JOLY Frédéric, La langue confisquée – Lire Victor Klemperer aujourd’hui.

(Résumé)

** Les citations entre guillemets sont celles issues de l’essai de Frédéric Joly.

Victor Klemperer fut persécuté par le nazisme parce que juif. Professeur d’université, spécialiste des langues romanes, plus particulièrement du français du XVII et XVIII siècles, il fut rapidement après 1933, rétrogradé, humilié, stigmatisé par ses collègues, puis renvoyé de son poste d’enseignant. Un phénomène se répandant à grande échelle, en instaurant la peur et le sentiment d’instabilité. 
Il entame l’écriture de son Journal qu’il tiendra régulièrement tous les jours, amassant un nombre inimaginable de remarques, réflexions, constatations. Il est effrayé par l’effondrement du système politique de l’Allemagne, en lien avec celui  de 1918. 
Comme philologue, il perçoit le détournement de la langue mise en oeuvre par les allemands nazis. Elle  devient un langage, c’est à dire un outil de communication, conçu pour être propagé par tous les outils communicationnels de l’époque. Les mots servent à « l’édification d’un mythe d’état »,rentrent dans les esprits, et par leur insistance, annulent toute résistance. 

La contamination des mots

A partir de là, il est nécessaire de faire une distinction entre parole  et langue. 
La langue est «définie comme un trésor commun … un système collectif de signes» tandis que la parole, est cet « usage individuel, collectif de la langue ». Cet équilibre entre les deux est rompu par la violence nazie. Hannah Arendt écrit en 1964, que ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle. Klemperer a rapidement compris que la langue, distordue de cette façon, devient un outil de « domestication politique. » 

Mona Ozouf, après avoir remarqué l’importance de la LTI (Lingua Tertii Imperii), explique que l’ensauvagement des mots précède et prépare l’ensauvagement des actes. Pour comprendre ce qui s’est joué, l’on peut revenir sur ce qui se passent de nos jours, où les mots s’ensauvagent par l’envahissement d’un vocabulaire de la fonctionnalité, issu du monde de l’économie et du management. La société se trouve être dans un présentisme qui demande à la parole d’être efficace, et son langage est devenu un instrument de communication. On retrouve cet effet mis en exemple et décrit dans le cours essai de Stéphane Velut, L’hôpital, une nouvelle industrie. Le langage comme symptôme. Coll. Tract, Gallimard.

Ce langage de la fonctionnalité se voit doubler, toujours aujourd’hui, « d’une hégémonie de l’opinion, du verbalisme, de la répartition sans fin des discours au détriment de la vérité ». La grégarité apparaît, on se méfie des mots et le rapport à la vérité est faussé. 
Ainsi, l’analyse des mots permet de comprendre la vérité des temps. 

Les conditions nécessaires pour la violence

Influencé par ses connaissances sur ce siècle de critiques et de recherches philosophiques qu’est le XVIIIe, Klemperer voit l’interpénétration d’une sphère d’un langage à une autre. Le vocabulaire de la mécanisation, de la technique envahit les discours, et le dire rejoint le faire. 
C’est ainsi que dans cette Allemagne devenue nazie, la violence émerge et se dirige vers les plus faibles, et ceux qui commettent ces crimes ne sont pas punis. La violence n’est pas uniquement physique mais s’accompagne de violations du droit, de duplicités et d’actes barbares. Cette mutation de la société a commencé avant l’arrivée du nazisme, avec le développement de la crise qui frappe le monde, à la fin des années vingt. 

Plus encore, dès 1933, la conjonction de deux formes de terreur vient définir l’état nazi. 
C’est Sébastien Haffner (1) qui introduisit ces nuances. La première est « anarchique, chaotique », celle des masses révolutionnaires au lendemain de la Première Guerre mondiale. La seconde, est celle de la violence de l’État, le ressort d’un état totalitaire ou stalinien, comme le définira Hannah Arendt. (2)
La particularité du nazisme fut de combiner ces deux terreurs, violence des masses et violence d’État. Elle a pu prendre grâce à deux facteurs:  une forme de passivité de la population et une forme de séduction de l’état.  Les masses doivent être « sculptées », être sorties de l’informe où elles se trouvent, affirme Goebbels dès 1932. 

