GINZBURG Natalia, Tous nos hiers

Ce beau roman italien, écrit peu de temps après la fin de la seconde guerre mondiale, publié en français en 1956, met en scène l’histoire de l’amitié des jeunes gens de deux familles voisines, et en valeur, l’inscription historique. Ce rapport s’établit à travers les yeux, les sentiments, les émotions et les lâchetés des personnages du roman. Le courage aussi.

C’est apparemment l’histoire de deux familles. Leurs maisons se font face et l’on regarde dans l’une à partir de l’autre. Ce sont des garçons et des filles que l’on voit grandir, se marier, partir à la guerre ou mourrir. C’est le partage pour certains de leurs convictions antifascistes, d’une volonté utopique de faire la « révolution », et c’est aussi des liens qui se nouent d’une manière quasi définitive.

Cette dualité, en miroir, se continue dans la structure même du roman. La première partie, dans le Piémont, suit le mouvement et le temps des rencontres, des souffrances, et des morts. La seconde, près de Rome, avec  les paysans du sud, chéris par Cenzo Rena. Ces hommes rugueux se dessinent dans le regard lent qu’Anna promène sur eux, si loin de son monde citadin et provincial. Apprentissage initiatique de l’autre, de sa fillette qui naîtra, du mari, cette tête grise à ses côtés, des villageois. Puis il y a cette fin de roman, où l’Histoire se juxtapose avec celle des personnages, une Anna courageuse émergera, extirpant des mains des soldats américains, la servante de son mari mort, tué par les Allemands. Pour éviter la mort d’otages. Il se demanda pourquoi  il tenait tant à ce que l’homme à la jambe en tire-bouchon eût la vie sauve, il ne comprenait pas pourquoi.
Un homme dans l’accord de ses pensées et de ses actes.

Mais de quoi parle-t-on exactement dans ce roman: de l’Histoire, celle de l’époque troublée de la montée du fascisme et de la guerre, perçue par les personnages, modifiée par les événements de leur vie, ou bien de l’histoire de ces êtres humains, de cette jeunesse, aux prises avec leur propre histoire, se débrouillant seuls, sans leurs géniteurs, parents morts ou inconsistants ? Comment peut-on alors devenir homme et femme, dans ces conditions-là, avec tout ce que la vie déroule d’heurs et de malheurs …

Ces jeunes gens sont d’abord reliés par une communauté d’esprit.
Ippolito est une jeune homme soumis aux humeurs colériques et dépressives de son père, dans l’écriture  de son livre de mémoire. Il disait de lui qu’il ne se consolait pas d’avoir engendré un fils aussi ridicule et stupide… Déjà comment faire face à de telles paroles ? Emanuele, au rire semblable  au roucoulement des pigeons, s’attache à son jeune voisin. Lui aussi a un père, entendant mal, passant aux beaux jours son temps dans une chaise longue, recouvert de journaux pour se protéger, dont toute la ville disait qu’il avait de sacrées cornes, ce pauvre vieux monsieur. Lorsque les deux pères vont disparaître, le frère d’Ippolito, Guistino et ses soeurs, Concettina et Anna se retrouvent orphelins avec la seule présence de Madame Maria, raide dans ses robes noires et ses principes. Quant au frère d’Emanuel, Giuma et sa soeur Amalia, ils seront eux aussi seuls bien qu’ayant Maman chérie amourachée de Franz, et aimé d’Amalia. Dans la confusion des sentiments…Le fiancé le plus tenace, Danilo a un père absent, qui n’a jamais essayé de l’élever, et une mère qui l’avait élevé à coups de gifles. La difficile relation aux parents.

Le fascisme est installé en Italie et les jeunes gens se réunissent pour discuter politique, liés par une volonté de faire la révolution, mot qui entraînera les rêves récurrents d’héroïsme d’Anna, alors petite fille. C’est à cette période que Danilo est arrêté, emprisonné parce que communiste. A son retour, muri trop vite, c’est une autre jeune fille que Concettina, une qui devra toujours être prête, qu’il épouse.  Qu’il laissera aussi pour vivre avec une autre. Plus tard.

