CAMUS Albert, Le premier homme

Il y a une mer Méditerranée, un bassin qui relie une dizaine de pays. Les hommes qui hurlent dans les cafés chantants d’Espagne, ceux qui errent sur le port de Gênes, sur les quais de Marseille, la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes, sont sortis de la même famille , écrit Camus.
Avant d’aborder  Le premier homme, il est utile de savoir que Camus avait exprimé à propos d’une oeuvre de jeunesse  l’Envers et l’Endroit, son désir de la réécrire  malgré  la réalité d’un risque d’échec, rien ne m’empêche en tout cas de rêver que j’y réussirai, d’imaginer que je mettrai encore au centre de cette œuvre l’admirable silence d’une mère et l’effort d’un homme pour retrouver une justice ou un amour qui équilibre ce silence. Avec cette idée essentielle (en lien avec cette première oeuvre) qui éclaire Le Premier Homme, une œuvre d’homme n’est rien d’autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l’art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première fois, s’est ouvert. 

Ce roman a une histoire. Commencé dans le début des années 1950, un manuscrit est retrouvé,  dans sa sacoche, après la mort brutale de Camus sur une route de la région parisienne, le 4 janvier 1960. Il ne sera édité qu’en 1994. D’inspiration autobiographique, et portant en lui l’inachèvement, il raconte la naissance de cet enfant qu’il fut, prénommé Jacques dans le roman, à travers le regard de l’homme qu’il est devenu. Pratiquement pas de première personne, caractéristique de cette écriture autobiographique, mais un  -il-  quasi permanent qui parcourt le livre. Au-delà de l’histoire d’un être pour une justification de ses erreurs, de ses fautes, et non pour servir d’exemple, non pour se présenter comme un être unique comme Rousseau, Camus raconte autre chose.  

C’est l’histoire de la pauvreté qui simplifie le monde fait de labeurs incessants, de luttes, de soleil, de chaleur et de silences.
C’est l’histoire de cet enfant, avide de connaissances et aimant les siens, la quête de la certitude d’être aimé par une mère si silencieuse et si peu démonstrative. Elle m’aime, elle m’aime donc, écrit-il.
C’est l’histoire d’un romancier qui, au-delà des tensions graves qui habitent ces deux communautés sur la même terre, tente de donner une réponse romanesque et symbolique à une situation profondément douloureuse, sans vouloir trahir personne.

Il s’agit de l’histoire de son enfance jusqu’aux années du lycée et surgissant du fond de ces narrations et traversant le récit,  la quête d’un homme, celle de son père, constat terrible d’un  lien bouleversé quand l’enfant, devenu adulte, devant la tombe de son père, père cadet dont la mort avait détruit un équilibre, quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. Histoire de cet homme qui s’inscrit dans la tribu  des émigrés qui sont venus sur cette terre d’Algérie,  cheminant dans la nuit des années sur la terre de l’oubli où chacun était le premier homme, où lui-même avait du s’élever seul, sans père, devenu comme les autres, le premier homme.

Les événements de la narration commence tous par un mouvement, celui du voyage, comme une quête, une recherche des origines.
Au-dessus de la carriole qui roulait sur une route caillouteuse, de gros et épais nuages filaient vers l’est dans le crépuscule. Trois jours auparavant, ils s’étaient gonflés au-dessus de l’Atlantique, avaient attendu le vent d’ouest, puis s’étaient ébranlés, lentement d’abord puis de plus en plus vite, avaient survolé les eaux phosphorescentes de l’automne, droit vers le continent, s’étaient effilochés aux crêtes marocaines, reformés en troupeau sur les hauts plateaux d’Algérie, et maintenant aux approches de la frontière tunisienne, essayaient de gagner la mer Tyrrhénienne pour s’y perdre. Après une course de milliers de kilomètres au-dessus de cette sorte d’île immense, défendue par la mer mouvante au nord et au sud par les flots figés des sables, passant sur ce pays sans nom à peine plus vite que ne l’avaient fait pendant des millénaires les empires et les peuples, leur élan s’exténuait et certains fondaient déjà en grosses et rares gouttes de pluie qui commençaient de résonner sur la capote de toile au-dessus des voyageurs. …La pluie, la pluie algérienne, énorme, brutale, inépuisable était tombée pendant huit jours, la Seybouse avait débordé. Les marais venaient au bord des tentes.
Le retour sur les deux vagues d’émigration, celle de 1848, des turbulents ouvriers parisiens dont la Constituante voulaient se libérer, et celle des alsaciens, ne voulant pas devenir Allemands en 1871, est l’occasion de rappeler, et en déplaçant certains clichés, leurs souffrances, leur pauvreté, et leurs déceptions en arrivant sur cette terre immense et inconnue. Très loin de ce qu’on leur avait promis.