Klemperer établit alors deux constats, l’un, que l’expérience du front, issu de 1918, forme une communauté de sang, l’autre, l’union dans la national-socialisme, d’un primitivisme, et d’une grande technicité moderniste. Au sujet de l’empire de Bismarck, Thomas Mann écrit que (c)était précisément sa caractéristique et ce qui le rendait dangereux, ce mélange de robuste modernisme, d’efficacité avancée et de rêve du passé. (3) Cependant le romantisme allemand s’est élevé contre «l’intellectualisme philosophique et le rationalisme de l’esprit des lumières ». 

Un autre point concerne la vision de l’Europe que le nazisme dévie. 
Paul Valéry parle de l’Europe en des termes, que Klemperer considèrent comme réductionnistes, parce que l’écrivain français la fondait sur trois points, expliqués dans la Crise de l’esprit: l’influence de Rome, celle du christianisme et celle de la Grèce. Il fait sienne cependant de cette définition parce que l’Europe lui importe. Les nazis imposent une autre vision, celle d’une « Europe germano-nordique, entièrement purifiée de son legs romain et chrétien, …une Europe frelatée ». Mais le mot Europe disparaît durant toutes ces années de nazisme.

La violence et une autre vision de l’Europe très personnelle au nazisme sont donc les ingrédients d’une explosion programmée. 

L’apport de l’étude du XVIIIe siècle

Frédéric Joly explique qu’à ce moment-là, en 1935, Klemperer travaille sur une étude des grands philosophes du XVIIIe siècle, qui l’aide à tenir en ces temps de destruction systématique des libertés d’agir et de penser, et de réactivation de pogroms envers les juifs ou les opposants au régime nazi.  

Diderot est pour lui le philosophe essentiel de ce siècle. Il y trouve une présentation d’un monde sous forme d’utopie, mais exprimée dans une énergie gaie, essentielle dans ces moments. Il continue avec Rousseau auquel il préfère Voltaire, dans la perspective du rapport de l’homme avec la nature. Pour le philosophe de Ferney, l’homme se perfectionne en s’éloignant de la nature, tandis que pour Rousseau, c’est le contraire. Le progrès et la société corrompent l’homme et son providentialisme s’oppose au pessimisme de Voltaire. 
Pour Leonardo Sciascia (4), Rousseau représente une forme de romantisme, une voie exprimant la volonté générale, à la différence de Voltaire qui s’est engagé pour des causes comme l’affaire Calas, ou dans l’écriture de contes critiques.
Quant à l’influence de Rousseau, Le Contrat social formule l’idée d’un contact direct entre le chef ou dirigeant et son peuple. Klemperer ne cessera de nuancer ses propos sur Rousseau, mais il écrit néanmoins que jamais Rousseau n’a triomphé à ce point, jamais ses idées ont à ce point été poussées à l’absurde que de nos jours. (5)
Et Frédéric Joly écrit que Klemperer « ne pouvait que se méfier d’une pensée dont l’une des idées fortes est que la nature humaine se manifeste moins dans la raison que dans les émotions au caractère principalement égalitaire ». 

Trouver les mots

Klemperer constate alors qu’à l’occasion des Jeux olympiques de 1936, le régime nazi fait tout pour séduire et détourner les possibles remarques ou critiques. Mais la communauté international reste passive, et les allemands sont dans la « peur … et la lâcheté » devant « l’oppression des libertés civiles, la persécution des juifs, la falsification de toute vérité scientifique, l’annihilation systématique de tout sens moral ».(6)
Le régime nazi a besoin pour restructurer le pays d’établir un vocabulaire qui portera ses valeurs. Il doit dessiner les contours d’un très séduisant ordre nouveau destiné à remplacer le chaos informe provoqué par le capitalisme, par une nation unie et technologiquement avancée. (7)
De ce fait, l’on considère les juifs comme acteurs de « la vie politique bourgeoise et du débat parlementaire », et ils sont « synonymes exacts de chaos, d’absence totale de forme, d’avilissement moral, d’indignité » . Pour sortir de ces notions, il convient de trouver des mots comme « les notions de sang, de sol, d’ancrage, d’esprit, de peuple, de guide, de foi du peuple en son guide, de forme ». Et ce vocabulaire pénètre dans la langue allemande et la structure. 
Cependant, et comme de nombreux juifs allemands, Klemperer se sent avant tout allemand. Mais à partir de l’automne 1938, il abandonne cet état d’esprit et ne se ressent plus que profondément européen. 

