GINZBURG Natalia, Les mots de la tribu

Malgré la difficulté des personnages à trouver les mots qui correspondent à la réalité ou au monde des songes, pour dire la vie intérieure qui est la leur, l’écrivaine Natalia Ginzburg, dans ce récit autobiographique met en scène, en littérature, de  son regard d’enfant à celui d’adulte, les « mots » (maux ?) de sa famille (jeu sur les sonorités que permet la traduction française du titre italien Lessico famigliare, ce dernier renvoyant plus à ce vocabulaire intime, propre à une famille, ces mots familiers de tous les jours comme ceux prononcés dans les moments importants de la vie, dont la simplicité dit la charge d’émotions intérieures et, ici, l’impossible parole de dialogue ). 

Née pendant la première guerre mondiale, elle traversera la seconde dans les épreuves d’une vie adulte, dans les séparations et les douleurs que cette guerre engendra, les sourires et les moments heureux. La tribu, c’est sa famille, son père qui ne sait que commenter une situation grave qu’« en hurlant », avec une série d’expressions et de mots toujours les mêmes,  et sa mère, répétant de courtes phrases, variant dans le temps et dans ses rapports avec les autres membres de la famille ou leurs amis. Avec un fond de plainte, mais avec cette capacité à contourner vite les obstacles de la vie par un attachement à une matérialité qui la sauve de ses angoisses. Il y a les enfants, les trois garçons et les deux filles. Leurs amis, garçons et filles. Puis les adultes qu’ils sont devenus avec la vieillesse des parents, les amis disparus, les amours rompus ou tués,  durant le fascisme mussolinien et la guerre. 

Le texte s’ouvre sur les expressions du père et se termine sur la discussion de ce père et de la mère, vieillis, seuls éléments encore permanents de cette tribu aux enfants dispersés par la vie, ses épreuves et l’évolution personnelle de chacun. Il ne reste à ces parents  que les souvenirs de leur propre enfance, autour desquels ils continuent à jouer dans leur manière de les dire depuis toujours, ou à reprendre deux vers d’un poème fait par les amis de la tribu:
Soir et matin, comme il est beau de voir
La maison et la cave de Perego.
C’est ainsi que, inlassablement, les mots reviennent tout au long de la vie, devenant la culture de la tribu. 

Mais la qualité extrême de ce texte tient en deux points.
Souvent les événements importants sont peu décrits.  Parfois aussi, rien ne les laisse prévoir. Ils sont arrivés et narrés en quelques mots. Ce creux  silencieux, se coulant dans le temps de la narration, suspend le discours en déroutant l’imagination  du lecteur. 

Cette sobriété évite l’écriture d’événements qui pourraient faire appel à des sentiments pathétiques, et dans cette absence, une véritable émotion, pleine de pudeur, apparaît. Pour dire le passage inéluctable du temps, par exemple, Natalia Ginzburg décrit la maison d’édition où elle travailla jusqu’à la guerre avec son mari, Leone, tué par les fascistes. Du début de la guerre, alors que les Allemands envahissaient la France, à …peu à peu la guerre s’éloignait, puis ce passage des poêles en briques au …chauffage central, des étagères aux …bibliothèques suédoises, des reproductions punaisées aux …tableaux, le temps de plusieurs années sont passés et l’on devine que la vie  de tous a changé. En un seul court paragraphe. Les objets deviennent les personnages-marqueurs d’un temps qui est passé et ce regard par dessus l‘épaule, dit le changement inéluctable de l’humain. Ce mouvement rapide, rétrospectif dans le temps de l’écriture traduit  des événements prégnants, importants, mais dépassés par le mouvement de la vie.  Ce qui est essentiel alors, c’est leurs émotions qui surgissent, et continuent à vivre dans les personnages de la tribu, qui les modèlent et nous envahissent.

Mais aussi, les expressions de la « tribu », répétées si souvent, avec de faibles variantes, courtes, violentes ou furieuses semblent traduire une impossibilité de déplier les sens de ce qui est vécu, avec toutes les nuances du ressenti intérieur. On reste à la surface des événements, dans cette absence d’écoute des désirs et des ressentis de l’autre. 

Cette absence de description laisse la porte ouverte au lecteur pour imaginer ce qui n’est pas écrit, et c’est là encore que ce situe l’essentiel de cette écriture.
C’est dans ce qui est tu qu’il faut aller chercher ce qui est vital pour chacun et qui fait sens. 

Ghyslaine Schneider