait, l’on considère les juifs comme acteurs de « la vie politique bourgeoise et du débat parlementaire », et ils sont « synonymes exacts de chaos, d’absence totale de forme, d’avilissement moral, d’indignité » . Pour sortir de ces notions, il convient de trouver des mots comme « les notions de sang, de sol, d’ancrage, d’esprit, de peuple, de guide, de foi du peuple en son guide, de forme ». Et ce vocabulaire pénètre dans la langue allemande et la structure. 
Cependant, et comme de nombreux juifs allemands, Klemperer se sent avant tout allemand. Mais à partir de l’automne 1938, il abandonne cet état d’esprit et ne se ressent plus que profondément européen. 

Les discours du Führer font appel à la mise en scène et à l’émotion partagée au sein d’une grande foule. Cet appel aux émotions s’accompagne d’un refus de toute pensée critique, taxée d’intellectualisme. Le philologue note cet exemple: l’omniprésence du verbe erleben  (faire l’expérience de quelque chose, vivre un événement), une manière pour les nazis de puiser dans des notions anciennes de la langue allemande, mais coupées de leur contexte pour « mieux instrumentaliser » . De même, le mot « système » renvoie aux temps de Weimar, qui renvoient à la « juiverie » et aux partis politiques libéraux. Le nouveau régime, ayant balayé tout cela, emploie le mot -système- comme une injure. De même, l’on emploie le terme de -hordes- pour parler à l’est, du communisme et à l’ouest, du capitalisme.

Frédéric Joly note que «tous les mots … disent la vérité de leur temps ». 

Recontextualiser les mots dans le temps

Klemperer pose cette question dans son Journal : quand une expression apparaît-elle pour la première fois? Quand acquiert-elle une importance générale, fait-elle époque? 

Pour cela, il prend le mot de « sous-homme » et le voit apparaître dans un roman de 1898, de Théodor Fontane, le Stechlin. Si en décembre 1940, ce mot paraît nouveau, il pré-existe avant, dans un contexte différent, mais prend des couleurs différentes à un moment donné particulier, dans le contexte d’une nouvelle manière de penser. Ce genre de mots reste cependant nouveau. Plus tard, remettant cette recherche de trouver le moment exact de l’apparition d’un mot, il pense qu’il est important  de se demander à partir de quand un mot relève d’une nouvelle acception.
Il donne un exemple autour du mot- fanatique. Il se rend chez une amie juive qui a une belle bibliothèque personnelle, puisque toutes les autres de la ville lui sont interdites, et qui lui confie être juive libérale mais aussi « fanatiquement » allemande. Klemperer lui explique que ce mot a perdu toute valeur péjorative dans le langage d’Hitler, qu’il est détourné de son vrai sens, et renvoie à des notions nazis. Son amie, juive, avait intégré ce nouveau sens: laudatif.

Le quotidien et le travail de recherche

Dans sa vie de tous les jours, Klemperer est confronté à la vilenie et à la bassesse, avec la peur qui règne partout dans la société. Le 18 septembre 1941, il doit acheté 10 pfennigs son étoile jaune….Et les juifs sont regroupés dans une Judenhaus. 
Il note les réactions complexes et contradictoires des juifs qui l’entourent. De ceux qui respectent la tradition à la lettre à ceux qui se disent avant tout allemands…. Il constate qu’ils ont intégrés la violence qui leur est faite, ne se révoltent plus, n’imaginent même plus être traités autrement que par le mépris, enfermés dans la sidération et l’humiliation. 

Klemperer continue à relever les termes de cette nouvelle langue employée par les nazis, langue scientiste et techniciste, raciste. Par ses lectures, il comprend qu’un grand nombre de termes étaient déjà là, avant l’arrivée du nazisme et employés par ceux même qui sont persécutés. 

Il y a cette note du 31 mars 1942:
Il arrive que l’on veuille dissimuler la vérité derrière un flot de paroles. Mais la langue ne ment pas. Il arrive que l’on veuille dire la vérité. Mais la langue est plus vrai que celui qui la parle. Contre la vérité de la langue, il n’y a pas de remède. Les médecins qui font de la recherche peuvent lutter contre une maladie sitôt qu’ils en ont reconnu la nature. Les philologues et les poètes reconnaissent la nature de la langue; mais ils ne peuvent empêcher la langue de dire la vérité.

S’agit-il d’une histoire culturelle ou d’une histoire de la langue ? Pour Klemperer, ce n’est ni l’une ni l’autre, mais une Lingua veritas. 

Et malgré la difficulté d’avoir prise sur son temps, ce fut ses connaissances antérieures et sa réflexion sur la langue, soutenue par sa mémoire et par des écrits que Klemperer construit son analyse de cette langue nazie.
Nous ne savons rien du passé lointain, parce que nous n’y étions pas; nous ne savons rien du présent, parce que nous y sommes. Seul le souvenir du passé que nous avons nous-mêmes vécu peut nous permettre d’acquérir après-coup une once de savoir – et d’un  savoir très peu sûr.

Il se met à lire des ouvrages particuliers pour comprendre ce qui se passe et comment la langue a mué. Des ouvrages comme celui de Werner Sonbart qui remet en cause les valeurs démocratiques, et considérait le judaïsme comme rationaliste, sans sentiment ni émotion, qui « venait menacer l’irrationnel et le mystérieux si caractéristiques selon lui de la culture allemande ». Il note aussi que des intellectuels avaient dénigré l’intellectualisme laissant la place à l’extase dévote. Il lira aussi Ratheneau qui prône une« démocratie industrielle prospère »au lendemain de la première guerre mondiale, et dont l’influence persiste.

A cela s’ajoute le constat d’une fatigue de la démocratie, une perte d’énergie pour défendre les libertés qui président aux responsabilités dans un tel régime, une forme de lassitude
Comme lui, Hannah Arendt (8) explique plus tard que «ces sombres temps»   s’accompagnent d’une délégation des pouvoirs à une haute autorité, avec l’acceptation du retrait des libertés privées et des intérêts essentiels.  

La fin de la guerre. La présence russe

Durant les années 1942 et 1943, il sent que le régime hitlérien est voué à sa perte mais il voit la destruction des juifs d’Europe, exterminés en Pologne, en Ukraine, en Roumanie. Les allemands, eux aussi sont sous le régime de la terreur et de la peur, devant cet état dont ils ont toléré l’installation. 

Les villes allemandes sont de plus en plus bombardées puis ce fut le tour de Dresde et c’est du haut de la ville que les Klemperer virent l’incendie la ravageant. Dans les derniers instants de la guerre, il rencontra une jeune femme, « ouvrière berlinoise » qui fut emprisonnée pour avoir dit -des mots «- qui n’ont pas plu »

Klemperer pris alors conscience de la nécessité de mettre en forme et d’écrire ce qu’il avait consigné dans son journal. Et c’est au printemps 1943 qu’il décide de la forme littéraire définitive que prendra la LTI: sous forme de Carnets dans lesquels il pourra intégrer facilement ses notes extraites de ses Journaux

La ville de Dresde se trouve alors en zone soviétique et fera partie de l’Allemagne de l’Est. En juin 1945, après avoir écouté le discours de Staline, il est convaincu   que cette langue fonctionne comme la LTI, et il la baptise LQI (Lingua Quarti Imperii).
Il constate des analogies entre langue nazie et langue bolchevique. Staline utilise des métaphores mécanistes comme le Führer, et le philologue l’entend comme  « une mise au pas » . Constat fait dans le quotidien où se côtoie autoritarisme, gangstérisme des militaires soviétiques qui se moquent de tout. 

Un sentiment terrible est éprouvé devant la destruction – totale – de la ville . Mais ce terme fait partie de la LTI…. Emerge alors ce désir de penser cette destruction, de la ville et de la langue.  Il écrit en juillet 1947:
La dégradation de la Raison: voilà la racine du mal, la plus profonde, sa racine véritablement allemande.