Les discours du Führer font appel à la mise en scène et à l’émotion partagée au sein d’une grande foule. Cet appel aux émotions s’accompagne d’un refus de toute pensée critique, taxée d’intellectualisme. Le philologue note cet exemple: l’omniprésence du verbe erleben  (faire l’expérience de quelque chose, vivre un événement), une manière pour les nazis de puiser dans des notions anciennes de la langue allemande, mais coupées de leur contexte pour « mieux instrumentaliser » . De même, le mot « système » renvoie aux temps de Weimar, qui renvoient à la « juiverie » et aux partis politiques libéraux. Le nouveau régime, ayant balayé tout cela, emploie le mot -système- comme une injure. De même, l’on emploie le terme de -hordes- pour parler à l’est, du communisme et à l’ouest, du capitalisme.

Frédéric Joly note que «tous les mots … disent la vérité de leur temps ». 

Recontextualiser les mots dans le temps

Klemperer pose cette question dans son Journal : quand une expression apparaît-elle pour la première fois? Quand acquiert-elle une importance générale, fait-elle époque? 

Pour cela, il prend le mot de « sous-homme » et le voit apparaître dans un roman de 1898, de Théodor Fontane, le Stechlin. Si en décembre 1940, ce mot paraît nouveau, il pré-existe avant, dans un contexte différent, mais prend des couleurs différentes à un moment donné particulier, dans le contexte d’une nouvelle manière de penser. Ce genre de mots reste cependant nouveau. Plus tard, remettant cette recherche de trouver le moment exact de l’apparition d’un mot, il pense qu’il est important  de se demander à partir de quand un mot relève d’une nouvelle acception.
Il donne un exemple autour du mot- fanatique. Il se rend chez une amie juive qui a une belle bibliothèque personnelle, puisque toutes les autres de la ville lui sont interdites, et qui lui confie être juive libérale mais aussi « fanatiquement » allemande. Klemperer lui explique que ce mot a perdu toute valeur péjorative dans le langage d’Hitler, qu’il est détourné de son vrai sens, et renvoie à des notions nazis. Son amie, juive, avait intégré ce nouveau sens: laudatif.

Le quotidien et le travail de recherche

Dans sa vie de tous les jours, Klemperer est confronté à la vilenie et à la bassesse, avec la peur qui règne partout dans la société. Le 18 septembre 1941, il doit acheté 10 pfennigs son étoile jaune….Et les juifs sont regroupés dans une Judenhaus. 
Il note les réactions complexes et contradictoires des juifs qui l’entourent. De ceux qui respectent la tradition à la lettre à ceux qui se disent avant tout allemands…. Il constate qu’ils ont intégrés la violence qui leur est faite, ne se révoltent plus, n’imaginent même plus être traités autrement que par le mépris, enfermés dans la sidération et l’humiliation. 

Klemperer continue à relever les termes de cette nouvelle langue employée par les nazis, langue scientiste et techniciste, raciste. Par ses lectures, il comprend qu’un grand nombre de termes étaient déjà là, avant l’arrivée du nazisme et employés par ceux même qui sont persécutés. 

Il y a cette note du 31 mars 1942:
Il arrive que l’on veuille dissimuler la vérité derrière un flot de paroles. Mais la langue ne ment pas. Il arrive que l’on veuille dire la vérité. Mais la langue est plus vrai que celui qui la parle. Contre la vérité de la langue, il n’y a pas de remède. Les médecins qui font de la recherche peuvent lutter contre une maladie sitôt qu’ils en ont reconnu la nature. Les philologues et les poètes reconnaissent la nature de la langue; mais ils ne peuvent empêcher la langue de dire la vérité.