Camus ici met en avant les origines de cette communauté au moment où elle est menacée d’exclusion de sa terre. Pour elle, cela est un moyen de lutter contre l’oubli et surtout l’anonymat qui entoure ces premiers émigrés qui revivent à travers la recherche des origines du père de Jacques. Le chapitre de la naissance est suffisamment évocateur à ce sujet. Il en est de même à la fin du dernier chapitre où les tombes marquent l’appartenance à cette terre, enracinent le passé de ces hommes et fondent la tribu : « les dalles illisibles que la nuit avait maintenant recouvertes dans le cimetière, [ils] devaient apprendre à naître aux autres, à l’immense cohue des conquérants évincés qui les avaient précédés sur cette terre et dont ils devaient reconnaître maintenant la fraternité de race et de destin. » Il y a derrière ces mots le constat de l’absence de lien qui ne s’est pas construit entre les deux communautés. Un autre lien se se rompt avec sa propre communauté  lorsque l’enfant continue ses études au lycée. Mais […] il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres, monde refermé sur lui-même comme une île dans la société mais où la misère tient lieu de famille et de solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu, qui n’était plus le sien. Si l’élève avait trouvé en son instituteur, M. Bernard, un substitut de père, il devra le quitter à son tour, devenir de nouveau le premier homme, il devait désormais apprendre, comprendre sans aide, devenir un homme enfin sans le secours du seul homme qui lui avait porté secours, grandir et s’élever seul enfin, au prix le plus cher.

Peut-être s’agit-il aussi de présenter une autre image du colon que celle d’un homme, riche et arrogant. Celle de celui qui a des origines obscures et pauvres, celui qui se bat toujours pour vivre dignement au-delà de la misère. Jacques est un orphelin qui grandit  au milieu de camarades qui ont perdu leur père au moment de la grande guerre. Le regroupement de la famille permet de réunir les forces de travail, et de survivre. Le petit Jacques ne manque de rien, mais avant l’âge permis, il ira travailler pour participer, par l’argent gagné, à la vie de la famille. L’excuse, donnée par la grand-mère,  nous sommes trop pauvres, permet au jeune garçon de ne plus passer ses journées dans le quartier fauve de la misère, mais dans le quartier du centre, où le riche ciment remplaçait le crépi du pauvre…. C’est au contact d’un de ses camarades, Georges Didier, que l’enfant  comprit ce qu’était une famille française moyenne. Son ami avait en France une maison de famille où il retournait en vacances… Il connaissait l’histoire de ses grands-parents et de ses arrières grands-parents… et cette longue histoire, vivante dans son imagination, le fournissaient aussi d’exemples et de préceptes pour la conduite de tous les jours.
L’absence de lignée renvoie à la solitude d’une construction individuelle où chaque jour la morale doit se construire. Dire cette misère-là qui est le constat de l’absence de mémoire, écrire la misère de tous les jours sont des moyens de lutter contre l’oubli de ces combats quotidiens. La mémoire des pauvres est déjà moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères dans l’espace puisqu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d’une vie uniforme et grise… Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort. Et puis, pour bien supporter, il ne faut pas trop se souvenir, il fallait se trouver tout près des jours…
La pauvreté est bien réelle dans les deux communautés. Pour cet enfant de la misère qu’est Jacques, l’attachement reste fort envers son ami Pierre avec qui il partage cette communauté de destin, Jacques, et Pierre aussi, quoique à un degré moindre, se sentaient d’une autre espèce, sans passé ni maison de famille, ni grenier bourré de lettres et de photos, citoyens d’une nation imprécise où la neige couvrait les toits alors qu’eux-mêmes grandissaient sous un soleil fixe et sauvage, munis d’une morale des plus élémentaires qui proscrivait par exemple le vol, qui leur recommandait de défendre la mère et la femme… .
Ces enfants apparaissent comme le berger kabyle, soudés par une même misère dans une communauté de destins. Cela n’empêche pas ce racisme dû à la pauvreté, dans un combat où surgissent les nationalismes,  se disputant le privilège de la servitude,  fouiller dans les poubelles  que des Arabes ou des Mauresques faméliques, parfois un vieux clochard espagnol, avaient crochetées à l’aube. Il puise dans cette enfance une force qui le porte jusqu’aux derniers mots écrits dans ce roman, qui lui a donné l’énergie de vivre et d’aimer, le courage d’affronter les mouvements de la vie, pour espérer trouver au coeur même de cette force là,  des raisons de vieillir et de mourir sans révolte.