Et Adorno, revenu en Allemagne, écrira encore « que la culture, dans cette Allemagne d’après-guerre, » avait pour fonction de …faire oublier et refouler les horreurs commises et les responsabilités de chacun dans ces horreurs.

Klemperer comprend alors qu’au temps de la République de Weimar, l’expression « l’esprit de système »,  si fortement critiquée au temps des nazis, permettait de créer des pensées, en s’appuyant sur la culture. La culture comme tremplin non comme effacement du passé. 

Ce qui a permis la LTI 

Cette langue est construite sur des slogans et un jargon bien particulier, avec les mots détournés de leur sens ou passant d’un domaine d’application à un autre, privilégiant le rapport technique au monde. Cette LTI persistera dans la langue pendant longtemps, « dans les esprits et les âmes » et les écrivains s’acharneront à en démonter les mécanismes dans les décennies qui suivront, les expressions isolées, les tournures, les formes syntaxiques, dans la combinaison des préfixes et des suffixes qui construisent les mots de la langue allemande. Les mots ont été retournés et leur répétition incessante s’inscrivait dans les esprits.

Klemperer ne comprend pas l’attitude des intellectuels par leur plongée dans ce régime nazi: il en conclut à une trahison où que se porte le regard.  Il le comprend d’autant plus mal venant de gens cultivés qui après la guerre ne paraîtront pas s’en préoccuper, et continueront à vivre en paraissant ignorer leur engagement passé. C’est qu’au départ, ils se sentaient profondément supérieurs intellectuellement au Führer et pensaient le manipuler, tout en étant serviles. 

L’émotion étant un autre facteur qui structure les phrases allemandes, il écrit:
Le sentiment devait supplanter la pensée, et lui-même devait céder devant un état d’hébétement, d’aboulie et d’insensibilité; où aurait tant pris sinon la masse nécessaire des bourreaux et des tortionnaires?… la pantalonnade sentimentale du nazisme… est un péché mortel… consistait à travestir délibérément les choses de la raison dans la sphère du sentiment et à les déformer délibérément à la faveur de l’obscurcissement  affectif.

Cette émotionnalisation de la langue s’est introduite jusque dans celle du quotidien. Les mots sont sortis de cet usage quotidien et introduits dans d’autres contextes: le sens devient alors différent. Les mots de la LTI s’appuient aussi sur l’usage du superlatif, interdit pour les pratiques publicitaires. Il explique :
 … l’exagération permanente appelle un renforcement croissant de l’exagération et l’émoussement de la sensibilité; le scepticisme et, pour finir, l’incrédulité ne peuvent manquer d’en découler.

Par ailleurs, lorsque l’on analyse la manière dont est écrit un texte, on s’attache à l’étude du style. Celui-ci ne dissimule pas l’auteur au yeux du lecteur, mais bien au contraire le dévoile. Klemperer écrit, contre l’idée de Talleyrand: 
Ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. Tel est sans doute aussi le sens de la sentence : le style c’est l’homme ; les déclarations d’un homme auront beau être mensongères, le style de son langage met son être à nu.

Si la langue se trouve être prise dans l’émotion, en contre partie, elle dirige « les convictions, les idées, les émotions ». Les même mots répétés à ne plus en pouvoir, deviennent comme des doses de poison qui s’infiltrent dans les esprits, sans que les gens en prennent conscience. Ils ont acceptés, sans s’en apercevoir, d’être manipulés par cette langue. 
Klemperer donne un exemple: le terme évacuation. Son sens premier est évacuer une population, c‘est pour son bien, devant un danger imminent. Mais dans le contexte nazi, il prend le sens de conduire à la mort une population. La substitution du sens premier du mot au sens second construit un autre monde, proprement inhumain.

Après la fin de la guerre, la dénazification s’est aussi attachée à un travail sur la langue, car ceux qui ont cédé et accepté devant « l’effacement de la langue commune », ont perdu toute « souveraineté, tout pouvoir de résistance aux diktats… et bien souvent toute part d’humanité ». 

L’importance du romantisme et la nécessité de le nuancer  

Pour approfondir la notion de romantisme dont on a évoqué le lien avec Rousseau, Klemperer nuance la notion de romantisme allemand, qu’il distingue «du romantisme teuton ». Il définit ce dernier, dans la LTI,  comme un romantisme rétréci, borné et perverti…kitsch. (9) Pour lui, le romantisme allemand est celui de la dernière décennie du XVIIIe, l’Aufklärung (les Lumières allemandes) qui  partagea les idées enthousiasmantes de la révolution française.

Pour l’essayiste Rüdiger Safranski, le romantisme est défini par le mot « Romantik », courant poétique et philosophique. Ce terme est là pour répondre à la raison qui reste une réponse insuffisante devant les événements du monde, mais qui fonctionne aussi comme une réponse critique face à la modernité. Il l’oppose au terme « Romantisch », « une attitude d’esprit, une mentalité », dont « les prolongements passent par Wagner, Nietzsche », jusqu’au  « nazisme ». Dans le premier romantisme, littéraire et philosophique, rien n’annonce les dérives du national-socialisme, mais cependant, il reste que le romantisme n’est pas la seule explication du nazisme.

Dans ses Carnets, Klemperer revient sur l’influence de la notion du romantisme sur la catastrophe allemande. Il nuance, comme Thomas Mann et Jeffrey Herf  que ce n’est pas la totalité de la culture allemande qui est responsable de ce désastre, mais plutôt certains éléments de cette culture. 

En 1941, il abandonne la notion de différence entre romantisme allemand et romantisme teuton. Pour lui, en septembre 1944, le national- socialisme allemand est la
… la conséquence la plus venimeuse,… la conséquence ultime et paroxystique, du romantisme allemand ; celui-ci est tout aussi coupable et innocent à son égard que le christianisme à l’égard de l’inquisition …

Le romantisme trouve sa pleine expression dans la question de la race et plus particulièrement « dans la question juive ». 
Et c’est précisément là, sur ce point essentiel, que se manifeste la perte absolue de toute dimension spirituelle, l’imposture et la descente absolue aux enfers du romantisme sous le troisième Reich. (10) La perte de l’idéal humaniste, la notion de toute puissance, la raison remplacée par le sentiment, les éléments qui ont permis   au  nazisme d’émerger. A cette perte vient s’ajouter la notion de conscience nationale exacerbée, et c’est dans cette alliance que  se perd « le sentiment de solidarité avec l’humanité caractérisant le romantisme des débuts ». 
Mais se pose la question de comprendre pourquoi il y a eu cette absence de résistance. Klemperer l’explique comme étant du à la caractéristique essentielle du mouvement intellectuel le plus allemand qui soitl’absence de toute limite.
Le sociologue Zygmunt Bauman (11), lui, l’explique comme étant une caractéristique de la modernité, associée à la toute puissance de la technique, « à l’origine même de l’Holocauste ».

Finalement, en novembre 1945, l’auteur de la LTI revient sur sa distinction entre les deux formes de romantisme, en écrivant:
Une tumeur cancéreuse dans la chair allemande…l’ultime dégénérescence du romantisme teuton. 
Ce romantisme qui met en avant l’intuition, le sentiment du vrai, la croissance organique, « l’affect »,  a permis au nazisme de justifier -organiquement- l’unité de la -communauté nationale – ». (12)

Les lectures actuelles 

Après la guerre, Klemperer est obligé d’adhérer au parti communiste de l’Allemagne de l’Est. Il considère alors qu’il n’y a pas de différence entre la LTI et LQI. 
Frédéric Joly examine les intellectuels de ces deux mondes qui comprirent l’importance des travaux de Klemperer.

Pierre Pachet le vérifie en retournant en Pologne et en reprenant l’expression forgée par Milosz, logocratie. Il explique que c’est: 
un pouvoir de la parole….de la phraséologie autant que de l’idéologie, s’exerçant sur les consciences, entraînant l’adhésion, la conviction ou la soumission. 