S’agit-il d’une histoire culturelle ou d’une histoire de la langue ? Pour Klemperer, ce n’est ni l’une ni l’autre, mais une Lingua veritas. 

Et malgré la difficulté d’avoir prise sur son temps, ce fut ses connaissances antérieures et sa réflexion sur la langue, soutenue par sa mémoire et par des écrits que Klemperer construit son analyse de cette langue nazie.
Nous ne savons rien du passé lointain, parce que nous n’y étions pas; nous ne savons rien du présent, parce que nous y sommes. Seul le souvenir du passé que nous avons nous-mêmes vécu peut nous permettre d’acquérir après-coup une once de savoir – et d’un  savoir très peu sûr.

Il se met à lire des ouvrages particuliers pour comprendre ce qui se passe et comment la langue a mué. Des ouvrages comme celui de Werner Sonbart qui remet en cause les valeurs démocratiques, et considérait le judaïsme comme rationaliste, sans sentiment ni émotion, qui « venait menacer l’irrationnel et le mystérieux si caractéristiques selon lui de la culture allemande ». Il note aussi que des intellectuels avaient dénigré l’intellectualisme laissant la place à l’extase dévote. Il lira aussi Ratheneau qui prône une« démocratie industrielle prospère »au lendemain de la première guerre mondiale, et dont l’influence persiste.

A cela s’ajoute le constat d’une fatigue de la démocratie, une perte d’énergie pour défendre les libertés qui président aux responsabilités dans un tel régime, une forme de lassitude
Comme lui, Hannah Arendt (8) explique plus tard que «ces sombres temps»   s’accompagnent d’une délégation des pouvoirs à une haute autorité, avec l’acceptation du retrait des libertés privées et des intérêts essentiels.  

La fin de la guerre. La présence russe

Durant les années 1942 et 1943, il sent que le régime hitlérien est voué à sa perte mais il voit la destruction des juifs d’Europe, exterminés en Pologne, en Ukraine, en Roumanie. Les allemands, eux aussi sont sous le régime de la terreur et de la peur, devant cet état dont ils ont toléré l’installation. 

Les villes allemandes sont de plus en plus bombardées puis ce fut le tour de Dresde et c’est du haut de la ville que les Klemperer virent l’incendie la ravageant. Dans les derniers instants de la guerre, il rencontra une jeune femme, « ouvrière berlinoise » qui fut emprisonnée pour avoir dit -des mots «- qui n’ont pas plu »

Klemperer pris alors conscience de la nécessité de mettre en forme et d’écrire ce qu’il avait consigné dans son journal. Et c’est au printemps 1943 qu’il décide de la forme littéraire définitive que prendra la LTI: sous forme de Carnets dans lesquels il pourra intégrer facilement ses notes extraites de ses Journaux

La ville de Dresde se trouve alors en zone soviétique et fera partie de l’Allemagne de l’Est. En juin 1945, après avoir écouté le discours de Staline, il est convaincu   que cette langue fonctionne comme la LTI, et il la baptise LQI (Lingua Quarti Imperii).
Il constate des analogies entre langue nazie et langue bolchevique. Staline utilise des métaphores mécanistes comme le Führer, et le philologue l’entend comme  « une mise au pas » . Constat fait dans le quotidien où se côtoie autoritarisme, gangstérisme des militaires soviétiques qui se moquent de tout. 

Un sentiment terrible est éprouvé devant la destruction – totale – de la ville . Mais ce terme fait partie de la LTI…. Emerge alors ce désir de penser cette destruction, de la ville et de la langue.  Il écrit en juillet 1947:
La dégradation de la Raison: voilà la racine du mal, la plus profonde, sa racine véritablement allemande.

Et Adorno, revenu en Allemagne, écrira encore « que la culture, dans cette Allemagne d’après-guerre, » avait pour fonction de …faire oublier et refouler les horreurs commises et les responsabilités de chacun dans ces horreurs.

Klemperer comprend alors qu’au temps de la République de Weimar, l’expression « l’esprit de système »,  si fortement critiquée au temps des nazis, permettait de créer des pensées, en s’appuyant sur la culture. La culture comme tremplin non comme effacement du passé. 