Le dernier chapitre du roman, Obscur à soi-même, après l’évocation lyrique de l’enfance, de ses joies et de ses tourments, introduit par une longue phrase, ce que tout européen d’Algérie devait penser tout enfant, et il avait senti la pesée (de l’immense pays) avec l’immense mer devant lui, et derrière lui cet espace interminable de montagnes, de plateaux et de désert qu’on appelait l’intérieur, et entre les deux le danger permanent dont personne ne parlait parce qu’il paraissait naturel….  Les deux communautés se côtoient, mais la peur de l’Autre est présente. Le peuple Arabe est présenté par des antithèses, attirant et inquiétant… proche et séparé, ou bien par des négations maisons inconnues… on ne pénétrait jamais… leurs femmes que l’on ne voyait jamais… on ne savait pas qui elles étaient… . Si les liens d’amitié existent, comme à travers les parties de foot que les enfants des deux communautés font ensemble ou des liens de solidarité, lors de l’attentat, le soir renvoie chacun dans sa propre intimité. Mais leur nombre s’impose, si nombreux… si nombreux que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu’on reniflait dans l’air. Les uns et les autres sont dans un face à face qui peut tourner facilement en bagarre, et dont la seule réaction commune est de fuir devant les agents qui arrivent vite.Et les Arabes sont présentés comme dans L’Étranger, en bleu de chauffe. Même image d’un roman à l’autre, sans grande variation. Cependant, dans les romans de Camus apparaît une constante qui est le regroupement de la population algérienne musulmane sous le vocable générique de -l’Arabe-. Parfois un pluriel surgit et peu d’entre eux portent un nom. Le terme d’Algérien était réservé à l’ensemble de la communauté européenne (souvent désignée par son ethnie). Et pour certains,  une manière de ne pas nommer l’autre, un refus de son autochtonie.
Cette violence est replacée dans un ensemble plus large, celui des premiers colonisateurs ayant à faire à la violence de la terre, du climat, des maladies, des pilleurs arabes ou français, des assassinats de femmes, pour remonter aux premiers temps de la conquête, aux temps des enfumages, organisés par les soldats français, et ils avaient coupé les couilles des premiers Berbères, qui eux-mêmes… et alors on remonte au premier criminel, vous savez, il s’appelle Caïn, et depuis c’est la guerre, les hommes sont affreux, surtout sous le soleil féroce.

C’est une direction dans le projet romanesque de Camus, puisque l’on retrouve dans les annexes du roman cette remarque : « Chapitre à reculons. Otages village kabyle. Soldat émasculé, – ratissage, etc., de proche en proche jusqu’au premier coup de feu de la colonisation. Mais pourquoi s’arrêter là ? Caïn a tué Abel. » Ce mythe biblique énonce la responsabilité humaine, et met en première ligne celui qui se bat par son travail, maître de son œuvre, sans reconnaître la part due à Dieu, « Je voyais la cité comme un autre labour, un autre ensemencement, une autre moisson. Que dis-je ! C’était une levée de la terre hors d’elle-même, oui son élévation verticale à l’image de l’homme, par l’homme qui établissait ainsi sa propre royauté». *
Et l’on revient alors sur ce qui de Noces, en passant par L’Étranger, se poursuit dans Le Premier Homme, l’appui sur le mythe qui permet de refonder une origine comme de faire appel à Hélios pour inscrire encore plus fortement le mythe de l’autochtonie. Le mythe apparaît donc essentiel dans l’écriture romanesque parce qu’il restructure l’ordre du monde.
Camus est conscient de ce qui déchire l’Algérie. L’on connaît ses prises de positions courageuses, énonçant l’urgence de donner à la population musulmane les mêmes droits qu’à l’Européenne, son Appel à la trêve civile  pour que les deux partis puissent se parler avant « le divorce définitif, la destruction de tout espoir, et un malheur dont nous avons encore qu’une faible idée ». L’écrivain perçoit intuitivement la véritable histoire de ce qui s’annonce : la décolonisation. L’écriture, moins directe que les discours, permet de passer dans le symbolique et de dire alors avec force ce qui circule au fond de l’être.
Ces deux communautés, dont l’une est véritablement autochtone, se déchirent dans le problème d’appartenance à la même terre. Il est difficile de reprocher à Camus ses prises de position qui ne paraissent pas tranchées pour un camp ou pour l’autre. Il dira toujours dans ce même Appel : « …J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie, et de la création et je ne puis me résigner à la voir devenir pour longtemps, la terre du malheur et de la haine. »

Ce roman paraît être une construction du mythe de l’origine et celui du retour. Il dit à Jean Grenier « J’essaierai d’écrire un roman direct, je veux dire, qui ne soit pas, comme les précédents une sorte de mythe organisé. Ce sera une ‘éducation’ ou l’équivalent. A quarante-deux ans, on peut s’y essayer ».
Et il écrira en 1950: « Je ne suis pas un romancier au sens où l’on entend. Mais plutôt un artiste qui crée des mythes à la mesure de sa passion et de ses angoisses ».

La dimension mythique est alors ce qui confère au particulier un caractère universel par la dimension humaine qu’il contient.

Ghyslaine Schneider

  • Dictionnaire des symboles de Chevalier  (citation extraite de l’essai Le jour de Caïn, de Luc Estang, 1967)

Bibliographie

L’ensemble des oeuvres de Camus mais surtout son oeuvre romanesque et théâtrale.
Albert Camus et l’Algérie, Christiane Chauler-Achour, ed. Barzakh
Le goût d’Alger, Le Mercure de France,  Mohammed Aïssaoui
Une enfance Algérienne, textes inédits établis par Leïla Sebbar
Pierre Sang Papier ou Cendre, Maïssa Bey
Bleu, blanc, vert, Maïssa Bey