MAUVIGNIER Laurent, Des hommes

Oui, c’est ça, je suis un homme, pense Rabut, en reprenant les paroles des vieux qui ont été à Verdun, même si leur guerre fut autre chose, disent-ils,  que cette guerre d’Algérie. 

La guerre comme un passage initiatique….?

Ce roman laisse surgir l’émotion, la douleur des souffrances et des peurs de ces jeunes hommes, presque des gamins, appelés en Algérie, sur une terre inconnue, loin de leur vie quotidienne, partant avec en tête certains clichés sur ce qui risque d’arriver, plongés dans une guerre qui ne dira pas son nom, ou plutôt en avancera d’autres, – événements ou pacification-. 

L’auteur a expliqué, lors de la parution de son livre en 2009, qu’il ne voulait pas écrire une oeuvre historique comme le faisait Benjamin Stora, mais plutôt travailler sur les traces que cette guerre a laissées dans les mémoires, le psychisme et les corps de ces jeunes et dans leurs familles. Et des questions   se posent sur le silence qui s’en ait suivi, le silence sur ce qu’ils ont vu et vécu, sauf sur l’écume de leur camaraderie. 

Effectivement ce roman qui se divise en quatre moments temporels, présente en fait trois mouvements de tension et de rythme différents, où la guerre d’Algérie prend une place centrale pour émerger au centre même de l’histoire familiale.

Ce premier mouvement, l’histoire de la famille,est le récit de cette journée d’anniversaire, la surprise provoquée par le bijou offert à Solange, la soeur de Bernard, devenu Feu de bois, depuis son retour dans cette campagne française.  Le conflit familial contenu mais présent dans les consciences de cette fratrie peut éclater, et le début du roman prend l’allure d’un drame. 

Il met en avant la société des campagnes françaises, au sortir de la deuxième guerre,  après la défaite en Indochine, et après le surgissement d’une autre. L’Algérie, dernier vestige et -joyau- de l’empire colonial, se déchire à travers – les événements- entre le mouvement indépendantiste, les français tenant encore à cette terre, et ceux de France qui veulent vivre tranquilles et profiter de cette période d’expansion économique. 

Dans ce contexte politico-économique qui joue un rôle certain, même sans être à proprement explicité par le narrateur, s’ajoutent les rapports familiaux de cette fratrie, autour du père et de la Vieille qui manifestement n’ont pas aimé ce fils, Bernard. Lui, il est ressenti comme différent, se sentant incompris, se comprenant déjà mal lui-même, voulant se sortir de cet enfermement, de son intransigeance. 

Bien des années après la fin de la guerre, un conflit violent surgit de l’achat incompréhensif d’un bijou cher, se poursuit par l’agression sur  l’ami de Solange, l’algérien Saïd Chefraoui  et sa famille, agression qui mime, on le comprendra plus tard, ce qu’on fait les soldats français dans les villages algériens: le chien blessé, une tentative de viol, une confrontation entre les deux hommes. Un refoulé intolérable, traumatisant, indicible. Personne ne se posera des questions sur le pourquoi de ces gestes de violence sauf le cousin, Rabut, compagnon d’infortune de ce service militaire vécu en Algérie, laissant remonter ce vécu lointain qui a marqué silencieusement son corps et sa vie. 

Une question le taraude: Moi je suis resté encore assis…le temps de penser à cette phrase soudain agressive, que je n’ai pas dite…monsieur le Maire, vous vous souvenez de la première fois que vous avez vu un Arabe ? Se rappelant alors le départ de ces jeunes appelés, la fiancée perdue, la peur malgré le fusil, pour constater que le maire est un peu trop jeune pour l’avoir connue, cette « sale guerre ». Et cet agression débusque l’Algérie dans la conscience de Rabut sans qu’il puisse mettre des mots dessus. 

Le deuxième moment sera celui de la guerre en Algérie, et il correspond au chapitre  intitulé Nuit, composant le centre de la narration. La guerre qui mettra des décennies à dire son nom. Pour la nommer dans sa réalité et sa vérité. 

Ce moment commence par l’irruption des soldats dans un village. Les violences intolérables qu’ils font  subir à la population. Les représailles des fellaghas. Cette violence de l’armée faite à la population musulmane*, paysanne et la violence que la guerre leur oblige à faire et subir se continue en rentrant de mission, le soir. Naturellement, il y a un personnage antimilitariste, Châtel qui soutient intérieurement les algériens mais qui leur fait vivre la violence qu’il subit d’être là contre eux, s’en effrayant lui-même. La peur de l’ennemi, la solitude face à un potentiel danger, la frayeur de souffrir dans le corps, le corps qui transpire d’angoisse, de cette attente remplissant leurs nuits de garde.  C’est la violence dans tous les sens, le jour aussi, dans la chaleur moite de la peur lors des patrouilles, dans la poussière et la pierraille. 