Ce qui a permis la LTI 

Cette langue est construite sur des slogans et un jargon bien particulier, avec les mots détournés de leur sens ou passant d’un domaine d’application à un autre, privilégiant le rapport technique au monde. Cette LTI persistera dans la langue pendant longtemps, « dans les esprits et les âmes » et les écrivains s’acharneront à en démonter les mécanismes dans les décennies qui suivront, les expressions isolées, les tournures, les formes syntaxiques, dans la combinaison des préfixes et des suffixes qui construisent les mots de la langue allemande. Les mots ont été retournés et leur répétition incessante s’inscrivait dans les esprits.

Klemperer ne comprend pas l’attitude des intellectuels par leur plongée dans ce régime nazi: il en conclut à une trahison où que se porte le regard.  Il le comprend d’autant plus mal venant de gens cultivés qui après la guerre ne paraîtront pas s’en préoccuper, et continueront à vivre en paraissant ignorer leur engagement passé. C’est qu’au départ, ils se sentaient profondément supérieurs intellectuellement au Führer et pensaient le manipuler, tout en étant serviles. 

L’émotion étant un autre facteur qui structure les phrases allemandes, il écrit:
Le sentiment devait supplanter la pensée, et lui-même devait céder devant un état d’hébétement, d’aboulie et d’insensibilité; où aurait tant pris sinon la masse nécessaire des bourreaux et des tortionnaires?… la pantalonnade sentimentale du nazisme… est un péché mortel… consistait à travestir délibérément les choses de la raison dans la sphère du sentiment et à les déformer délibérément à la faveur de l’obscurcissement  affectif.

Cette émotionnalisation de la langue s’est introduite jusque dans celle du quotidien. Les mots sont sortis de cet usage quotidien et introduits dans d’autres contextes: le sens devient alors différent. Les mots de la LTI s’appuient aussi sur l’usage du superlatif, interdit pour les pratiques publicitaires. Il explique :
 … l’exagération permanente appelle un renforcement croissant de l’exagération et l’émoussement de la sensibilité; le scepticisme et, pour finir, l’incrédulité ne peuvent manquer d’en découler.

Par ailleurs, lorsque l’on analyse la manière dont est écrit un texte, on s’attache à l’étude du style. Celui-ci ne dissimule pas l’auteur au yeux du lecteur, mais bien au contraire le dévoile. Klemperer écrit, contre l’idée de Talleyrand: 
Ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. Tel est sans doute aussi le sens de la sentence : le style c’est l’homme ; les déclarations d’un homme auront beau être mensongères, le style de son langage met son être à nu.

Si la langue se trouve être prise dans l’émotion, en contre partie, elle dirige « les convictions, les idées, les émotions ». Les même mots répétés à ne plus en pouvoir, deviennent comme des doses de poison qui s’infiltrent dans les esprits, sans que les gens en prennent conscience. Ils ont acceptés, sans s’en apercevoir, d’être manipulés par cette langue. 
Klemperer donne un exemple: le terme évacuation. Son sens premier est évacuer une population, c‘est pour son bien, devant un danger imminent. Mais dans le contexte nazi, il prend le sens de conduire à la mort une population. La substitution du sens premier du mot au sens second construit un autre monde, proprement inhumain.

Après la fin de la guerre, la dénazification s’est aussi attachée à un travail sur la langue, car ceux qui ont cédé et accepté devant « l’effacement de la langue commune », ont perdu toute « souveraineté, tout pouvoir de résistance aux diktats… et bien souvent toute part d’humanité ». 

L’importance du romantisme et la nécessité de le nuancer  

Pour approfondir la notion de romantisme dont on a évoqué le lien avec Rousseau, Klemperer nuance la notion de romantisme allemand, qu’il distingue «du romantisme teuton ». Il définit ce dernier, dans la LTI,  comme un romantisme rétréci, borné et perverti…kitsch. (9) Pour lui, le romantisme allemand est celui de la dernière décennie du XVIIIe, l’Aufklärung (les Lumières allemandes) qui  partagea les idées enthousiasmantes de la révolution française.