Il se sent concerné et intéressé par le « travail de la langue », comment les mots vivent, en perdant un sens pour en retrouver un autre, entre connotation et dénotation, leur vie en somme, « cette besogne des mots qu’évoquait Georges Bataille ». « La richesse d’une langue » doit rester « inentamée, préservée de toute manipulation ou volonté de simplification. Si une langue se simplifie pour devenir un simple outil de communication, par exemple, à certains niveaux de nos sociétés, cette transformation peut avoir -un goût amer- ». 

Et les communistes sont arrivés à « déposséder le sujet parlant de toute souveraineté » ce qui le conduit à ne plus savoir distinguer le faux du vrai. 
« À l’instar de la LTI, la LQI était en effet un langage pour croire et faire croire, mais aussi pour faire et faire faire », écrit Joly en continuant son analyse de ceux qui se sont intéressés à la langue, dans le sillage de Klemperer, en évoquant l’expérience de l’écrivain polonais Kazimierz Brandys, qui a souffert du nationalisme antisémite polonais. Communiste après la guerre, il fut interdit de publication parce qu’il avait pris parti pour les ouvriers en grève. Rompant avec le communisme, il est convaincu que la parole doit être clairement soutenue par une pensée critique et même « radicale ».  Il s’exile alors à Paris. 
Si Klemperer était resté en Allemagne, à Dresde, c’était certainement que quitter ce pays lui était difficilement envisageable. Mais avec Brandys, apparait une nouvelle figure de l’exilé, celui qui est exclu dans sa société,  et qui s’en exclut volontairement. Choisissant un autre pays pour vivre, il devient la figure du dissident. 

D’autres penseurs, à la fin du XXe siècle, comme Herling ou Bollack , considèrent que notre époque voit un appauvrissement de la langue et de la structuration de la pensée, déterminés en grande partie par l’omniprésence des structures économiques libérales.

Pour Jean-Christophe Bailly, le langage reste un outil de communication mais pas uniquement: il signifie. 
Chaque langue présente ce qu’a été la fréquentation du monde par ceux qui la parlent. (13)
Mais bien souvent, les mots de la langue, sans la charge ancienne qu’ils portent et qui leur donne une densité, sont devenus des « outils » bien agencés entre eux. Et Frédéric Joly de commenter: 
« Il faut désormais délivrer un message sans ambiguïté, à coup de phrases brèves faites de peu de mots, comme y incitent notamment les techniques d’ « empowerment», de « capacitation », censées permettre aux modernes de toujours plus « s’optimiser ». 

La langue ne cherche plus à émouvoir, à faire réfléchir, à poser tous les sens contenus dans les mots, mais à délivrer -un message- qui exclut toute subjectivité. 
Ce langage « de la fonctionnalité » a, dans les années 80, envahit un certain domaine de la psychologie comportementaliste. Cela permet alors «  d’évaluer les comportements,  les actes, les sentiments ». Des mots, des formules toutes faites surgissent dans le langage, d’une manière incontrôlée parce que rentrés dans la mémoire, et l’on voit les termes techniques surgir dans les actes de la vie quotidienne. 
Pour appuyer ce qu’il énonce, l’auteur rappelle cette émission de France-Culture dans laquelle l’écrivain Grégoire Bouillier évoque les expressions «  profiter d’un bon moment …bien profiter de ses vacances… gérer les légumes ou …le beurre…. ». (14)
« La culture de la fonctionnalité est désormais adoptée ». 

Mais suivant les couches sociales, la langue est devenue différente. Les temps ne sont pas les mêmes. Zymunt Bauman écrivait dans Rétrotopia:
Le gouffre infranchissable qui se constate depuis le début de notre nouveau siècle entre les langages respectifs de l’élite et du reste de la population n’a en fait jamais été aussi spectaculaire depuis le Moyen-Âge.

Il y a un langage d’une certaine élite, « précis …raffiné…juridico-administratif…gourmand d’acronymes » auquel s’oppose le langage des réseaux sociaux – vidé de tous liens historiques, culturels, langagiers, dans l’immédiateté du présent, langage souvent phonétique, (sans les codes orthographiques qui font tenir la langue); lieu où souvent l’injure est la règle. Mona Ozouf écrit:
La confiance mise dans la brutalité de l’insulte, s’accompagne d’une méfiance pour le choix attentif des mots.

D’où un regard agressif pour celui qui possède les mots.

Ceci est du à « l’effacement de la langue commune » par l’envahissement de la langue technique et de ses applications. Ne pas maîtriser cette langue, « cause d’humiliation et de peur », conduit à douter de l’État et de ce qu’il propose, les gens n’en voyant pas les bienfaits. Le vrai n’est plus recherché parce que « la vérité » est considérée « comme inutile ».
Les gens en arrivent à croire plus en leurs préjugés confondant la réalité du monde et leur confiance en eux. D’où la croyance en des opinions factuels, sans les confronter à des sources sûres, alors même que celles-ci ne soient pas contestées. Leonardo Sciascia, précise que la capacité à voir le monde tel qu’il est et non tel qu’on aimerait qu’il soit, ne suffit pas pour avoir la bonne intuition de la réalité. Il écrit qu’il faut aussi avoir…
L’indépendance, l’isolement, l’absence de tout lien avec une forme de pouvoir constitué quel qu’il soit, l’indifférence à tout chantage économique, idéologique, culturel, voire sentimental. Ce que l’on eût appelé autrefois, non sans solennité, le dédain des biens de la terre. (15)

Hannah Arendt insiste sur le besoin de « permanence » que demandent les hommes en opposition aux « temps sombres » qu’elle a partagés avec Victor Klemperer. Ce ne sont pas les nôtres, mais ces derniers sont marqués par l’impermanence, comme aux temps des deux intellectuels. En ces moments-là, où l’homme a un rapport distendu avec la vérité, alors que le domaine public n’assure plus cette fonction de clarté, apparaît une langue inconnuetraversée par d’incontrôlables …inquiétantes résurgences sémantiques.  (16) Comme exemple, on pourrait prendre le terme de « système et la nécessité de le mettre à bas», employé en 2019, dans un article du Figaro dans le titre «  Le système va-t-il exploser ? », au sujet du système capitaliste. 

Et Frédéric Joly d’ajouter que l’on parlera la LTI.

En se référant à Lessing, auteur de Nathan le Sage, si bien analysé par Hannah Arendt, il évoque l’importance de l’ouverture à la pensée, sans être attaché à un système de pensée en particulier, c’est à dire avoir une disponibilité de pensée.
Thomas Mann, l’auteur de La montagne magique, écrit dans ce sens:
… le langage en soi est une critique de la vie. Il nomme, il frappe, il désigne et juge, en rendant vivant. (17)

Puis l’auteur de cet essai, que nous avons tenté de résumer, termine par une comparaison entre Ghershom Scholem, convaincu lui, à la différence de Victor Klemperer, que les juifs n’avaient pas de place en Allemagne, parti jeune en Palestine, alors que l’auteur de la LTI était convaincu, au début des années trente que les juifs étaient des allemands, et peu partisan du sionisme. Ce qui réunissait alors ces deux hommes, si différents, c’était « une conviction – loi de la dialectique  talmudique aux yeux de Scholem, qualité intrinsèque à la langue pour Klemperer- : la certitude, inébranlable, que la vérité est une fonction permanente du langage. »

Résumé  (et titres) par Ghyslaine Schneider
Mai 2020

1 Sébastien Haffner,  Histoire d’un allemand. Souvenirs 1914-1933. 2000.
2 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951.
3 Thomas Mann, L’Allemagne et les allemands, Les exigences du jour. Grasset, 2003.
4  Leonardo Sciascia :Noir sur noir.
5 V. Klemperer: Mes soldats de papier. Journal 1933-1941. Vol. 1.
6 Frédéric Joly, p. 79.
7 Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire
8 Hannah Arendt, De l’Humanité dans « de sombres temps », Réflexions sur Lessing. Conférence donnée en 1959, in Vies politiques.
9 LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue.
10 Klemperer, Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945, vol. II
11 Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, 2002.
12 Laurence Kahn, Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse.
13 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage. Voyage au pays des noms communs. 1997
14 https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/gregoire-bouillier-journal-des-gilets-jaunes
15 Leonardo Sciascia, Noir sur noir
16 Olivier Renaud, La langue des temps sombres: Canetti, Klemperer, Benjamin.
17 Thomas Mann, Sur le mariage. Lessing. Freud et la pensée moderne