Il y a encore, et c’est le parti pris narratif de raconter cette histoire de guerre du point de vue de ces jeunes soldats, la violence des fellaghas faite aux français. L’exemple emblématique sera celui du médecin qui sidèrera, restera dans les esprits, reviendra dans les rêves longtemps après. On est marqué à vie par des images tellement atroces qu’on ne sait pas se les dire à soi-même. 

Cependant, il y a la force de la jeunesse, le désir d’en finir, d’arriver à la quille, mot qu’ils répètent parfois en coeur, mot merveilleux, incantatoire, libérateur. Dans cet espoir d’en finir, les permissions sont l’occasion d’accéder à la vie des villes avec ce qu’elle comporte de divertissements, l’alcool, les femmes, la danse, la mer, les plaisanteries de toute jeunesse en dehors d’être « sous les drapeaux ». Et les histoires d’amour, Bernard rencontrant Mireille, elle devenant dans son imagination un tremplin pour se construire une autre vie lors du retour en France, leur rendez-vous manqué, cause apparente de la bagarre, celle-ci se répercutant  sur la vie militaire et la mort de nombreux de leurs camarades. Comment se remettre de ça ? De cette culpabilité où se mélange histoire de famille, histoire amoureuse et Histoire d’un pays ? Un trauma profond, refoulé, indicible et destructeur comme il s’exemplifie dans le personnage de Bernard.

Et avec ce qui s’imprime dans la mémoire et les corps, il y a les photos, celles qui racontent les moments heureux, le sourire des copains. Les photos qui restent dans une boite, archives pour une possible catharsis et celles qui sont affichées au mur, au détriment de celles d’après le retour, plus intimes et familiales, parce qu’il n’y a de vrai que ces moments de bonheur pris à l’horreur, rendus plus forts à cause de cela. 

Et enfin ce troisième mouvement correspondant au dernier chapitre, Matin, évoquant les liens tissés entre l’Histoire et l’histoire de la famille, où se dénoue une parole impossible à se dire. Là, à la fin du roman, ce qui avait émergé difficilement dans la conscience de Rabut au début, la folie violente de Feu de bois s’associant enfin péniblement à la guerre d’Algérie, se lie, se dit en mot. Rabut naît à lui-même et à ce pays, après tant d’années. La souffrance, si longtemps tue, laisse émerger une reconnaissance juste du courage de ses compagnons de douleur mais aussi, dans seulement une ligne, ( et c’est bien le parti pris narratif de mettre en avant le point de vue des appelés), du courage des Algériens à sortir du colonialisme, l’émotion si belle, si folle des Algériens, cette libération, au-delà de tous les dérapages horribles de la fin de la guerre, et enfin ce désir, je voudrais voir, répété, de cet ancien appelé qui comprend enfin que si l’Algérie existe et si moi aussi je n’ai pas laissé autre chose que ma jeunesse, là-bas. Je voudrais voir, je ne sais pas. Je voudrais voir si… Je voudrais voir quelque chose qui n’existe pas et qu’on laisse vivre en soi… je voudrais, je ne sais pas, je n’ai jamais su, ce que je voulais, là, dans la voiture, seulement ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l’odeur d’un corps calciné ni l’odeur de la mort, je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard.

Impossible désir de l’effacement de l’horreur vécue dans la jeunesse, mais un dé-nouement enfin là. 

Au fur et à mesure de la lecture de ce roman de Mauvignier, si la compassion grandit, elle arrive à son acmé dans les dernières pages du roman qui mettent en mouvement, à travers de longues phrases,  cette musique de l’écriture, de plus en plus rapide, soutenue et tragique, les traumatismes, les violences du départ de l’Algérie, vécus par les militaires, dans la culpabilité de l’abandon, et par les civils, européens et musulmans, dans le désespoir d’un arrachement irréversible. Et si par hasard, un lecteur  a rencontré ces moments d’Histoire, la littérature, étrange miroir d’un vécu intime, construit en lui une expérience particulière, à distance mais prégnante, où souvenirs, sensations et mémoire se chevauchent et s’emmêlent.   