Pour l’essayiste Rüdiger Safranski, le romantisme est défini par le mot « Romantik », courant poétique et philosophique. Ce terme est là pour répondre à la raison qui reste une réponse insuffisante devant les événements du monde, mais qui fonctionne aussi comme une réponse critique face à la modernité. Il l’oppose au terme « Romantisch », « une attitude d’esprit, une mentalité », dont « les prolongements passent par Wagner, Nietzsche », jusqu’au  « nazisme ». Dans le premier romantisme, littéraire et philosophique, rien n’annonce les dérives du national-socialisme, mais cependant, il reste que le romantisme n’est pas la seule explication du nazisme.

Dans ses Carnets, Klemperer revient sur l’influence de la notion du romantisme sur la catastrophe allemande. Il nuance, comme Thomas Mann et Jeffrey Herf  que ce n’est pas la totalité de la culture allemande qui est responsable de ce désastre, mais plutôt certains éléments de cette culture. 

En 1941, il abandonne la notion de différence entre romantisme allemand et romantisme teuton. Pour lui, en septembre 1944, le national- socialisme allemand est la
… la conséquence la plus venimeuse,… la conséquence ultime et paroxystique, du romantisme allemand ; celui-ci est tout aussi coupable et innocent à son égard que le christianisme à l’égard de l’inquisition …

Le romantisme trouve sa pleine expression dans la question de la race et plus particulièrement « dans la question juive ». 
Et c’est précisément là, sur ce point essentiel, que se manifeste la perte absolue de toute dimension spirituelle, l’imposture et la descente absolue aux enfers du romantisme sous le troisième Reich. (10) La perte de l’idéal humaniste, la notion de toute puissance, la raison remplacée par le sentiment, les éléments qui ont permis   au  nazisme d’émerger. A cette perte vient s’ajouter la notion de conscience nationale exacerbée, et c’est dans cette alliance que  se perd « le sentiment de solidarité avec l’humanité caractérisant le romantisme des débuts ». 
Mais se pose la question de comprendre pourquoi il y a eu cette absence de résistance. Klemperer l’explique comme étant du à la caractéristique essentielle du mouvement intellectuel le plus allemand qui soitl’absence de toute limite.
Le sociologue Zygmunt Bauman (11), lui, l’explique comme étant une caractéristique de la modernité, associée à la toute puissance de la technique, « à l’origine même de l’Holocauste ».

Finalement, en novembre 1945, l’auteur de la LTI revient sur sa distinction entre les deux formes de romantisme, en écrivant:
Une tumeur cancéreuse dans la chair allemande…l’ultime dégénérescence du romantisme teuton. 
Ce romantisme qui met en avant l’intuition, le sentiment du vrai, la croissance organique, « l’affect »,  a permis au nazisme de justifier -organiquement- l’unité de la -communauté nationale – ». (12)

Les lectures actuelles 

Après la guerre, Klemperer est obligé d’adhérer au parti communiste de l’Allemagne de l’Est. Il considère alors qu’il n’y a pas de différence entre la LTI et LQI. 
Frédéric Joly examine les intellectuels de ces deux mondes qui comprirent l’importance des travaux de Klemperer.

Pierre Pachet le vérifie en retournant en Pologne et en reprenant l’expression forgée par Milosz, logocratie. Il explique que c’est: 
un pouvoir de la parole….de la phraséologie autant que de l’idéologie, s’exerçant sur les consciences, entraînant l’adhésion, la conviction ou la soumission. 

Il se sent concerné et intéressé par le « travail de la langue », comment les mots vivent, en perdant un sens pour en retrouver un autre, entre connotation et dénotation, leur vie en somme, « cette besogne des mots qu’évoquait Georges Bataille ». « La richesse d’une langue » doit rester « inentamée, préservée de toute manipulation ou volonté de simplification. Si une langue se simplifie pour devenir un simple outil de communication, par exemple, à certains niveaux de nos sociétés, cette transformation peut avoir -un goût amer- ». 

