DJEMAI Abdelkader, Une ville en temps de guerre

Intitulé «  Récit », ce texte reste curieux, par l’expression de son contenu (le pari particulier de l’écrivain pour expliquer cette histoire si complexe de l’Algérie), par la structure narrative mise en place dans  l’alternance des voix entre un narrateur tout puissant surgissant souvent seul dans le récit ou empruntant le regard descriptif de l’adolescent. Ce ton lointain rejette les faits au même niveau que ceux  de l’enfance algérienne. Mais cela n’est qu’un leurre: la force du vécu construit une prégnance si forte qu’il est vital de les éloigner de l’émotion qu’ils suscitent. 
Ce dispositif étonne dès le début de la lecture: l’on se trouve confronté de ce fait entre le désir d’une approche historique plus approfondie et la montée en puissance, jusqu’aux dernières pages, d’une émotion réelle face aux événements qui ont marqué la vie de cet adolescent, entre bonheurs de l’enfance et tremblements d’effrois dans les bruits de la guerre, dans le regard sur des corps morts ensanglantés. Confronté à l’expression d’une violence qu’un peuple porte en lui, aux lointaines racines historiques et politiques, comme l’explique la psychanalyste, Karima Lazali. 

Le lecteur est averti par l’épigraphe de Stendhal, extraite de La Chartreuse de Parme : « La politique dans une oeuvre littéraire, c’est un coup de  pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. Nous allons parler de fort vilaines choses. »
Ainsi prévenu, et comme l’annonce le titre, il va avoir à faire avec la vie d’une ville, Oran et ses derniers moments dans la guerre d’Algérie.

Les souvenirs, comme les personnages, vont et viennent dans le temps qui précède cette période et dans le regard de celui de l’écriture, Juin 2011-décembre 2012. Puis rapidement se dessinent, réellement et métaphoriquement un avant et un après, marqués par le barbelé …(qui) écorche à vif la chair de la ville…. Il marque alors la séparation entre les deux communautés, les européens, fous d’angoisse, et « les arabes » terrorisés par les agressions, les meurtres, tous dans une violence extrême. 
Ces mouvements de la mémoire du jeune garçon, entre sa famille  et ceux qui les entourent, permettent de mettre en place «les événements» historiques, ce mot, qui pendant des décennies, fut employé pour éviter le terme de – guerre, jusqu’en 1999. 
Ce processus entre le vécu intime des violences, des combats et l’expression quasi anodine, détachée de l’Histoire, crée, certes, une sorte de distanciation mais plus encore d’ironie angoissante. 

Début 1961 émerge l’OAS. Guerre civile dans la guerre pour la décolonisation. Pendant presque deux ans, elle s’acharnera à détruire, terroriser, souvent avec la complicité de certains corps de la police et de l’armée, comme l’explique le narrateur, …. Des élus, des déserteurs, des monarchistes, d’anciens communistes et des réfugiés espagnols s’étaient également reliés à elle, etavec l’aide aussi de certains algériens comme le bachaga Boualam. Mais le FLN aussi tue les européens et les algériens qui n’étaient pas encore de son côté, dans la ville écrasée par la peur résignée au pire, la violence gagnait en ampleur, en atrocités….Elle prend alors le visage d’un champ de bataille rangée avec la surveillance du haut des terrasses, les herses et les chevaux de frise, les perquisitions et les vérifications d’identité, les fouilles des véhicules et les arrestations…des tirs, des rafales, des déflagrations sporadiques (qui) déchirent l’air de cette ville en état de siège.  