Tous les romans sur la guerre d’Algérie, écrits par les européens ou les algériens dessinent ces douleurs du départ, l’exil et surtout les atrocités de la guerre vécues des deux côtés. La littérature algérienne reviendra sur ces  traces-là dans les années après l’indépendance.                  

Ainsi dans ce roman, l’Histoire prend corps dans des personnages et tous les topoï qui caractérisent cette guerre sont présents. L’on perçoit que le romancier a mis en place tous ces éléments, vécus du point de vue des européens et des jeunes appelés, avec quelques regards sur la population    « arabe »*, celle qui souffre des exactions de l’armée, celle qui a crée des liens avec les européens. 

Des deux côtés, les villages indigènes ou les fermes européennes brulées, les gens massacrés, les viols, la torture par les soldats français, la corvée de bois, les mutilations des « fellaghas » faites aux jeunes soldats, les vieillards, femmes, enfants, hommes dans des camps de regroupement, loin de leurs terres, enfermés dans des barbelés. Et Rabut imagine comment ils font pour supporter l’humiliation de n’avoir pas de travail…comment les hommes qu’il connaît supporteraient l’éloignement de leurs récoltes et les barbelés autour de leur enfants ? 

Et tout cela prend chair dans les personnages., la peur et la vie qui continue dans les villes, la place aux plaisirs et aux amours, les liens fragiles mais sincères entre les soldats et les algériens. Ces derniers le paieront cher, comme la famille de la petite Fatiha.  Et il y a eu le départ des européens et les harkis qui ont cru en les paroles de la France, abandonnés, s’accrochant aux camions, les mains frappées pour qu’ils lâchent, les tortures que leur ont fait les algériens. 

Et dans la France d’après, si cette guerre a laissé des traces visibles, il y en a d’autres plus profondes, refoulées à l’intérieur des hommes et de leurs familles. Peut-on se libérer des clichés issus de la colonisation, vivant de leur vie souterraine en traces profondes ou inconscientes ? Quel chemin faut-il faire pour arriver à les interpréter, les comprendre, et les dépasser? 

Lorsque Chefraoui voulut se présenter comme délégué, le narrateur explique que le gros Bouboule … qui a dit ce que les autres pensaient et qu’aucun n’était capable de reconnaître et d’assumer…, entrainant Chefraoui à penser …qu’il n’était pas normal pour lui de se présenter  … et de nous représenter ici…. Mauvignier met en évidence un de ces clichés qui perdure, qu’un ancien colonisé n’est pas capable, qu’il reste l’inférieur dans l’inconscient des gens. La perversité de ce raisonnement est de faire croire à l’immigré qu’il est effectivement incapable, qu’il est contaminé par la pensée des autres, comme à être si proche de nous lui-même pouvait commencer à penser pareil que les gens d’ici, au point d’admettre….

Et cet événement anodin, mais faisant remonter les traces de cette guerre pour les appelés et leurs familles, lors de l’arrivée des premiers immigrés qui surgissent dans la campagne française, un matin de printemps…un couple dont l’extraordinaire tenait à une djellaba  vert anis et un foulard bleu clair, des mains recouvertes de henné….Et puis pour nous autres, ça avait été comme de revoir surgir des morts ou des ombres comme elles savent  parfois revenir, la nuit….

En plus des clichés coloniaux, il y a les images. Rabut au matin, la mémoire plongée dans les photos, pensant qu’en Algérie  j’avais porté l’appareil photo devant mes yeux pour m’empêcher de voir…, photos nuancées différemment après tout ce temps, et sans vraiment le formuler, il saisit les traces qu’ont creusé tous les traumatisme faits à ces jeunes hommes, lui, maintenant le corps avachi par les années et la famille… les souvenirs qu’on préfèrerait oublier et dont on ne se débarrasse pas, jamais vraiment….Et Bernard, en devenant Feu de bois, dans cette expression même, métaphorise avec son corps, les traces des violences subies, celles de la guerre entremêlées à celles de sa famille, traduites en agressivité  envers les autres, en alcoolisme, en solitude, en enfermement. 