A lire: 

Gustave Herling: Les perles de Vermeer. Journal écrit la nuit; Un monde à part
Leonardo Sciascia: Noir sur noirLa mer couleur de vin
Thomas Mann: Joseph et ses frères; La loi
Olivier Renaud: la langue des temps sombres: Canetti, Klemperer, Benjamin.
Barbara Cassin: Quand dire, c’est vraiment faire.
Clzeslaw Milosz: La pensée captive . Essai sur les logocraties populaires.
Pierre Pachet: L’œuvre des jours

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Neuropédagogie : le cerveau au centre de l’école

La neuro-pédagogie

Michel Blay et Christian Laval,éditions Tschann & Cie


Rencontre avec Michel Blay (co-auteur du livre) et Bernard Hubert (psychiatre et psychanalyste), à L’Odeur du Temps (librairie à Marseille)

Ce très court essai sur l’application des découvertes des neurosciences aux méthodes d’apprentissage des élèves se veut être une critique de ces méthodes qui réduisent l’élève à un cerveau apprenant. C’est l’irruption de la neuro-pédagogie dans les méthodes éducatives . 
Stanilas Dehaene, neuro-scientifique, professeur au Collège de France est l’éminence du nouveau ministre de l’Education. Influent, il oriente d’une certaine manière des nouvelles méthodes d’approche de l’apprentissage de la lecture et des mathématiques, fondées sur la connaissance approfondie des systèmes neuronaux du cerveau et des transformations des zones impliquées, visualisées par IRM. 

Nos auteurs, Christian Laval, chercheur en sociologie et Michel Blay, directeur de recherches au CNRS, philosophe et historien des sciences se partagent l’écriture en deux parties de ce texte. Quelques idées peuvent permettre de construire un point de départ de réflexion  avant la lecture d’un  texte intéressant que l’on aurait pu souhaiter plus détaillé et développé, tant le sujet est fondamental.

Cette connaissance scientifique du cerveau permet d’appliquer de nouvelles méthodes éducatives. D’après les tenants de la neuro-pédagogie, le cerveau fonctionne sur des algorithmes qu’il est utile de mettre en évidence et de susciter pour apprendre.Cela permettrait d’effacer les inégalités sociales imputées à la société, et la responsabilité des échecs scolaires reviendrait à l’école qui ne sait pas les résoudre. Les enseignants n’appliquent pas les quatre opérations nécessaires à l’apprentissage (1) que définit Stanislas Dehaene.
D’où les questions:  Les échecs ne viendraient-ils pas d’une absence du désir d’apprendre ? Les conditions humaines et sociales de l’enseigné  ne seraient-elles plus prises en compte ? Le cerveau de l’un serait-il égal au cerveau de l’autre ? Le cerveau ne serait-il pas alors le seul responsable ? Si  le cerveau ne fonctionne pas selon le bon algorithme, quels médicaments pour y remédier ? 
Ainsi, ces nouvelles pratiques d’éducation seraient détachées de l’environnement social, et favoriseraient peut-être certains domaines économiques…

L’OCDE a vivement reconnu l’importance de l’éducation comme un facteur de productivité. Ce regard porté sur le développement du cerveau rencontre l’importance accordé dans notre monde à l’économie. Celle-ci ne peut que progresser davantage en ciblant les besoins des sociétés dont un des résultats doit être l’accroissement du progrès social. 
Apprendre, c’est apprendre à contrôler, en inhibant certaines régions cérébrales. Pour ces scientifiques, apprendre c’est développer toutes les régions du cerveau, puisqu’il est modulable. Ce serait donc celui-ci qui serait responsable des incapacités à apprendre, et des dysfonctionnements de l’apprentissage. 
La neurobiologie prétend défendre une vision neuro-anthropologique de l’homme. Ce serait donc la biologie qui définirait les outils intellectuels et les concepts: la pensée est le fruit de l’activité neuronale. 
Ainsi, ce travail d’éducation à partir du développement du cerveau permettrait de réduire les coûts éducatifs par un gain d’efficacité. L’homme serait-il donc réduit à un cerveau ? Les neurones répondraient-ils à la question: qui sommes-nous ?

C’est ainsi que l’on arrive à un cerveau « computationnel » tel que le définit Michel Blay, à l’image du fonctionnement du computeur ou ordinateur. L’affirmation par les neuro-biologistes qu’il y aurait des algorithmes préexistants dans notre cerveau (même chez les bébés qui ne sont pas encore activés – voir l’existence des babylabs, une dizaine en France), algorithmes que l’on peut programmer ou déprogrammer. Après avoir fait le tour de l’homme machine depuis La Mettrie et Descartes, notre auteur explique que nous serions à l’ère où notre cerveau, de mécanique, aurait subi une transformation, devenant un ensemble de microprocesseurs. 

La réflexion continue sur l’application actuelle des photos biométriques. Celles-ci ne doivent pas porter la marque d’un quelconque signe d’expression de vie dans le regard ou sur le visage. Aucun signe du vivant pour être reconnu par les algorithmes adéquats. Le vivant d’un individu peut se résumer à un séquençage d’ADN. 
Ces éléments de reconnaissance semblent présenter le visage de la mort, dans la mesure où tout signe d’expression vivante est absente.

Résumer un être humain à ces capacités algorithmiques, c’est plonger dans  un monde de surveillance comme cela existe déjà, par exemple, au Xixiang, c’est à dire plonger dans un monde totalitaire. On passerait d’une vision scientifique à une idéologie, par le choix d’un monde technicisé sans aucun recours au politique pour résoudre les problèmes de la société. Dans le cas de l’éducation, c’est le totalitarisme du nombre algorithmique, le dressage par l’ordinateur. 

Ghyslaine Schneider

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1« Faire attention, s’engager, se mettre à l’épreuve et savoir consolider ses acquis sont les secrets d’un apprentissage réussi. L’enseignant qui parvient à mobiliser ces quatre fonctions chez chacun de ses élèves est certain de maximiser la vitesse et l’efficacité avec laquelle sa classe apprend. » Stanilas Dehaene 

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CAMUS, L’étranger – Entre désir et mythe

Analyse de L’étranger, de Camus, dans le cadre d’une étude sur Camus et Kateb Yacine.

Sans rentrer dans une lecture lexicométrique à proprement parler de L’étranger de Camus, et en faisant une lecture précise, on voit remonter à la surface du roman, ses structures profondes, ses basculements comme ses changements ou ses charges symboliques.

Il est évident qu’une littérature critique plus qu’abondante autour de cette œuvre appelle à une certaine modestie, mais cette réflexion peut permettre de montrer combien les mots, même dans leur extrême simplicité ou pureté donnent toujours un sens à ce qu’ils proposent.
Georges Steiner explique qu’en grec ancien, zenos veut dire aussi bien « hôte » que « étranger » et il en déduit une condition tragique pour l’homme, par le changement qu’il induit dans nos sociétés modernes. Le mot zénophobie est d’un emploi courant tandis que celui de zénophilie a pratiquement disparu. L’étranger de Camus ne serait-il pas aussi, et au-delà de sa situation absurde, celui qui est un hôte étranger sur cette terre d’Algérie ?
Les thèmes du désir, de la lumière, des bruits, du paysage de la campagne et de la ville, et enfin celui des autres personnages, qui se divisent en européens vivant en Algérie et les Arabes se retrouvent dans cette analyse. Peu de noms propres, sauf pour ceux qui entourent de près Meursault, mais très souvent des indéfinis qui caractérisent de nombreux personnages. Le deuxième critère d’analyse fut de regarder la répartition de ces thèmes entre la première et la deuxième partie : une présence considérable dans l’une pour certains, faible dans la seconde, et inversement.

