MICHON Pierre, Les Onze et Abbés

Pierre Michon, sa voix, lente, précise, étonnamment précise.
Cet homme que l’on voit et entend plus souvent.
Les rides qui parcourent son visage comme les mots qui s’étirent dans ces romans.  Aux mots si précis. Comme les idées. Dans ce court silence que suspend la réflexion. Aussi. Au rire qui fait rire.
A l’hommage récent. Un Cahier de L’Herne entièrement consacré à ce qu’il a écrit.

Alors, lorsque l’on a lu ses deux romans, Abbés ( même si celui-ci est une commande de la région Loire) et Les Onze, ( mis si longtemps à être écrit, du début de 1993, bicentenaire de la Terreur, et publié en 2009) des questions se posent. Il y aurait-il des fils communs tissés par leur auteur, entre ces deux textes, si différents, dans la maturation profonde de l’écriture ? Des histoires si particulières peuvent-elles construire une trame d’un roman l’autre, derrière le choix fait de les lire ensemble, …l’un après l’autre?

Lorsque la lecture commence, située dans ce Moyen-Âge et cette fin du 18e siècle, le lecteur est tenté d’aller vérifier les noms des lieux sur google pour se sentir être en lien réel avec ces histoires, voir, voir la géographie très lointaine de ces – noms de pays – , parce qu’avant les noms du pays poitevin, en parlant d’Eble, sur l’île naine de Saint-Michel, devant la mer énorme, …les nuages et l’eau. Car l’abbaye naine de St Michel, il l’a gardée, cette phrase entraine l’imagination vers l’île du Mont Saint-Michel. Et c’est après, lorsqu’il lit : on appelle ça le désert, l’ermitage, Saint-Michel-en-l’Herm, qu’il s’interroge sur la superposition de ces deux lieux. Et dans ce mouvement induit, même si la réalité des noms de villages reste dans cette dualité, un certain-incertain, il découvre l’irruption d’une topographie, romanesque,ancienne et peut-il décider imaginaire.
Il y a des lieux issus du réel. Comme dans Les Onze, le pays de Loire longe les rives du fleuve, d’un hameau l’autre. Lieux de grands travaux, lieux d’enrichissement sur l’eau, pour le grand-père, lieux de promenade de sa femme et de sa fille, mère de Françoizélie !, Corentin, le peintre. Lieux d’Europe, de Wurzbourg, où Tiepolo peint dans le ciel des plafonds le temps de la douceur de vivre, lieu à Paris, l’église Saint-Nicolas, dans la nuit glacée et noire, où Corentin, enveloppé d’une houppelande, couleur fumée d’enfer, accepte de peindre pour le pouvoir, ces hommes qui infligèrent la Terreur.
Si dans Abbés, comme l’explique Pierre Michon, des écrits du 19e siècle sur les Chroniques anciennes du pays nantais développent un court paragraphe sur Maillezais, l’écrivain développera à partir de celui-ci, cette géographie de marais, la terre ferme se gagnant sur Tohu et Bohu, cette énergie de la création remontant les murs écroulés, perpétuant la gloire d’une abbaye … Pour l’autre récit, le fleuve court le long des villages des pays de Loire, dans la boue noire des travaux, le ciment limousin, sang et boue pétris.