L’intime violenté terrorise et renvoie à l’intérieur de soi, avec cette impossibilité d’en parler, non pas tant qu’ils sont des paysans et que les mots ne viennent pas toujours, mais le trauma de leur jeunesse a imposé un silence qu’ils espéraient salvateur. Camus, dans Le premier homme, fait dire au père de l’enfant, face aux atrocités faites sur les soldats, …Non, Un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… . Lui, un homme qui refuse. Mais les appelés savent ce qui a été fait des deux côtés, et comment le dire…? Multiplicité des réponses par le corps et le silence de la vie de ces hommes, et c’est pour cela que le titre est au pluriel, car le mot -homme- parcoure le texte. Comment devient-on un homme? D’aucuns pensaient comme disent les gens dans le bistrot au retour de l’appelé, que j’ai maigri et que maintenant j’ai l’air d’un homme. Est-on un homme quand on a – l’air d’un homme?  Est-ce cela la réalité profonde de l’homme ? 

Mais si l’homme arrive à maîtriser sa violence sur les autres, il vivra celles qu’on lui fait et le silence sera l’expression de l’effraction de la guerre en lui, et de l’impossible parole. 

Une question se pose le roman lu. Une question sur l’écriture. 

Celle-ci  évolue en fonction de la narration. Au début, dans la journée de cet anniversaire, l’écriture est une langue orale, à la hauteur des personnages. Les phrases se font courtes, hachés, ne se terminant pas, à l’image de l’impossibilité des personnages d’expliciter leurs pensées, de faire avancer leur réflexion, s’arrêtant au factuel alors que leurs non-dits, contenus dans le silence de l’incomplétude de leurs phrases, explosent dans les sentiments contenus dans leurs mots. Ils ne se posent jamais la question au sujet de Bernard: pourquoi fait-il cela ? les préjugés ou la morale, la peur aussi, devenant une prison psychique. 

Penser que les personnages parlent comme des paysans, c’est enlever la possibilité de parler du colonialisme et de la violence de ces guerres. Ce fut un monde lointain, inconnu, source de pertes s’ajoutant aux informulés familiaux. Les paroles sur cette guerre en Algérie, trop loin de leur vie mais si prégnante dans leur corps et leur tête, furent de curiosité, mais interdites parce qu’en contre-champ, elle renvoyait à la mort, de ce fait, dans l’insoutenable et l’informulable penser, des traces creusées, ravageuses.  L’absence de marques de dialogues, comme les répétitions incessantes, choix d’un procédé narratif, certes, permet de traduire la sidération silencieuse des personnages à l’intérieur d’eux-mêmes. Au fur et à mesure que le personnage-narrateur Rabut s’éveille à une forme de conscience, de compréhension de ce qu’il a vécu avec son cousin, la phrase se fait bien plus longue, suit les méandres de la pensée, percevant les douleurs de ceux qui furent obligés de partir pour s’épanouir à la fin du texte dans une répétition, je voudrais voir, conditionnel faisant exploser le désir, une sortie de l’univers carcéral de ces empreintes profondes de la guerre de leur jeunesse. 

La langue, les mots, pris dans l’émotion, ont construit l’incompréhension de ce qui se passait à l’intérieur d’eux-mêmes. Sortir d’une certaine émotion, c’est comprendre alors … Frédéric Joly* explique que ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. Tel est sans doute aussi le sens de la sentence : le style c’est l’homme; les déclarations d’un homme auront beau être mensongères, le style de son langage met son être à nu.

Mauvignier utilise donc cette langue incomplète, paysanne, non sans effet de réalité, même si cette dernière est présente, mais parce qu’elle devient un outil pour dire l’impossibilité de penser quand le psychisme, intime et historique, devenu traumatique, pris dans l’émotion de la peur, pèse de tout son poids sur la réflexion, sur l’expression du corps et de l’esprit maltraités. 

Dans ce livre sur l’Algérie, écrit en 2009, et par cette écriture évoluant au fil du texte, l’écrivain nous dit qu’il est difficile encore de parler de cette question*, de cette Histoire-là. Cependant ce roman, comme on l’a vu, rend compte précisément de cette guerre vécue par ces tous jeunes hommes et des traces laissées en eux, encore des décennies plus tard. Cette manière d’écrire paraît être, en ce tout début du XXI siècle, un acte politique. C’est encore Hannah Arendt qui l’explicite le mieux:

Dés que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition puisque c’est le langage qui fait de l’homme un animal politique. 

Ghyslaine Schneider

  • le terme algérien ne prendra tout son sens et sa fonctionnalité au moment de l’accès à l’indépendance.
  • « arabe »: c’est ainsi qu’étaient appelés les Algériens durant la colonisation
  • Frédéric Joly: La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd’hui. 
  • Depuis un livre important sur les appelés en Algérie est paru en 2020, à La Découverte: Raphaëlle Branche« Papa, qu’as-tu fait en Algérie? » Enquête sur un silence familial.