Le thème du désir 

Ce sentiment est quelque chose qui est peu apparent dans toute la première partie et qui surgit dans la violence de la lumière de la plage, près de la source , J’avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l’effort et les pleurs de femmes, envie de retrouver l’ombre et son repos. Cette situation tragique fait sortir le personnage de lui-même pour le faire accéder à un certain point d’énonciation de son être.

Dés l’incipit, au sujet de la date de la mort de sa mère, il dit, dans ce style indirect qui caractérise tout le roman et lui donne une si grande force, je ne sais pas. Dans sa réponse aux autres, il est dans l’incertitude et l’indifférence. Formules négatives autour des verbes savoir, dire, penser, ainsi que l’expression, ça m’est égal. Et avec Raymond, j’ai dit que çà m’était égal…j’ai dit que je n’en pensais rien…cela m’était égal d’être son copain et il en avait vraiment l’air d’en avoir envie…moi cela m’était égal, mais je ne savais pas ce que je devais dire. Il a la même réaction lorsque Marie lui demande de l’épouser, reste sans réaction devant la Mauresque battue. Il ne peut pleurer, contient ses larmes au sens propre en entendant les pleurs de Salamano sur son chien, dans l’appel du souvenir de sa mère, J’ai pensé à maman. Mais il fallait que je me lève tôt. Dans l’espace de la phrase existe l’immédiateté de l’utile au quotidien, sans aucun capacité apparente de questionnement sur soi.
C’est dans le regard de ce même personnage et dans d’autres, une bizarre petite femme, qu’il lit, à la fois sa propre colère, j’étais bizarre et celle de l’autre, elle était bizarre. L’étymologie de ce mot vient de l’italien, –bizza-, colère. Même mot au sujet de son avocat qui lui capte sa parole et lui donne l’impression  de le défendre sans tenir compte de sa présence. Cette colère qui sourdait en lui, n’apparaîtra qu’après la violente discussion avec l’aumônier, lui permettant d’accéder enfin à la tendre indifférence du monde. Ainsi, il prend conscience de celle-ci comme un écho à la sienne propre, de l’éprouver si pareil à moi. Si l’on peut comprendre sa réaction de colère envers l’aumônier, il est difficile, dans ces conditions, de se masquer le tragique de la condition humaine, d’une part, et d’autre part, il est important de tirer du présent le plus de joie possible, face à la certitude de la mort, pendant toute cette vie absurde que j’avais mené. 

Camus dit que l’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. 

Mais  le désir de la source et l’insupportable lumière le conduisent au meurtre et dans ce geste, à vouloir prendre un peu de ce monde. On remarquera la montée progressive dans l’intensité de ce nouveau sentiment pour Meursault dès la fin de la première partie pour envahir la seconde. A l’avocat, j’aurais préféré que maman ne mourût pas…j’ai le désir de lui affirmer que j’étais comme tout le monde, mais ce désir ne s’exprime pas, il ne peut passer dans la parole qui permet de se poser au monde. Au parloir, dans la prison, il désire Marie, j’avais envie de serrer son épaule par-dessus sa robe. J’avais envie de ce tissu fin et je ne savais pas très bien ce qu’il fallait en espérer en dehors de lui, et, au début de ma détention…ce qui a été le plus dur, c’est que j’avais des pensées d’homme libre. Par exemple, l’envie me prenait d’être sur une plageEnsuite, je n’avais que des pensées de prisonnier… comme dans un autre monde.
L’on peut voir alors, comme quelques fois, dans les moments délicats de changements intérieurs, un appel à sa mère surgit, comme dans un acquiescement lointain et reconnaissant, C’était d’ailleurs une idée de maman et elle le répétait souvent, qu’on finissait par s’habituer à tout.

Il en est de même durant le procès où ce désir gravit en intensité.
La réaction du procureur lui provoque des larmes intérieures, pour la première fois depuis bien des années, j’ai eu une envie stupide de pleurer parce que j’ai senti combien j’étais détesté de tous ces gens-là. Ce sont des larmes de prise de conscience de son indifférence aux choses du monde, aux règles de la société, qui fait que cette dernière ne le reconnaît pas dans sa propre différence. C’est la compréhension de cette absence de reconnaissance d’un être paraissant si indifférent aux normes de ce monde, qui, comme un cercle qui se referme sur lui-même, l’enferme dans l’indifférence.
La société lui fait comprendre qu’il représente un danger pour sa stabilité. Il le perçoit dans le regard du concierge racontant son comportement durant la veillée funèbre, pour la première fois j’ai compris que j’étais coupable. Elle exige une parole, non pas en accord avec les désirs individuels, mais en accord avec les normes de fonctionnement de cette société coloniale des années 30-40. Le tribunal nie le désir de Marie qui pleure parce qu’on la forçait à dire le contraire de ce qu’elle pensait, qu’elle me connaissait bien et que je n’avais rien fait de mal.
La reconnaissance du désir entraîne celle de la liberté de l’homme, liberté que personne ne paraissait comprendre, dit Salamano, alors que le tribunal réclamera l’honorabilité sociale de Raymond, pour accréditer sa parole, alors qu’il n’est qu’un vulgaire souteneur et le narrateur-personnage  ajoute: C’est à peine si on a écouté, à propos du témoignage de Masson et de Salamano.
Ces larmes de prise de conscience lui donne le désir d’aller de lui-même vers l’autre, sans agir cependant. En entendant les paroles de Céleste le défendant… Moi, je n’ai rien dit, je n’ai fait aucun geste, mais c’est la première fois de ma vie que j’ai eu envie d’embrasser un homme, il sent l’émergence désirante de cette volonté de parler au tribunal au moment de la plaidoirie du procureur, j’avais envie d’interrompre tout le monde … je n’avais rien à dire, impuissance enfin dépassée pour enfin accéder à une parole d’explication maladroite, exprimant une vérité inconcevable et absurde, comme j’avais envie de parler,  j’ai dit que…je n’ai pas eu l’intention de tuer l’Arabe…que c’était à cause du soleil.
L’incompréhension est totale.

 

Le désir, son incapacité de le percevoir, puis d’être exprimé, pour être enfin bredouillé, est un des axes importants qui structure l’évolution du personnage de Meursault. D’avoir enfin désiré de  donner une réponse, à son désir, mais désir sous la force puissante des éléments, Meursault basculera dans la situation absurde du meurtre.
Il s’inscrit dans un autre axe, fondamental, qui est celui de la lumière. Lumière célébrée avec force dans Noces,  noces de la terre, de la mer et du ciel, dans un éblouissement de bonheur, lumière qui conduira Camus à orienter sa perspective, dans L’été : O lumière ! c’est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. 

Ecrit quelques années avant le roman qui nous occupe, ces mots sont comme une préfiguration de la prise de conscience profonde de Camus du drame qui commence à se nouer sur cette terre d’Algérie. C’est en 1938, que débute la rédaction des Ecrits sur la Kabylie, demandant, au-delà des descriptions des misères et des souffrances des algériens, bien au-dessus de celles des petits européens, un réel changement d’attitude de l’état français, pour dire que ce n’est pas en distribuant du grain qu’on sauvera la Kabylie, mais en résorbant le chômage et en contrôlant les salaires. Cela on peut et doit le faire dès demain et plus loin, …Et si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et des plus humaines en ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin. Chroniques Algériennes

 

Le thème de la lumière

Le personnage de Meursault se trouve donc au confluent de la lumière comme une présence tragique du destin et de l’histoire de l’Algérie qui prend conscience de ses souffrances et de ses désirs. Deux grandes scènes se centrent autour de ce thème : la mort de la mère et la journée à la plage, celle du meurtre.