Et les communistes sont arrivés à « déposséder le sujet parlant de toute souveraineté » ce qui le conduit à ne plus savoir distinguer le faux du vrai. 
« À l’instar de la LTI, la LQI était en effet un langage pour croire et faire croire, mais aussi pour faire et faire faire », écrit Joly en continuant son analyse de ceux qui se sont intéressés à la langue, dans le sillage de Klemperer, en évoquant l’expérience de l’écrivain polonais Kazimierz Brandys, qui a souffert du nationalisme antisémite polonais. Communiste après la guerre, il fut interdit de publication parce qu’il avait pris parti pour les ouvriers en grève. Rompant avec le communisme, il est convaincu que la parole doit être clairement soutenue par une pensée critique et même « radicale ».  Il s’exile alors à Paris. 
Si Klemperer était resté en Allemagne, à Dresde, c’était certainement que quitter ce pays lui était difficilement envisageable. Mais avec Brandys, apparait une nouvelle figure de l’exilé, celui qui est exclu dans sa société,  et qui s’en exclut volontairement. Choisissant un autre pays pour vivre, il devient la figure du dissident. 

D’autres penseurs, à la fin du XXe siècle, comme Herling ou Bollack , considèrent que notre époque voit un appauvrissement de la langue et de la structuration de la pensée, déterminés en grande partie par l’omniprésence des structures économiques libérales.

Pour Jean-Christophe Bailly, le langage reste un outil de communication mais pas uniquement: il signifie. 
Chaque langue présente ce qu’a été la fréquentation du monde par ceux qui la parlent. (13)
Mais bien souvent, les mots de la langue, sans la charge ancienne qu’ils portent et qui leur donne une densité, sont devenus des « outils » bien agencés entre eux. Et Frédéric Joly de commenter: 
« Il faut désormais délivrer un message sans ambiguïté, à coup de phrases brèves faites de peu de mots, comme y incitent notamment les techniques d’ « empowerment», de « capacitation », censées permettre aux modernes de toujours plus « s’optimiser ». 

La langue ne cherche plus à émouvoir, à faire réfléchir, à poser tous les sens contenus dans les mots, mais à délivrer -un message- qui exclut toute subjectivité. 
Ce langage « de la fonctionnalité » a, dans les années 80, envahit un certain domaine de la psychologie comportementaliste. Cela permet alors «  d’évaluer les comportements,  les actes, les sentiments ». Des mots, des formules toutes faites surgissent dans le langage, d’une manière incontrôlée parce que rentrés dans la mémoire, et l’on voit les termes techniques surgir dans les actes de la vie quotidienne. 
Pour appuyer ce qu’il énonce, l’auteur rappelle cette émission de France-Culture dans laquelle l’écrivain Grégoire Bouillier évoque les expressions «  profiter d’un bon moment …bien profiter de ses vacances… gérer les légumes ou …le beurre…. ». (14)
« La culture de la fonctionnalité est désormais adoptée ». 

Mais suivant les couches sociales, la langue est devenue différente. Les temps ne sont pas les mêmes. Zymunt Bauman écrivait dans Rétrotopia:
Le gouffre infranchissable qui se constate depuis le début de notre nouveau siècle entre les langages respectifs de l’élite et du reste de la population n’a en fait jamais été aussi spectaculaire depuis le Moyen-Âge.

Il y a un langage d’une certaine élite, « précis …raffiné…juridico-administratif…gourmand d’acronymes » auquel s’oppose le langage des réseaux sociaux – vidé de tous liens historiques, culturels, langagiers, dans l’immédiateté du présent, langage souvent phonétique, (sans les codes orthographiques qui font tenir la langue); lieu où souvent l’injure est la règle. Mona Ozouf écrit:
La confiance mise dans la brutalité de l’insulte, s’accompagne d’une méfiance pour le choix attentif des mots.

D’où un regard agressif pour celui qui possède les mots.