Oui, c’est ça, je suis un homme, pense Rabut, en reprenant les paroles des vieux qui ont été à Verdun, même si leur guerre fut autre chose, disent-ils,  que cette guerre d’Algérie. 

La guerre comme un passage initiatique….?

Ce roman laisse surgir l’émotion, la douleur des souffrances et des peurs de ces jeunes hommes, presque des gamins, appelés en Algérie, sur une terre inconnue, loin de leur vie quotidienne, partant avec en tête certains clichés sur ce qui risque d’arriver, plongés dans une guerre qui ne dira pas son nom, ou plutôt en avancera d’autres, – événements ou pacification-. 
L’auteur a expliqué, lors de la parution de son livre en 2009, qu’il ne voulait pas écrire une oeuvre historique comme le faisait Benjamin Stora, mais plutôt travailler sur les traces que cette guerre a laissées dans les mémoires, le psychisme et les corps de ces jeunes et dans leurs familles. Et des questions   se posent sur le silence qui s’en ait suivi, le silence sur ce qu’ils ont vu et vécu, sauf sur l’écume de leur camaraderie. 

Effectivement ce roman qui se divise en quatre moments temporels, présente en fait trois mouvements de tension et de rythme différents, où la guerre d’Algérie prend une place centrale pour émerger au centre même de l’histoire familiale.

Ce premier mouvement, l’histoire de la famille,est le récit de cette journée d’anniversaire, la surprise provoquée par le bijou offert à Solange, la soeur de Bernard, devenu Feu de bois, depuis son retour dans cette campagne française.  Le conflit familial contenu mais présent dans les consciences de cette fratrie peut éclater, et le début du roman prend l’allure d’un drame. 
Il met en avant la société des campagnes françaises, au sortir de la deuxième guerre,  après la défaite en Indochine, et après le surgissement d’une autre. L’Algérie, dernier vestige et -joyau- de l’empire colonial, se déchire à travers – les événements- entre le mouvement indépendantiste, les français tenant encore à cette terre, et ceux de France qui veulent vivre tranquilles et profiter de cette période d’expansion économique. 
Dans ce contexte politico-économique qui joue un rôle certain, même sans être à proprement explicité par le narrateur, s’ajoutent les rapports familiaux de cette fratrie, autour du père et de la Vieille qui manifestement n’ont pas aimé ce fils, Bernard. Lui, il est ressenti comme différent, se sentant incompris, se comprenant déjà mal lui-même, voulant se sortir de cet enfermement, de son intransigeance. 
Bien des années après la fin de la guerre, un conflit violent surgit de l’achat incompréhensif d’un bijou cher, se poursuit par l’agression sur  l’ami de Solange, l’algérien Saïd Chefraoui  et sa famille, agression qui mime, on le comprendra plus tard, ce qu’on fait les soldats français dans les villages algériens: le chien blessé, une tentative de viol, une confrontation entre les deux hommes. Un refoulé intolérable, traumatisant, indicible. Personne ne se posera des questions sur le pourquoi de ces gestes de violence sauf le cousin, Rabut, compagnon d’infortune de ce service militaire vécu en Algérie, laissant remonter ce vécu lointain qui a marqué silencieusement son corps et sa vie. 
Une question le taraude: Moi je suis resté encore assis…le temps de penser à cette phrase soudain agressive, que je n’ai pas dite…monsieur le Maire, vous vous souvenez de la première fois que vous avez vu un Arabe ? Se rappelant alors le départ de ces jeunes appelés, la fiancée perdue, la peur malgré le fusil, pour constater que le maire est un peu trop jeune pour l’avoir connue, cette « sale guerre ». Et cet agression débusque l’Algérie dans la conscience de Rabut sans qu’il puisse mettre des mots dessus. 