Dans cet après-midi du début de l’été, la lumière du soleil a un effet certain sur le personnage qui se rend à l’enterrement de sa mère. Les notations se font sur un mode discret, celle de la clarté lumineuse que l’on retrouve dans tous les pays méditerranéens : une salle très claire…dans une belle lumière de fin d’après-midi.
Mais avec l’arrivée de la nuit, la violence du contraste s’instaure dès l’entrée en scène de la lumière électrique. Celle-ci possède déjà les caractéristiques adjectivales de la lumière solaire. Elle devient une métaphore de l’eau, par l’éclaboussement soudain, puis elle est définie comme aveuglante et sans éclat. Par son contraste avec l’ombre de la nuit qui tombe, elle préfigure à la fois celle de la fin de la première partie, et celle nettement moins violente, voir par instant, paradoxalement paisible de la seconde partie. De plus, elle l’empêche de distinguer les traits des vieillards qui viennent partager avec lui la veillée funèbre c’est que je ne voyais pas leur yeux, mais seulement une lueur sans éclat au milieu d’un nid de rides. Cette assemblée en face de lui se détermine comme un signe du destin : la mort de la mère n’allait-elle pas entrainer celle du fils puisqu’il a l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me juger, dans une  attente implicite d’autre chose que cette espèce d’indifférence. La compréhension tardive de cette scène renvoie au temps de la parole du narrateur Meursault, qui est le moment de la condamnation, lui permettant de penser encore à sa mère et nuançant alors ce jugement passé, mais je crois que maintenant, c’était une idée fausse puisqu’il connaît maintenant la réalité d’un vrai tribunal .
Comme en miroir de la seconde partie, la verrière de la salle de la veillée funèbre ou la lucarne de la dernière cellule jouent un rôle d’ouverture étroite, soit sur l’enterrement dans un soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage  le rendant inhumain et déprimant, annonçant le drame solaire de la fin de la première partie ou soit sur une nuit chargée de signes ou d’étoiles, rencontre de deux indifférences tragiques, marque de l’absurde.

La matinée de l’enterrement est marquée par la dureté de cette lumière qui monte et remplit le ciel. Le personnage semble cerné par un univers qui sature ses perceptions, qui déforme la route, le soleil avait fait éclater le goudron, dans une vision métaphorique d’un fruit mûr qui s’ouvre sous la pression, comme une terre meurtrière qui s’ouvre et avale. Le noir du deuil rejoint le noir de l’aveuglement solaire trop intense, où seul le bleu et le blanc du ciel persistent. Cette douleur de la lumière trouble le regard et les idées du personnage qui ne se retrouve plus, épuisé de fatigue.

Enfin, le retour dans le nid des lumières d’Alger. 

Cette présence de la lumière empêche de distinguer les formes, de reconnaître ou simplement de connaître. Elle préfigure la violence de l’aveuglement de la scène de la plage, où elle devient active, pénétrante et meurtrière, mythiquement tragique.
Son attitude après la mort de sa mère est incompréhensible des autres, dans l’attente de l’expression d’une douleur normale et normée dans de telles circonstances. La satisfaction des mouvements de la vie dans la banalité triviale quotidienne semble être le moteur de la vie de ce personnage.
Cependant la mort de la mère est comprise au seuil de la mort du fils…Si près de la mort, maman devait se sentir libérée et prête à tout revivre. Pour Meursault, cette libération et ce désir de tout recommencer passe par la mort de l’Autre, l’Arabe, celui dont on parle si peu dans le procès, celui qui semble être évacué des paroles et des consciences.

 

Le dimanche du meurtre est un jour particulier puisque Meursault et Marie se retrouvent avec Raymond et des amis sur la plage. L’intrigue nouée dans la première partie autour de la lettre et des coups donnés par Raymond à son ancienne maîtresse, une Mauresque, trouve son aboutissement dans la journée. La trame narrative se déroule selon une rigoureuse chronologie temporelle, installant une tension inquiétante. Les Arabes perçus comme indifférents au moment de leur départ de la ville vont être retrouvés sur la plage.
La lumière prend la fonction d’un personnage. Meursault, qui ce matin là se sentait tout à fait vide et …avai(t) un peu mal à la tête. Ma cigarette avait un goût amer. Marie s’est moquée de moi parce qu’elle disait que j’avais une – tête d’enterrement. Les mots semblent annoncer un présage mortel dans une forme de redondance. Le soleil rentre en scène avec violence puisqu’il l’a frappé comme une gifle. L’on remarquera que c’est le même verbe qui termine le chapitre, que le sujet n’est plus le soleil, qui semble avoir terminé sa fonction et qui laisse la place à un je, celui du personnage-narrateur, quatre coups brefs que je frappais à la porte du malheur, dit-il. Un destin se joue dans ce passage tragique.
Dans ce matin, émerge aussi un sentiment d’harmonie, d’accord avec  l’élément solaire, j’étais occupé à éprouver que le soleil me faisait du bien. Ce sentiment d’accord se poursuivra dans le plaisir de manger et de se baigner.

 

C’est au cours de la première promenade que la rencontre avec les Arabes va se faire. Les deux groupes marchent vers l’affrontement qui est inévitable et qui conduit vers la blessure au couteau faite à Raymond. Le soleil ici mime l’agression des hommes, il  tombait presque d’aplomb sur le sable, et son éclat sur la mer était insoutenable…on respirait à peine dans la chaleur de pierre qui montait du sol…je ne pensais à rien parce que j’étais à moitié endormi par ce soleil sur ma tête nue…Le sable surchauffé me semblait rouge maintenant…vers les Arabes. «  Attention, il a un couteau ! »…Mais l’autre Arabe….

Il est intéressant de noter que c’est le même adjectif, employé au moment de l’enterrement,  marquant l’extrême tension qu’exerce le soleil qui montait dans le ciel… l’éclat du ciel était insoutenable, et sur la plage, son éclat sur la mer était insoutenable, par ailleurs le personnage est dans un état similaire, j’étais perdu entre le ciel bleu et blanc  et  j’étais à moitié endormi par ce soleil. Toute participation active à ce qui se passe semble se faire en-dehors de la volonté du personnage. Il en est de même pour les couleurs, la terre couleur de sang qui roulait sur la bière de maman et le sable surchauffé me semblait rouge maintenant… : la mort est clairement annoncé.

 

La seconde promenade qu’effectuent Meursault et Raymond, les conduit vers la source, une petite source qui coulait dans le sable, derrière un gros rocher. Celle-ci devient alors l’objet d’un enjeu symbolique puisqu’elle est occupée par les deux Arabes dont l’un avait blessé Raymond. Les bruits, absents jusque là dans la description, s’inscrivent dans le silence pour renforcer le caractère intime et symbolique du lieu : celui de la source et celui des trois notes du petit roseau et on a encore entendu le petit bruit de l’eau et de flûte au cœur du silence et de la chaleur.
Le dictionnaire des Symboles, de Chevalier considère que la source représente l’eau vive, symbole de la maternité, mais aussi celui de toute origine. Il serait tentant de dire qu’ici, si l’on reste toujours dans le domaine du symbolique, c’est encore un des fils qui lie dans la mort, le personnage de Meursault à sa mère, comme nous l’avons expliqué plus haut, mais peut, dans une lecture socio-historique, apparaître comme un enjeu entre deux communautés qui se dispute la possession d’une même terre. Le soleil était toujours écrasant et continue sa fonction dominatrice, préfigurant l’éclatement qui est sur le point de se produire, il se brisait en morceaux sur le sable et la mer.
Meursault a accepté le révolver de Raymond, marqué par le destin, le soleil a glissé dessus. Et il n’a fait aucun geste de refus, comme il a accepté d’écrire la lettre et de témoigner en sa faveur. Le narrateur note cependant  l’immobilité subite des êtres et de leur environnement, les temps du passé marquent la compréhension du narrateur-personnage racontant l’événement ( très différent du présent surgissant dans les derniers instants du roman)  tout s’arrêtait ici, entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flûte et de l’eau.
Le bruit est alors éliminé pour enfin faire place au silence qui précède les tragédies.