Ceci est du à « l’effacement de la langue commune » par l’envahissement de la langue technique et de ses applications. Ne pas maîtriser cette langue, « cause d’humiliation et de peur », conduit à douter de l’État et de ce qu’il propose, les gens n’en voyant pas les bienfaits. Le vrai n’est plus recherché parce que « la vérité » est considérée « comme inutile ».
Les gens en arrivent à croire plus en leurs préjugés confondant la réalité du monde et leur confiance en eux. D’où la croyance en des opinions factuels, sans les confronter à des sources sûres, alors même que celles-ci ne soient pas contestées. Leonardo Sciascia, précise que la capacité à voir le monde tel qu’il est et non tel qu’on aimerait qu’il soit, ne suffit pas pour avoir la bonne intuition de la réalité. Il écrit qu’il faut aussi avoir…
L’indépendance, l’isolement, l’absence de tout lien avec une forme de pouvoir constitué quel qu’il soit, l’indifférence à tout chantage économique, idéologique, culturel, voire sentimental. Ce que l’on eût appelé autrefois, non sans solennité, le dédain des biens de la terre. (15)

Hannah Arendt insiste sur le besoin de « permanence » que demandent les hommes en opposition aux « temps sombres » qu’elle a partagés avec Victor Klemperer. Ce ne sont pas les nôtres, mais ces derniers sont marqués par l’impermanence, comme aux temps des deux intellectuels. En ces moments-là, où l’homme a un rapport distendu avec la vérité, alors que le domaine public n’assure plus cette fonction de clarté, apparaît une langue inconnuetraversée par d’incontrôlables …inquiétantes résurgences sémantiques.  (16) Comme exemple, on pourrait prendre le terme de « système et la nécessité de le mettre à bas», employé en 2019, dans un article du Figaro dans le titre «  Le système va-t-il exploser ? », au sujet du système capitaliste. 

Et Frédéric Joly d’ajouter que l’on parlera la LTI.

En se référant à Lessing, auteur de Nathan le Sage, si bien analysé par Hannah Arendt, il évoque l’importance de l’ouverture à la pensée, sans être attaché à un système de pensée en particulier, c’est à dire avoir une disponibilité de pensée.
Thomas Mann, l’auteur de La montagne magique, écrit dans ce sens:
… le langage en soi est une critique de la vie. Il nomme, il frappe, il désigne et juge, en rendant vivant. (17)

Puis l’auteur de cet essai, que nous avons tenté de résumer, termine par une comparaison entre Ghershom Scholem, convaincu lui, à la différence de Victor Klemperer, que les juifs n’avaient pas de place en Allemagne, parti jeune en Palestine, alors que l’auteur de la LTI était convaincu, au début des années trente que les juifs étaient des allemands, et peu partisan du sionisme. Ce qui réunissait alors ces deux hommes, si différents, c’était « une conviction – loi de la dialectique  talmudique aux yeux de Scholem, qualité intrinsèque à la langue pour Klemperer- : la certitude, inébranlable, que la vérité est une fonction permanente du langage. »

Résumé  (et titres) par Ghyslaine Schneider
Mai 2020

1 Sébastien Haffner,  Histoire d’un allemand. Souvenirs 1914-1933. 2000.
2 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951.
3 Thomas Mann, L’Allemagne et les allemands, Les exigences du jour. Grasset, 2003.
4  Leonardo Sciascia :Noir sur noir.
5 V. Klemperer: Mes soldats de papier. Journal 1933-1941. Vol. 1.
6 Frédéric Joly, p. 79.
7 Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire
8 Hannah Arendt, De l’Humanité dans « de sombres temps », Réflexions sur Lessing. Conférence donnée en 1959, in Vies politiques.
9 LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue.
10 Klemperer, Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945, vol. II
11 Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, 2002.
12 Laurence Kahn, Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse.
13 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage. Voyage au pays des noms communs. 1997
14 https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/gregoire-bouillier-journal-des-gilets-jaunes
15 Leonardo Sciascia, Noir sur noir
16 Olivier Renaud, La langue des temps sombres: Canetti, Klemperer, Benjamin.
17 Thomas Mann, Sur le mariage. Lessing. Freud et la pensée moderne

A lire: 

Gustave Herling: Les perles de Vermeer. Journal écrit la nuit; Un monde à part
Leonardo Sciascia: Noir sur noirLa mer couleur de vin
Thomas Mann: Joseph et ses frères; La loi
Olivier Renaud: la langue des temps sombres: Canetti, Klemperer, Benjamin.
Barbara Cassin: Quand dire, c’est vraiment faire.
Clzeslaw Milosz: La pensée captive . Essai sur les logocraties populaires.
Pierre Pachet: L’œuvre des jours