Le deuxième moment sera celui de la guerre en Algérie, et il correspond au chapitre  intitulé Nuit, composant le centre de la narration. La guerre qui mettra des décennies à dire son nom. Pour la nommer dans sa réalité et sa vérité.
 Ce moment commence par l’irruption des soldats dans un village. Les violences intolérables qu’ils font  subir à la population. Les représailles des fellaghas. Cette violence de l’armée faite à la population musulmane*, paysanne et la violence que la guerre leur oblige à faire et subir se continue en rentrant de mission, le soir. Naturellement, il y a un personnage antimilitariste, Châtel qui soutient intérieurement les algériens mais qui leur fait vivre la violence qu’il subit d’être là contre eux, s’en effrayant lui-même. La peur de l’ennemi, la solitude face à un potentiel danger, la frayeur de souffrir dans le corps, le corps qui transpire d’angoisse, de cette attente remplissant leurs nuits de garde.  C’est la violence dans tous les sens, le jour aussi, dans la chaleur moite de la peur lors des patrouilles, dans la poussière et la pierraille. 
Il y a encore, et c’est le parti pris narratif de raconter cette histoire de guerre du point de vue de ces jeunes soldats, la violence des fellaghas faite aux français. L’exemple emblématique sera celui du médecin qui sidèrera, restera dans les esprits, reviendra dans les rêves longtemps après. On est marqué à vie par des images tellement atroces qu’on ne sait pas se les dire à soi-même. 
Cependant, il y a la force de la jeunesse, le désir d’en finir, d’arriver à la quille, mot qu’ils répètent parfois en coeur, mot merveilleux, incantatoire, libérateur. Dans cet espoir d’en finir, les permissions sont l’occasion d’accéder à la vie des villes avec ce qu’elle comporte de divertissements, l’alcool, les femmes, la danse, la mer, les plaisanteries de toute jeunesse en dehors d’être « sous les drapeaux ». Et les histoires d’amour, Bernard rencontrant Mireille, elle devenant dans son imagination un tremplin pour se construire une autre vie lors du retour en France, leur rendez-vous manqué, cause apparente de la bagarre, celle-ci se répercutant  sur la vie militaire et la mort de nombreux de leurs camarades. Comment se remettre de ça ? De cette culpabilité où se mélange histoire de famille, histoire amoureuse et Histoire d’un pays ? Un trauma profond, refoulé, indicible et destructeur comme il s’exemplifie dans le personnage de Bernard.
Et avec ce qui s’imprime dans la mémoire et les corps, il y a les photos, celles qui racontent les moments heureux, le sourire des copains. Les photos qui restent dans une boite, archives pour une possible catharsis et celles qui sont affichées au mur, au détriment de celles d’après le retour, plus intimes et familiales, parce qu’il n’y a de vrai que ces moments de bonheur pris à l’horreur, rendus plus forts à cause de cela. 

Et enfin ce troisième mouvement correspondant au dernier chapitre, Matin, évoquant les liens tissés entre l’Histoire et l’histoire de la famille, où se dénoue une parole impossible à se dire. Là, à la fin du roman, ce qui avait émergé difficilement dans la conscience de Rabut au début, la folie violente de Feu de bois s’associant enfin péniblement à la guerre d’Algérie, se lie, se dit en mot. Rabut naît à lui-même et à ce pays, après tant d’années. La souffrance, si longtemps tue, laisse émerger une reconnaissance juste du courage de ses compagnons de douleur mais aussi, dans seulement une ligne, ( et c’est bien le parti pris narratif de mettre en avant le point de vue des appelés), du courage des Algériens à sortir du colonialisme, l’émotion si belle, si folle des Algériens, cette libération, au-delà de tous les dérapages horribles de la fin de la guerre, et enfin ce désir, je voudrais voir, répété, de cet ancien appelé qui comprend enfin que si l’Algérie existe et si moi aussi je n’ai pas laissé autre chose que ma jeunesse, là-bas. Je voudrais voir, je ne sais pas. Je voudrais voir si… Je voudrais voir quelque chose qui n’existe pas et qu’on laisse vivre en soi… je voudrais, je ne sais pas, je n’ai jamais su, ce que je voulais, là, dans la voiture, seulement ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l’odeur d’un corps calciné ni l’odeur de la mort, je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard.

Impossible désir de l’effacement de l’horreur vécue dans la jeunesse, mais un dé-nouement enfin là. 

Au fur et à mesure de la lecture de ce roman de Mauvignier, si la compassion grandit, elle arrive à son acmé dans les dernières pages du roman qui mettent en mouvement, à travers de longues phrases,  cette musique de l’écriture, de plus en plus rapide, soutenue et tragique, les traumatismes, les violences du départ de l’Algérie, vécus par les militaires, dans la culpabilité de l’abandon, et par les civils, européens et musulmans, dans le désespoir d’un arrachement irréversible. Et si par hasard, un lecteur  a rencontré ces moments d’Histoire, la littérature, étrange miroir d’un vécu intime, construit en lui une expérience particulière, à distance mais prégnante, où souvenirs, sensations et mémoire se chevauchent et s’emmêlent.   
Tous les romans sur la guerre d’Algérie, écrits par les européens ou les algériens dessinent ces douleurs du départ, l’exil et surtout les atrocités de la guerre vécues des deux côtés. La littérature algérienne reviendra sur ces  traces-là dans les années après l’indépendance.                  