Le lecteur a un autre privilège. Il voit dans le regard du narrateur, voit de la pluie sur le monde…vois les chalands emballés…vois ce prodigieux alambic…vois les saules…je peux voir aussi sous leurs chapeaux…Mais je ne peux pas voir aussi nettement que Corentin les voit en souvenir parce que je ne les ai pas connus vivantes, les deux spectres blonds avec des jupes…. Temps lointain du 18iéme finissant s’accrochant à celui du narrateur racontant à Monsieur, son interlocuteur, et notre temps de lecteur lisant dans une sorte de temps aboli.
Le narrateur s’efface devant son personnage, lui construisant la nature de ses souvenirs. Fabrique de la création, mais puissance évocatoire du donner à voir, celle-ci, essentielle dans l’écriture de Michon.
De là, délibérément, une topographie romanesque se lie avec les personnages. L’enfant Corentin, sur la levée, entouré des deux femmes penchées sur cet enfant puissant.  En bas, dans la boue noire du fleuve et de ses miasmes, les Limousins. Lien entre paysage et personnages, les mots du Limousin en contre-bas Diàu ei ùn tchi, les mots de l’enfant sur la butée, le peintre Corentin, « Ils ne font rien, car ils travaillent. » Et plus loin, le narrateur, Vous y êtes? Vous sentez bien le trop de désir et le si peu de justice. Les personnages, le paysage, leur travail, sans trait d’union, mais dans une profonde vision circulaire, picturale.
Comme au moment des terres gagnées sur la mer, Eble en riant, en priant…descend y planter sa crosse. Elle tient bien, elle est dans la terre… Et la femme sans nom, a vu la crosse, c’est la mitre et la crosse qu’elle tient dans ses yeux fermés, entre ses pieds levés. Paysage intérieur et de la terre, terre-femme, femme ensemencée.

Topographie où le lecteur oscille dans ce chevauchement réalité-imaginaire.

Topographie du paysage, topographie des êtres.

Ce lien posé entre les personnage et la topographie des lieux, il en surgit un autre, celui des hommes, pères et fils. Les peintres et les abbés.

Tiepolo, le peintre, non comme il est décrit dans la première phrase, (celle dont Pierre Michon n’est pas satisfait parce que cela ouvre le récit comme un roman du 19e) mais plus jeune, deux peintres irrécusables…Giambattista Tiepolo en personne et GiandominicoTiepolo son fils…la tradition veut qu’il y soit…: Il ploie sous l’Empire, tendrement, suavement. Il est blond. Ce page est un type, pas un portrait. Et cette tradition vient d’un prédécesseur Véronèse. On est toujours le suivant et le prédécesseur de quelqu’un. Peut-être David, Vivant Denon…?
Filiation artistique. Filiation séminale.

Comme pour eux, précédant la période de la Révolution, les grands-pères, maternel de Suzanne et paternel de Corentin, l’enfant devenu, pour se distinguer dans le monde des Lettres, Corentin de la Marche. Le fils, Françoizélie, sans le  fils devenu père, car ils se virent peu, le deuxième Corentin, parti à Paris parce qu’en cette période des Lumières, l’écrivain servait à quelque chose, qu’il n’était pas ce que jusque là on avait cru; qu’il n’était pas cette exquise superfluité à l’usage des Grands…mais …une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes, le fils grandissant dans les criardes des deux femmes qui le dévorait d’amour.
Le père de Suzanne naissant dans le vieillard de Rembrandt, filiation du peintre, celui du tableau des Onze. Le père, marchand de vin limousin, dont le fils, François Corentin, porte cette impression qu’on est une taupe et qu’on doit à tout prix le cacher sous n’importe quelle plume…et dans le même mouvement, la paternité de François-Elie Corentin, le Tiepolo de la terreur, à qui il arriva de peindre Les Onze. Non la légèreté de la vie, mais l’ombre.
Il n’y a pas de transmission, il y a l’absence. Il y a les fils se démarquant des pères. Un fils peignant Les Onze, comme onze figures du père. Faut-il en passer par un meurtre … C’est étrange, Monsieur: il a mis la figure de son père sous la forme des onze tueurs du roi, du père de la nation- les onze parricides- comme on appelait alors les tueurs du roi.