La ville (même si le regard est celui de l’enfant, le titre renvoies bien à Oran)  est le personnage centrale de la tragédie, le coryphée sensible qui regardent les hommes s’agiter, et se prendre dans les fils de l’Histoire. D’habitude paisible et toute à ses petits plaisirs, la ville….commençait à connaître de grandes crises de nerfs. Perdant de plus en plus l’appétit et le sommeil, elle n’allait pas tarder à sentir l’odeur forte de la peur et du sang coulant dans ses rues. Comme la ville, les hommes résistent avec les armes qu’ils ont, telle la grand-tante maternelle de Lahouari qui disait qu’elle n’avait pas peur de la mort qui rôdait, comme une démente partout dans cette ville au climat pourtant tempéré et dont le ciel avait parfois les teintes du paradis. Se tenir droit devant l’insoutenable.
Pour l’enfant, ce sont les adultes qui disparaissent de son horizon puis toute sa vie d’écolier, …les rires, les cris…les pleurs dans les préaux et la cour où ses camarades et lui jouaient…. Mais l’état de la ville ne tient plus compte de l’insouciance de l’enfance et reflue l’enfant à l’intérieur de la maison, dans la séparation, la perte des ses copains, la perte des membres de sa famille.  Cette même ville se drape d’autres oripeaux , de la bâche rayée de rouge et de bleu qui entourait, le soir de bal, la grande place de la cité Petit, elle se vêtit de la toile rêche des tentes militaires. 
Les moments de la fin du Ramadan la remplissent d’odeurs sucrées comme les fêtes chrétiennes celles des mounas, …celles de la sueur …des pèlerins montant vers la Viergesuspendue dans les airs, avec un sourire ineffable, elle ouvrait généreusement ses bras aux enfants de la ville, la plus catholique d’Algérie. L’une des plus antisémites aussi. De ses plateaux et de sa Corniche, en passant par l’évocation de la destruction de la flotte à Mers el-Kébir en 1940, la vison rebondit sur le départ des européens de la gare maritime et le môle, (grouillant) d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, quelques fois mourants, pressés d’embarquer avec leur maigres bagages, (en laissant ) derrière eux cette déclaration qu’on croyait définitive, peinte en grosses lettres sur les mur de la jetée : « ICI LA FRANCE ».

Et la ville porte les stigmates de la souillure sanglante des corps éclatés dans  les attentats extrémistes. 

Dans ce récit, la complaisance n’est pas de mise. Si le narrateur insiste sur les ravages que l’OAS a fait sur la population des deux bords, le FLN n’en sort pas idéalisé. Le regard est lucide et marque les dissensions dans une approche euphémique : parfois, des rumeurs de discorde au plus haut niveau du FLN parvenaient aux oreilles de certains. Il y avait eu quelques grincements, dus notamment à des ambitions personnelles et à des problèmes politiques accentués par l’approche de l’indépendance. Puis l’explication se fait claire et synthétique comme  celle donnée par le père de Lahouari à son fils. Et pour se détourner de possibles raisons politiques, le choix du leader est ramenée à une préférence sportive. Fragilité des choix humains dans la brume des décisions.
A la veille de l’indépendance, dans ces jours de mai, juin et les premiers de juillet, les disputes entre wilayas se ravivent, les extrémistes français effrayent la population qui se met à fuir, et les livres de la Bibliothèque universitaire d’Alger s’envolent en cendres dans l’incendie qu’ils ont allumé. La brutalité pure de la destruction pour empêcher de penser. Pour ne rien laisser prendre,  transmettre. La force terrifiante d’un pouvoir fasciste. Assia Djebar écrit dans Le blanc de l’Algérie: « … Le savoir, c’est la vie la plus noble et l’ignorance, la plus grande mort ».

Pour l’enfant, en 1963, l’idéalisation imprègne son regard sur son pays indépendant: la vie de l’adolescence a enfin repris ses droits. Il est heureux comme dans son enfance.

Comme dans toute guerre, les premiers jours de l’indépendance virent la nature humaine exploser dans sa violente crudité. …des membres du FLN avaient dérivé vers le banditisme et le crime organisé. …D’autres étaient des combattants de la dernière heure. Ils avaient à quatre mois du 5 juillet, rejoint le Front de libération nationale après la signature du cessez-le-feu du 19 mars. Ce ralliement tardif leur a valu le surnom de « marsiens ». 
Mais l’écrivain ne dit rien des massacres au passage de l’indépendance, sauf une phrase. On voyait encore dans les rues des militaires français de la base de Mers El-Kebir où les européens s’étaient réfugiés les jours qui avaient suivi le 5 juillet.