Ainsi dans ce roman, l’Histoire prend corps dans des personnages et tous les topoï qui caractérisent cette guerre sont présents. L’on perçoit que le romancier a mis en place tous ces éléments, vécus du point de vue des européens et des jeunes appelés, avec quelques regards sur la population    « arabe »*, celle qui souffre des exactions de l’armée, celle qui a crée des liens avec les européens. 
Des deux côtés, les villages indigènes ou les fermes européennes brulées, les gens massacrés, les viols, la torture par les soldats français, la corvée de bois, les mutilations des « fellaghas » faites aux jeunes soldats, les vieillards, femmes, enfants, hommes dans des camps de regroupement, loin de leurs terres, enfermés dans des barbelés. Et Rabut imagine comment ils font pour supporter l’humiliation de n’avoir pas de travail…comment les hommes qu’il connaît supporteraient l’éloignement de leurs récoltes et les barbelés autour de leur enfants ? 
Et tout cela prend chair dans les personnages., la peur et la vie qui continue dans les villes, la place aux plaisirs et aux amours, les liens fragiles mais sincères entre les soldats et les algériens. Ces derniers le paieront cher, comme la famille de la petite Fatiha.  Et il y a eu le départ des européens et les harkis qui ont cru en les paroles de la France, abandonnés, s’accrochant aux camions, les mains frappées pour qu’ils lâchent, les tortures que leur ont fait les algériens. 

Et dans la France d’après, si cette guerre a laissé des traces visibles, il y en a d’autres plus profondes, refoulées à l’intérieur des hommes et de leurs familles. Peut-on se libérer des clichés issus de la colonisation, vivant de leur vie souterraine en traces profondes ou inconscientes ? Quel chemin faut-il faire pour arriver à les interpréter, les comprendre, et les dépasser? 
Lorsque Chefraoui voulut se présenter comme délégué, le narrateur explique que le gros Bouboule … qui a dit ce que les autres pensaient et qu’aucun n’était capable de reconnaître et d’assumer…, entrainant Chefraoui à penser …qu’il n’était pas normal pour lui de se présenter  … et de nous représenter ici…. Mauvignier met en évidence un de ces clichés qui perdure, qu’un ancien colonisé n’est pas capable, qu’il reste l’inférieur dans l’inconscient des gens. La perversité de ce raisonnement est de faire croire à l’immigré qu’il est effectivement incapable, qu’il est contaminé par la pensée des autres, comme à être si proche de nous lui-même pouvait commencer à penser pareil que les gens d’ici, au point d’admettre….
Et cet événement anodin, mais faisant remonter les traces de cette guerre pour les appelés et leurs familles, lors de l’arrivée des premiers immigrés qui surgissent dans la campagne française, un matin de printemps…un couple dont l’extraordinaire tenait à une djellaba  vert anis et un foulard bleu clair, des mains recouvertes de henné….Et puis pour nous autres, ça avait été comme de revoir surgir des morts ou des ombres comme elles savent  parfois revenir, la nuit….

En plus des clichés coloniaux, il y a les images. Rabut au matin, la mémoire plongée dans les photos, pensant qu’en Algérie  j’avais porté l’appareil photo devant mes yeux pour m’empêcher de voir…, photos nuancées différemment après tout ce temps, et sans vraiment le formuler, il saisit les traces qu’ont creusé tous les traumatisme faits à ces jeunes hommes, lui, maintenant le corps avachi par les années et la famille… les souvenirs qu’on préfèrerait oublier et dont on ne se débarrasse pas, jamais vraiment….Et Bernard, en devenant Feu de bois, dans cette expression même, métaphorise avec son corps, les traces des violences subies, celles de la guerre entremêlées à celles de sa famille, traduites en agressivité  envers les autres, en alcoolisme, en solitude, en enfermement. 