 

Le temps de la troisième promenade que fait Meursault, seul, est à la fois  rapide et  lent, deux heures que la journée n’avançait plus, qu’elle avait jeté l’ancre dans un océan de métal bouillant. Le soleil est rentré en scène et mène le jeu, tel un personnage à part entière. La lumière pénètre et prend physiquement possession du personnage, domine le paysage,  la tête retentissante de soleil…la chaleur était telle qu’il m’était pénible de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel…, et C’était le même éclatement rouge…je sentais mon front se gonfler sous le soleil.
Le combat qui s’engage avec la lumière et la chaleur prend l’aspect d’un combat titanesque. La chaleur, autre expression de la lumière, est un adversaire physiquement puissant, Toute   cette chaleur s’appuyait sur moi et s’opposait à mon avance. Ce combat est un corps à corps où je sentais son grand souffle chaud.  Mais Meursault résiste,  je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu’il me déversait… et A chaque épée de lumière jaillit du sable, d’un coquillage blanchie ou d’un débris de verre, mes mâchoires se crispaient.
L’enjeu est la source qui se trouve près du rocher, rocher entouré d’un halo aveuglant par la lumière et la poussière de la mer. L’autre, l’Arabe s’y trouve, le front dans les ombres, tout le corps au soleil.  Ce lieu de désir, Je pensais à la source fraiche derrière le rocher. J’avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l’effort et les pleurs des femmes, envie de retrouver l’ombre et son repos, devient le théâtre de la tragédie

Dans ce monde de violence s’instaure la matière des forgerons, celui de Vulcain, un océan de métal bouillant…l’acier, puis les armes solaires apparaissent, l’épée de lumière…une longue lame étincelante et le glaive éclatant passent par le couteau de l’Arabe sur lequel le soleil gicle (il a seulement glissé lorsque Raymond lui donne), qui devient cette épée brûlante. Le sacrifice propitiatoire a lieu : C’est alors que tout a vacillé. Le meurtre de l’Arabe est commis.

 

 

L’on a montré par cette analyse comment des réseaux lexicaux se répètent d’une page à l’autre. De cela nous pouvons tirer deux conclusions :

• Ce qui est raconté par le -je narrateur- est fait vers la fin du roman montrant ainsi la grande complexité structurelle de la narration. La linéarité chronologique est celle d’un retour sur les événements pour se rejoindre à la fin du texte. Le présent n’émerge  que dans les derniers mots de la fin, avec cette conscience arrivée à maturité de la sensation : je me suis senti prêt à tout revivre…j’ai senti que j’avais été heureux …  pour que je me sente moins seul. Depuis le début, le roman se déroule sur un mode rétrospectif et c’est pour cela que les mêmes mots reviennent, instaurant le regard du narrateur comme primordial dans la relation qu’il établit entre les événements, C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman,  sur sa manière de concevoir le désir, la lumière, le tribunal des vieux.

• La  lecture et surtout l’écriture d’une œuvre se fait souvent avec ce que l’on transporte comme savoirs ou connaissances, et ne sont jamais neutres. De ce fait, l’écriture subit le même sort, se construisant autour de schèmes structurant l’inconscient de l’écrivain. L’analyse des termes des réseaux lexicaux peut permettre de mettre en évidence les traces souterraines de ces associations.

De là, l’on peut proposer une analyse symbolique de la fiction qui est présentée.
Camus aime les mythes et l’on retrouve de nombreuses références dans ses écrits. Dans L’étranger, le soleil constitue le soubassement mythique. Christiane Chaulet-Achour, dans Camus et l’Algérie écrit : « Hélios qui descend d’Ouranos et de Gaïa (puisqu’il serait fils de Titans) prend les choses en main, ou pour dire les choses autrement , est chargé par le narrateur du poids de l’Histoire, fictionnalisée par le meurtre de l’Arabe ».

Dans la perspective de l’Absurde, Meursault subirait la force agissante du soleil. La symbolique du glaive nous apprend qu’il est effectivement instrument de vérité qui tranche. Symbole de la justice aussi. Mais il ne donne qu’une solution momentanée à un problème qui n’est pas résolu. Cette remarque s’appuie sur le mythe d’Alexandre et du nœud de Gordias.  Face à un monde inauthentique se manifeste une acte absurde. L’épée dans la bible fait partie des trois fléaux (la guerre, la famine, la peste) tandis que le couteau est toujours associé à l’idée de mort, d’exécution (l’on retrouvera le même enjeu dans Nedjma de Kateb Yacine). Mythes grecs et mythes bibliques ( le feu qui tombe du ciel pour tuer celui qui a trahit l’ordre moral :la pluie aveuglante qui tombait du ciel), cohabitent et permettent une interprétation fine du roman.

La source ou la terre devient l’enjeu entre l’autochtone français et l’algérien arabe. En 1942, déjà des révoltes, avec la montée du nationalisme algérien,  avaient eu lieu contre la colonisation, rapidement passées sous silence. Camus s’était engagé dans ses écrits journalistiques et avait adopté un position certes en faveur des Arabes, mais aussi dans une défense des européens nés sur cette terre. Une attitude qui reconnaît les deux parties, excluant les positions extrêmes, dans une volonté de voir l’Algérie constituée par des peuples fédérés, et reliée à la France me paraît préférable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée à un empire d’Islam, qui se réaliserait à l’intention des peuples arabes qu’une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français à sa patrie naturelle. Avant-Propos, de Chroniques Algériennes, 1958.
La position de Camus est celle du fédéralisme.

 

Meursault est condamné non pour avoir tué un Arabe mais pour avoir enterré sa mère avec un cœur de meurtrier. La procès exclut l’Autre, l’Arabe. La société coloniale ne sait que faire avec cet acte, et l’écriture semble dire cette impossibilité de cohabiter pour les deux populations et son échec.

Olivier Tood rapporte dans sa biographie de Camus que cette trame narrative vient d’un fait réel mais qui ne s’est pas conclut par un meurtre. Il est évident que, comme pour La Peste, Camus part d’un fait de la vie coloniale. La fiction permet de ne pas affronter directement la difficulté de cette société, mais de la symboliser et de ce fait permet d’en dire plus. Elle permet ainsi de dire peut-être la pensée inconsciente de l’auteur. La symbolique du soleil, dans l’explication de Chevalier, est l’expression «de la contrainte sociale, selon Durkheim ou la censure de Freud».
Expression de l’inconscient  qui dit, d’une certaine façon, l’impossibilité de vivre sur une même terre ensemble, mais dans une lecture socio-historique du roman.

Et les mythes ont raison , dit Théo Angelopoulos, le célèbre cinéaste grec.

Ghyslaine Schneider

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CHAMOISEAU Patrick, Frères Migrants

Article publié sur le site de Mediapart, le 2 février 2017

https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/020217/freres-migrants-les-poetes-declarent

 

« On ne peut pas laisser passer ça » : c’est ainsi qu’Édouard Glissant, en insistant sur le « on ne peut pas », convoquait son jeune complice Patrick Chamoiseau face aux urgences du Tout-Monde et des humanités en relation. Ce souvenir a été d’emblée rappelé par l’écrivain en introduction à la lecture de cette « Déclaration des poètes », mercredi 1er février 2017 à la Maison de la poésie à Paris, lors d’une soirée de « poétiques de la résistance » organisée par l’Institut du Tout-Monde fondé par Édouard Glissant

L’esprit qui habite Frères migrants est le même qui avait inspiré Quand les murs tombent, ce manifeste contre le ministère de l’identité nationale et de l’immigration qu’ils avaient écrit ensemble en 2007. On y retrouve cette inspiration que, depuis Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme) et Frantz Fanon (Les Damnés de la terre), la Martinique n’a cessé d’apporter au monde (lire sur Mediapart Martinique éveilleuse du monde).

Bien que ce nouveau manifeste ne paraisse qu’en mai aux éditions du Seuil, Patrick Chamoiseau a tenu à ce que cet appel circule d’ores et déjà, tant l’urgence est là, de la trop grande indifférence européenne au bannissement états-unien des indésirables, réfugiés et musulmans.

                                                                                                                                     

                                                                                                                                    Frères Migrants
DÉCLARATION DES POÈTES

1 – Les poètes déclarent : Ni orpheline, ni sans effets, aucune douleur n’a de frontières !