La réalité historique, telle que l’explique l’historien français Benjamin Stora* est plus violente. Des musulmans envahissant la ville européenne, commirent des massacre que le journal Paris-Match n’attribua pas aux membres de l’OAS, partis avant. Et Stora d’écrire: « Dans les rues soudain vides, commence une traque des Européens….Les Français, affolés, se réfugient où ils peuvent, dans les locaux de L’Écho d’Oran, ou s’enfuient vers la base de Mers El-Kebir, tenue par l’armée française. …Dans les jours qui suivent, le FLN reprend la situation en main… » . 
Et il y a eu des morts et des disparus.
Et ce moment restera comme un traumatisme dans les mémoires des deux communautés. 

Le jeune enfant, Lahouari, devenu homme, vit en France, devenu français. 
Comme de nombreux algériens.

Cependant le narrateur revient sur ce point de la mémoire, pas toujours infaillible et qui pourrait être par moments sélective. Interrogation essentielle qui invite à regarder toujours de quel point de vue pense celui qui écrit ou parle.
Et cette phrase, à l’avant dernier chapitre, regard du narrateur sur l’histoire algérienne, regard marqué par le temps de la violence des guerres qui marquèrent ce pays, certes avant la colonisation, mais à partir de celle-ci, comme si à chaque fois, il y avait un retour de ce qui marqua l’inconscient de ce territoire. …il s’était dit que la guerre, après ces huit longues années d’horreur et d’injustices, était enfin terminée. Il ne tarderait pas à apprendre que, pour certains, elle se poursuivait d’une autre façon. Et peut-être même qu’elle ne cesserait jamais dans leur coeur et leur esprit. 
Ces deux remarques permettent d’interroger la question de la mémoire  individuelle confrontée à l’historique et celle d’une tentative d’explication de la continuité de la violence dans un pays.  

Il faut revenir au livre de Karima Lazali sur Le trauma colonial pour comprendre que cette guerre d’Algérie est le réceptacle de cette  violence de la colonisation qui a construit de l’humiliation, des ruptures  et surtout de l’effacement: celle des noms, des terres, dans la disparition des ascendants, hommes dessaisis de tout ce qu’ils étaient. Mais aussi, un refus de continuer dans ce sens par l’irruption de la guerre d’indépendance, « un moyen d’arrêter le processus de la disparition de la vie de cette population algérienne. »* Cette vie fut remplacée par du « blanc au double sens de l’homme blanc et  du blanc historique qui cerne le lieu de l’effacement »*.  Elle expliquera aussi : «La littérature algérienne, comme l’art du détournement s’appuie sur un mécanisme de dérivation qui matérialise ce qui est effacé. L’écriture rend visible ce qui est rendu invisible. »*

Peut-être est-ce ce « blanc » qui explique la position de l’écrivain dans ce récit tout en euphémismes et touches descriptives, cruelles et violentes, douces et joyeuses. 

L’épigraphe du dernier chapitre sont les derniers mots de l’Électre de Giraudoux et évoquent le surgissement de l’aurore. Comme une nouvelle aube après le drame, comme un possible de re-commencer une nouvelle vie, avec de nouveaux souvenirs cohabitant avec ceux du passé, fondant la profondeur de l’être.  L’héroïne de ce récit, la ville, reste là, qu ‘elle(s) ai(ent) ou non connu la guerre, a (ont) plus de secrets que les hommes. Les villes ont cette capacité de marquer ceux qui les ont traversées ou y ont vécu, de laisser des traces profondes et intangibles, de vivre dans la chair des hommes. 

Et dans la mémoire, ce poème de Malek Alloula *


et puis il y eu cette longue période de guerre
abandonnée et reprise
au rythme d’une mémoire qui se liquéfie
si de nos chroniques 
surgissent d’inexplicables béances
il n’en faut attribuer l’existence
qu’à des clercs peu sûrs en fermeté
prompts en lâchetés accommodements
et dont la constance et la fidélité
n’allèrent jamais plus loin
qu’un passager revers de nos armes

Ghyslaine Schneider

  • Benjamin Stora: Histoire de la guerre d’Algérie. 1954-1962. (p. 84-85)
  • Karima Lazali :Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. 
  • MalekAlloula : Récits Chroniques, in  Villes et autres lieux. Poèmes.
    Poète, critique, essayiste, son frère, Abdelkader Alloula, dramaturge  fut assassiné à Oran, en 1993.