Une transmission se fait aussi dans le monde médiéval.
Paternité spirituelle. Ici, la mort est commune, moins subtil qu’en peinture. Mais le sacrifice abrahamique.
Hugues par sa jeunesse, semble être le fils spirituel d’Eble.
Hugues possède la réponse au questionnement d’Eble sur la gloire. Il dit: …la gloire c’est bien et franc comme l’or, c’est flagrant et visible, c’est une mitre, c’est le feu et il dit d’une voix moins assurée que le diable peut faire usage de la gloire. Et on ne peut partager une même femme. Alors, on pense à la Bible, mais là ce n’est point Urie le Hittite, mais ce jeune moine qui pourrait bien être un fils. Il regarde ce petit Benoît qui lui a servi la messe…il pense à Hugues qui a l’âge de Benoît, aux fils qu’il n’a pas eus…. La terre sera fécondée par le meurtre du fils. L’abbé, devenu vieux, si proche de la mort, verra une petite fille blonde à tête d’étoupe, mille rayons serrés, de l’or jeté sur l’argent des brochets. Et c’est elle qui est dans la barque: il monte, elle l’emporte. Devenue ce Charon, léger et blond. Sa fille.

Cette suite d’hommes-abbés se poursuit dans les deux autres courts récits qui suivent et forment le pluriel du titre. Présence d’Hugues, l’ami trahissant son compagnon de chasse, Gaucelin. Ici encore, jalousie autour d’une femme. Répudiation d’Emma. Puis encore, le vieux Théodolin, volant une dent de la tête de Jean-Batiste, le Précurseur, le Supplanté, celui qui a parlé haut et fort et qu’à cause de sa parole on a coupé en deux.  Le méfait, raconté au jeune moine Hugues, libère sa parole, libérée, sans l’ombre d’un bégaiement. Parce qu’il a, par cette croyance-imposture de la dent, vu le signe qui donne sens à ce monde. Mais Théodolin, si vieux, comme un père,  apprend à Hugues, devenu abbé, que la tête est l’oeuvre d’un faussaire.
Insupportable, complexe, culpabilité.
Jalousie d’un vieillard pour la réussite de ce fils spirituel ?
La croyance qui soutenait  la parole est perdue. L’abbé Hugues sent sa parole de nouveau suspendue dans le vie…Il bégaie encore quelques mots, où certains croient reconnaître le verset de l’Ecclésiaste où il est question de paroles et de vent. C’est fini…Il ne parlera plus. Perdre sa parole. Ne plus croire en la parole de l’autre.
Et pour lier l’ensemble, c’est dans une barque, comme Eblé, que Théodolin monte, aidé par un jeune moine, fils sans filiation, ou plutôt dans la filiation de la hiérarchie religieuse, et enterre ou jette cette croyance qui donnait sens à la vie et libérait la parole. parce que toutes choses sont muables et proches de l’incertain…
Incertain des choses dans les fins possibles de l’histoire des personnages.

 

Tous  ces personnages se lient, en dehors des filiations de quelques nature qu’elles soient, par la création, celle qui redonne vie à la pierre, à la terre et à la croyance des hommes ou celle qui est l’art de donner à voir, la peinture, entre récit et Histoire.
Magie de la création de Dieu, Eblé s’appuie sur le Livre. …Et Dieu appela le sec: terre, et il appela: mers l’amas des eaux. Et Dieu vit que cela était bien.Troisième jour. La décision est prise: les hommes qui n’en sont qu’au deuxième jour, vont conquérir la terre sur la mer, …démêlées…le Tohu et Bohu. Pour la plus grande gloire et prospérité de l’abbaye. Le signe. Il faut croire au signe où plutôt un homme peut y mettre son désir, sous forme de croyance, reconstruire la maison de Dieu détruite ou lui redonner gloire. Il faut un homme pour le signe. Parce qu’Elbe savait que les moines, les frères lais sont là appelés par le gîte et l’écuelle, et certains par le désir de livres.