L’intime violenté terrorise et renvoie à l’intérieur de soi, avec cette impossibilité d’en parler, non pas tant qu’ils sont des paysans et que les mots ne viennent pas toujours, mais le trauma de leur jeunesse a imposé un silence qu’ils espéraient salvateur. Camus, dans Le premier homme, fait dire au père de l’enfant, face aux atrocités faites sur les soldats, …Non, Un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… . Lui, un homme qui refuse. Mais les appelés savent ce qui a été fait des deux côtés, et comment le dire…? Multiplicité des réponses par le corps et le silence de la vie de ces hommes, et c’est pour cela que le titre est au pluriel, car le mot -homme- parcoure le texte. Comment devient-on un homme? D’aucuns pensaient comme disent les gens dans le bistrot au retour de l’appelé, que j’ai maigri et que maintenant j’ai l’air d’un homme. Est-on un homme quand on a – l’air d’un homme?  Est-ce cela la réalité profonde de l’homme ? 
Mais si l’homme arrive à maîtriser sa violence sur les autres, il vivra celles qu’on lui fait et le silence sera l’expression de l’effraction de la guerre en lui, et de l’impossible parole. 

Une question se pose le roman lu. Une question sur l’écriture. 
Celle-ci  évolue en fonction de la narration. Au début, dans la journée de cet anniversaire, l’écriture est une langue orale, à la hauteur des personnages. Les phrases se font courtes, hachés, ne se terminant pas, à l’image de l’impossibilité des personnages d’expliciter leurs pensées, de faire avancer leur réflexion, s’arrêtant au factuel alors que leurs non-dits, contenus dans le silence de l’incomplétude de leurs phrases, explosent dans les sentiments contenus dans leurs mots. Ils ne se posent jamais la question au sujet de Bernard: pourquoi fait-il cela ? les préjugés ou la morale, la peur aussi, devenant une prison psychique. 
Penser que les personnages parlent comme des paysans, c’est enlever la possibilité de parler du colonialisme et de la violence de ces guerres. Ce fut un monde lointain, inconnu, source de pertes s’ajoutant aux informulés familiaux. Les paroles sur cette guerre en Algérie, trop loin de leur vie mais si prégnante dans leur corps et leur tête, furent de curiosité, mais interdites parce qu’en contre-champ, elle renvoyait à la mort, de ce fait, dans l’insoutenable et l’informulable penser, des traces creusées, ravageuses.  L’absence de marques de dialogues, comme les répétitions incessantes, choix d’un procédé narratif, certes, permet de traduire la sidération silencieuse des personnages à l’intérieur d’eux-mêmes. Au fur et à mesure que le personnage-narrateur Rabut s’éveille à une forme de conscience, de compréhension de ce qu’il a vécu avec son cousin, la phrase se fait bien plus longue, suit les méandres de la pensée, percevant les douleurs de ceux qui furent obligés de partir pour s’épanouir à la fin du texte dans une répétition, je voudrais voir, conditionnel faisant exploser le désir, une sortie de l’univers carcéral de ces empreintes profondes de la guerre de leur jeunesse. 

La langue, les mots, pris dans l’émotion, ont construit l’incompréhension de ce qui se passait à l’intérieur d’eux-mêmes. Sortir d’une certaine émotion, c’est comprendre alors … Frédéric Joly* explique que ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. Tel est sans doute aussi le sens de la sentence : le style c’est l’homme; les déclarations d’un homme auront beau être mensongères, le style de son langage met son être à nu.
Mauvignier utilise donc cette langue incomplète, paysanne, non sans effet de réalité, même si cette dernière est présente, mais parce qu’elle devient un outil pour dire l’impossibilité de penser quand le psychisme, intime et historique, devenu traumatique, pris dans l’émotion de la peur, pèse de tout son poids sur la réflexion, sur l’expression du corps et de l’esprit maltraités. 

Dans ce livre sur l’Algérie, écrit en 2009, et par cette écriture évoluant au fil du texte, l’écrivain nous dit qu’il est difficile encore de parler de cette question*, de cette Histoire-là. Cependant ce roman, comme on l’a vu, rend compte précisément de cette guerre vécue par ces tous jeunes hommes et des traces laissées en eux, encore des décennies plus tard. Cette manière d’écrire paraît être, en ce tout début du XXI siècle, un acte politique. C’est encore Hannah Arendt qui l’explicite le mieux:
Dés que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition puisque c’est le langage qui fait de l’homme un animal politique. 

Ghyslaine Schneider

  • le terme algérien ne prendra tout son sens et sa fonctionnalité au moment de l’accès à l’indépendance.
  • « arabe »: c’est ainsi qu’étaient appelés les Algériens durant la colonisation
  • Frédéric Joly: La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd’hui. 
  • Depuis un livre important sur les appelés en Algérie est paru en 2020, à La Découverte: Raphaëlle Branche« Papa, qu’as-tu fait en Algérie? » Enquête sur un silence familial.