2 – Les poètes déclarent que dans l’indéfini de l’univers se tient l’énigme de notre monde, que dans cette énigme se tient le mystère du vivant, que dans ce mystère palpite la poésie des hommes : pas un ne saurait se voir dépossédé de l’autre !

3 – Les poètes déclarent que l’accomplissement mutuel de l’univers, de la planète, du vivant et des hommes ne peut s’envisager que dans une horizontale plénitude du vivant — cette manière d’être au monde par laquelle l’humanité cesse d’être une menace pour elle-même. Et pour ce qui existe…

4 – Les poètes déclarent que par le règne de la puissance actuelle, sous le fer de cette gloire, ont surgi les défis qui menacent notre existence sur cette planète ; que, dès lors, tout ce qu’il existe de sensible de vivant ou d’humain en dessous de notre ciel a le droit, le devoir, de s’en écarter et de concourir d’une manière très humaine, ou d’une autre encore bien plus humaine, à sa disparition.

5 – Les poètes déclarent qu’aller-venir et dévirer de par les rives du monde sont un Droit poétique, c’est-à-dire : une décence qui s’élève de tous les Droits connus visant à protéger le plus précieux de nos humanités ; qu’aller-venir et dévirer sont un hommage offert à ceux vers qui l’on va, à ceux chez qui l’on passe, et que c’est une célébration de l’histoire humaine que d’honorer la terre entière de ses élans et de ses rêves. Chacun peut décider de vivre cette célébration. Chacun peut se voir un jour acculé à la vivre ou bien à la revivre. Et chacun, dans sa force d’agir, sa puissance d’exister, se doit d’en prendre le plus grand soin.

6 – Les poètes déclarent qu’en la matière des migrations individuelles ou collectives, trans-pays, trans-nations et trans-monde, aucune pénalisation ne saurait être infligée à quiconque, et pour quoi que ce soit, et qu’aucun délit de solidarité ne saurait décemment exister.

7 – Les poètes déclarent que le racisme, la xénophobie, l’indifférence à l’Autre qui vient qui passe qui souffre et qui appelle sont des indécences qui dans l’histoire des hommes n’ont ouvert la voie qu’aux exterminations, et donc que ne pas accueillir, même pour de bonnes raisons, celui qui vient qui passe qui souffre et qui appelle est un acte criminel.

8 – Les poètes déclarent qu’une politique de sécurité qui laisse mourir et qui suspend des libertés individuelles au nom de l’Ordre public contrevient au principe de Sûreté que seul peut garantir l’exercice inaliénable indivisible des Droits fondamentaux.

9 – Les poètes déclarent qu’une Constitution nationale ou supranationale qui n’anticiperait pas les procédures d’accueil de ceux qui passent qui viennent et qui appellent, contreviendrait de même manière à la Sûreté de tous.

10 – Les poètes déclarent qu’aucun réfugié, chercheur d’asile, migrant sous une nécessité, éjecté volontaire, aucun déplacé poétique, ne saurait apparaître dans un lieu de ce monde sans qu’il n’ait — non pas un visage mais tous les visages, non pas un cœur tous les cœurs, non pas une âme toutes les âmes. Qu’il incarne dès lors l’Histoire de toutes nos histoires et devient par ce fait même un symbole absolu de l’humaine dignité.

11 – Les poètes déclarent que jamais plus un homme sur cette planète n’aura à fouler une terre étrangère — toute terre lui sera native —, ni ne restera en marge d’une citoyenneté — chaque citoyenneté le touchant de ses grâces —, et que celle-ci, soucieuse de la diversité du monde, ne saurait décider des bagages et outils culturels qu’il lui plaira de choisir.

12 – Les poètes déclarent que, quelles que soient les circonstances, un enfant ne saurait naître en dehors de l’enfance ; que l’enfance est le sel de la terre, le sol de notre sol, le sang de tous les sangs, que l’enfance est donc partout chez elle, comme la respiration du vent, le salubre de l’orage, le fécond de la foudre, prioritaire en tout, plénière d’emblée et citoyenne d’office.

13 – Les poètes déclarent que la Méditerranée entière est désormais le Lieu d’un hommage à ceux qui y sont morts, qu’elle soutient de l’assise de ses rives une arche célébrante, ouverte aux vents et ouverte aux plus infimes lumières, épelant pour tous les lettres du mot accueil dans toutes les langues, dans tous les chants, et que ce mot constitue uniment l’éthique du vivre-monde.

14 – Les poètes déclarent que les frontières ne signalent qu’une partition de rythmes et de saveurs, qui n’oppose pas mais qui accorde, qui ne sépare que pour relier, qui ne distingue que pour rallier, et que dès lors aucun cerbère, aucun passeur, n’y trouvera à sévir, aucun désir n’y trouvera à souffrir.

15 – Les poètes déclarent que toute Nation est Nation-Relation, souveraine mais solidaire, offerte au soin de tous et responsable de tous sur le tapis de ses frontières.

16 – Frères migrants, qui le monde vivez, qui le vivez bien avant nous, les poètes déclarent en votre nom, que le vouloir commun contre les forces brutes se nourrira des infimes impulsions. Que l’effort est en chacun dans l’ordinaire du quotidien. Que le combat de chacun est le combat de tous. Que le bonheur de tous clignote dans l’effort et la grâce de chacun, jusqu’à nous dessiner un monde où ce qui verse et se déverse par-dessus les frontières se transforme là même, de part et d’autre des murs et de toutes les barrières, en cent fois cent fois cent millions de lucioles ! — une seule pour maintenir l’espoir à la portée de tous, les autres pour garantir l’ampleur de cette beauté contre les forces contraires.

Paris, Genève, Rio,
Porto Alegre, Cayenne,
La  Favorite,
Décembre 2016

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KOURKOV Andreï , Journal du Maïdan

Le Maïdan, dans les villes d’Orient, place du Marché.
A Kiev, après la chute de l’Union soviétique, 1991, place de l’Indépendance.
Près de cette place, l’écrivain Andreï Koukov habite avec sa famille.

Histoire vraie des jours en Ukraine, racontant la vie  du jeudi 21 novembre 2013 au jeudi 24 avril 2014.

L’on pourrait penser que les événements politiques qui ont éclaté dramatiquement dans ce pays auraient la force d’arrêter la vie de tous les jours. Changer la manière de la percevoir.
Projeter l’individu dans un temps unique de l’événement qui survient ou qui menace.

Andreï Koukov a arrêté d’écrire le roman qu’il avait en cours pour se consacrer à ce Journal. Cette écriture là, si elle rapporte avec précision les événements du Maïdan et ceux se déroulant dans toute l’Ukraine, avec l’annexion de la Crimée, laisse percer l’ironie critique et mordante du romancier sur la conception des frontières de son grand voisin, sur l’état du pouvoir du pays et de ses administrations, destinées à une gestion juste de la société civile. Mais la force que transporte ce livre, ce sont les remarques sur la vie de ce quotidien soumis aux menaces de guerre et à la partition du territoire. Digne attitude  d’un homme au milieu d’une tourmente de l’Histoire.

Temps météorologique, froid de l’automne puis de l’hiver, avec la survenue des beaux jours, dans un printemps qui reste souvent glacial, permettant néanmoins de s’occuper d’un jardin potager avec ses enfants.
Activités culturelles qui recommencent après la révolution sur le Maïdan, les voyages à l’étranger: temps de la littérature, de discussions, de l’amitié, ces temps porteurs de réflexions, d’entraides, d’inquiétudes et parfois de désespérances sur l’avenir.
Temps de la vie de la famille, les anniversaires, l’adolescence de sa fille et les occupations avec ses fils.
Et au centre de tout cela, les événements politiques, les attaques violentes contre les journalistes, la société qui bascule dans une utilisation perverse des événements politiques. Les tués. Les assassinats. La brutalité. Les émeutes. La colère.

Dans ce livre, il y a la vie au sens plein du terme, dans la violence  intrusive de l’Histoire, et en même temps, la vie dans sa douceur et sa beauté.
Saisissement de l’émotion dans la dure confrontation de la réalité et de l’intime.

Ghyslaine Schneider

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