Emma dit que le sanglier,…la part fauve de saint Pien qui dans les Limbes attendait qu’on le délivrât…..elle dit qu’il faut en aviser les hommes de Dieu et avec leur permission relever le monastère. Elle demande à Guillaume la haute main sur le monastère. Femme forte, de pouvoir, inédite dans ce monde d’hommes. Ce sera alors une exaltation folle vers la mort. Et le narrateur continue: C’était bien un signe mais elle l’a mal lu. Ce n’était pas le sanglier de Dieu. C’était le sanglier qui a engendré…qui a engendré le crime, qui va engendrer sa mort. C’était le sanglier d’Emma…
Ainsi toutes choses sont muables et proches de l’incertain…Comme sur les deux  fins possibles du récit. Encore.
Comme le signe de la dent. La croyance dans ce signe, dans la sûreté de l’appartenance qui donne la force, à Hugues,l’homme à l’esprit fermé, silencieux, bégayant. Le sens du monde libère sa parole, dirige les hommes, construit ce monde de l’abbaye. Abbé lui aussi. Non pas mort comme le premier, mais plus tard, mort au sens que porte le monde.
Ainsi toutes choses sont muables et proches de l’incertain…Comme sur les deux  fins possibles du récit. Encore.

Se construit dans Les onze, cette incertitude de l’Histoire. Celle-ci, la grande surgissant dans celle, vite oubliée, des hommes. Le narrateur se fait faussaire-créateur dans la construction de ce tableau que tout lecteur veut vite voir, tant l’illusion, comme celle de la dent, construit une réalité : Les Onze sont dans la chambre terminale du Louvre, le saint des saints, sous la vitre blindée de cinq pouces.. Ces hommes politiques, tous avec un lien faible ou réel avec la littérature, que l’on imagine posant devant Corentin, dont la mission est précise, peindre un tableau-joker à jouer dans un moment crucial… une machine de guerre. Shakespeare est là en métaphore politique. Macbeth trahissant son roi pour le pouvoir. Encore. Filiation rompue.
Le narrateur nous rassure, raconte une vérité. D’autant plus vrai que l’historien Michelet en parle. Il a écrit la-dessus. Citation qui ne peut qu’accréditer cette histoire. Michelet peut-il se tromper puisqu’il a vu Les onze dans un tableau de Géricault…mais il a vu surtout le fauteuil…de souffre, qui existe au Musée Carnavalet. Subtil, le narrateur applique à Michelet ce qu’il fait au lecteur. Falsification, …reconstruction, et il met une table dans ce tableau, et voilà qu’il devient une cène laïque …sa cène républicaine renoue aves le repas originaire. Mais le lecteur, comme le narrateur le lui laisse entendre, a du mal à se passer de Judas, même si on peut se passer du christ, comme Les onze le prouvent.

L’Histoire viendrait justifier cette histoire de Pierre Michon, l’auteur qui veut nous faire penser qu’il écrit, qu’il rêve d’écrire l’Histoire, la vraie. C’est le lecteur qui est embarqué dans une drôle d’histoire de faussaire, de mystification par un narrateur malicieux. Mais c’est une histoire qui nous parle de la Terreur. Terreur de ce temps, terreur devant la violence des hommes aussi. De la tête des hommes à celle des chevaux, créatures d’effroi et d’emportement…surgies de l’Apocalypse de Jean…
Le narrateur nous ramène à cette violence originelle que les homme peignaient sur les murs des grottes.
C’est Lascaux, Monsieur. Les forces. Les puissances. Les commissaires.
Et la puissance dans la langue de Michelet s’appellent l’Histoire.

 

 

Dans l’écriture, il y a la matière personnelle de l’auteur, faite de ses émotions, des étincelles de son existence pour atteindre l’universel et comme l’explique Roland Barthes dans la circulation des textes antérieures (ou contemporains) dans la tête (ou la main de l’artiste).*
Et ce mouvement sous-tend ces récits-histoires, dans le frôlement de l’Histoire, nous entraînant vers le récit, devenant réalité incertaine, sorti d’un imaginaire pour bousculer le nôtre, ces fictions sont portées par une belle langue. Une langue peu contemporaine, où une place juste est donnée aux mots, aux mots répétés en écho dans les phrases. Une langue qui crée une émotion dans cette forme précieuse, imprégnée des textes anciens de notre littérature. Une langue raffinée qui permet de rentrer dans un temps, celui des êtres… dans le temps de la parole qui se déplie.

 

Ghyslaine Schneider

 

* Interview avec Laure Adler, France-Inter, L’heure bleue
* Roland Barthes: Cy Twombly