Les jeunes filles ont aussi du mal à vivre le fait d’être femme et d’être à cette place là. Anna se laisse séduire par Giuma pensant que c’était mieux que d’être seule, mais aussi dans le désir d’être aidée. …personne ne venait jamais rien lui dire, personne ne venait voir si elle était bien rentrée. Elle espérait que la guerre viendrait la tuer, elle et le bébé secret que son ventre abritait.
C’est dans cette solitude affective qu’elle rencontrera Cenzo Rena, l’ami mythique de la famille qui la prend en charge. Elle pleurait de temps en temps, mais elle était calme et sereine, comme lavée par les larmes, comme si l’effroi et le silence avait déserté son coeur. Cet homme-là la fera sortir de sa chrysalide, de sa vie d’insecte…
Quant à Concettina le problème est dans son incapacité à se fixer, dans une  quête d’affection qui se posera lorsqu’un jeune homme décidera de l’épouser, rentrant enfin dans une famille encore intacte dans sa structure. Mais pour elle, la guerre détruit un univers qu’elle voudrait rassurant, et ses pensées s’enfuyaient avec le bébé sur les routes parmi les blindés et les allemands …devait s’enfuir avec le bébé…elle ne songeait qu’à s’enfuir et à le protéger contre la guerre….seule sur la terre avec son bébé et elle s’enfuyait, son bébé dans les bras et elle fuyait.
Cette technique romanesque d’une répétition insistante du même mot traduit ce mouvement que chaque personnage a devant l’annonce de la guerre les mettant dans des situations d’incapacité à vivre la réalité qui n’est pas celle qu’ils projettent.
En plus de leur propre histoire intime.
Pour la jeune voisine Amalia, elle et sa mère vont aimer le même homme, Franz. Amant de la mère, puis mari de la fille, la peur finira par lui faire déclarer sa judéité, mais le protégera de la mort. En se libérant de cette peur, en décidant que peu importait  qu’il meure ou vive, il s’était senti très fort et très calme.  Il avait fait sienne cette pensée de Cenzo Rena. On était un être libre quand on acceptait de vivre ce qu’il y avait à vivre. Mais sa jeune femme devenue autoritaire et acariâtre, bouleversée par la mort de son mari, s’ancrera dans la folie. Traitement de la figure du juif. Avec de l’antisémitisme, caché dans les personnages. Le narrateur dit de Cenzo Rena…jamais il ne s’était retourné pour compter les choses qu’il perdait. Se retourner pour compter, voilà ce qui vous rendait vieux; à force de compter, on se change en un vieillard au nez pointu, aux yeux troubles et rapaces. Dénonciation du cliché du juif.

Les événements historiques qui précédent la seconde guerre mondiale ponctuent l’avancée du roman, rétrécissant l’espace des personnages. Les Allemands avaient débarqué en Norvège….Les Allemands avancés maintenant en Hollande et en Belgique…les Allemands passèrent alors la frontière française…Guima raconta à Anna…. Simples annotations qui interrogent ces jeunes gens, se sentant menacés par la guerre qui s’annonce progressivement et se termine dans l’accélération des vies des personnages et la fin de la guerre. Celle-ci amène les personnages à réagir selon les modalités de leur être. Maman chérie fera des réserves dans sa cave, les inspectant souvent, satisfaite, mais partira en villégiature sur les bords du lac Majeur. Il y a aussi l’engagement politique, mais comme des enfants, en découpant les articles de journaux. L’engagement dans le communisme. Que le fascisme était formé d’un tas de veaux, il n’était pas seulement composé de loups et d’aigles…. Il fallait parler aux veaux qui étaient dans le pré, à tout ce qui était vivant en Italie. Et la guerre arrive et entraine le suicide d’Ippolito et Cenzo Rena résume justement mais ce n’était pas une fille qui était à l’origine de sa mort, c’étaient les Allemands, la France et la guerre, et aussi beaucoup d’autres choses qu’on ignorait, des choses lointaines peut-être. Mélange de l’intime au contact des événements du temps vécu.

Cette guerre et ce fascisme conduit les êtres à réagir selon leur nature. Cenzo Rena pense que l’on ne sort pas vainqueur d’une telle guerre et il est évident que certains au pouvoir ou dans la simple population s’arrangent  avec les circonstances de ces années troubles.

L’écriture en style indirect laisse le lecteur à une réception de la vie des personnages dans un continuum d’événement personnels, ponctués par les annotations sur l’imminence et la présence de la guerre. Les mots sont dans l’accord avec la simplicité des personnages, jeunes, qui doivent se débrouiller avec cette guerre et leur vie, et adultes, sauf à un certain degré le rabelaisien Cenzo Rena, perdus dans leur impuissance à leur ouvrir un chemin. Et les phrases se juxtaposent comme les événements dans la vie, le seul lien entre elles se fait dans le secret des coeurs des personnages.
Ce roman italien, quelques décennies après son écriture, continue d’émouvoir le lecteur parce que simplement, il décrit l’humanité dans sa violence, sa générosité, et son ambivalence.

Et les dernières lignes du roman.

Ils rirent un peu, ils étaient très amis, tous les trois, Anna, Emanuele et Giustino, ils étaient contents d’être ensemble, tous les trois, et de penser à tous ceux qui étaient morts, à la guerre, aux souffrances, au vacarme, à la longue vie difficile qu’ils avaient maintenant à affronter et qui était remplie de choses qu’ils ne savaient pas faire.

Ghyslaine Schneider