VUILLARD Eric , L’ordre du jour

A la lecture de ce récit, d’aucuns eurent dit que «…c’était très bien écrit, mais qu’ils n’avaient rien appris de ce qu’ils ne savaient déjà… ».
Effectivement, l’on ne peut nier que ce – récit – non roman, est un vrai texte littéraire, c’est à dire qu’il comporte, dans l’énumération du jargon littéraire – les différentes manières -stylistiques- du dire.… Faut-il encore y mettre une pointe de subtilité, ce qui doit être le cas ou l’art de notre auteur puisque l’on lui reconnaît le mérite de – bien écrire. Mais est-ce là que se situe le – bien écrire – ?
Il est vrai aussi que nous connaissons, si l’on est né peu de temps après la guerre, ou, si nous l’avons appris à l’école, cette histoire d’invasion de l’Autriche, l’Anschluss. Dans l’indifférence impuissante des grandes puissances. D’autant plus, que selon Halifax, il fallait que cela se fasse dans la concertation et la paix. Alors, que reprocher d’autre…?
Qu’apporterait alors de nouveau cette écriture d’un moment de l’Histoire ? Et si, en abandonnant nos quelques lignes de connaissances, que nous donnerait ce récit à comprendre? Au-delà des partis, des idéologies dévastatrices, entre l’installation de la peur pour dominer et le terrible laisser-faire, (oui bien-sûr, on déclarera la guerre quand l’insupportable serait là), ce récit ne donnerait-il pas à voir les hommes ?  Les hommes dans leur nudité, avec leurs lâchetés, leurs peurs, leurs violences. On croit les connaître, mais ils ont installé le désastre. Et en changeant d’échelle et de circonstances, sommes-nous vraiment différents d’eux, dans le quotidien de nos vies ? Le récit se termine sur ces mots: on ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi. Et on voudrait tant ne plus tomber qu’on s’arc-boute, on hurle…. Mais on nous brise…on nous casse… on nous ronge…. Qui sont ceux contenus dans ce -on- ? … Nous ? Les autres, avec notre permission ?

 

La description d’un paysage pétrifié dans le froid, dés les premiers mots de ce récit, enserre le lecteur dans une impression glaciale. Cette composition programmatique, scène de théâtre se jouant derrière un rideau, oppose le monde des petits, travailleurs du quotidien, plongés dans le grand mensonge décent du travail, au monde des grands, des vingt-quatre, convoqués au Parlement par Hitler, grands chefs d’entreprise de l’Allemagne de l’entre-deux guerres, réunis pour soutenir le chancelier, démocratiquement installé. Et l’on peut entendre dans l’expression du devenir de ce même Parlement qui a vu cette réunion, ce que deviendra l’Europe, après l’extrême violence de la guerre, un amas de décombres fumantes.

 

Regardons le portrait de ces hommes.
L’Histoire structure la description de ces gens si importants. En des détails ou des scènes courtes. L’on voit les vingt-quatre. Ces vénérables patriciens, engoncés dans la métaphore de la montagne, montent à l’assaut de cet escalier dont l’effort, n’est pas seulement du à leur âge mais à leur poids d’ascension financière et de pouvoir industriel traversant le temps. Ne croyons pas que cela appartienne à un lointain passé. …Ces noms existent encore. Leurs fortunes sont immenses. Car nous explique le narrateur, …les entreprises ne meurent pas comme les hommes. Ce sont des corps mystiques qui ne périssent jamais.
Les deux protagonistes nazis, Goering et Hitler les accueillent successivement. Le geste, la pogne débonnaire, pour le premier ou une poignée de main tonique pour le second. Goering rognonne tandis que le deuxième est souriant, décontracté, affable, oui, aimable même, bien plus aimable qu’on ne l’aurait cru. Tant qu’on leur demande de l’argent, nos chefs d’entreprise sont soulagés. La corruption est un poste incompressible du budget des grandes entreprises, cela porte plusieurs noms, lobbying, étrennes, financement des partis.
Le monde est égal à lui-même, encore, à travers le temps, semble nous dire le narrateur, puisque dans la vie des affaires les luttes partisanes sont peu de choses. Politiques et industriels ont l’habitude de se fréquenter. Entre hommes de pouvoir. On sait faire.

Les portraits de deux autres personnages nous donnent à voir l’intérieur de l’individu. Une photo, trouvée aux Archives par le narrateur, présente un Schuschnigg qui n’a rien d’un fort autocrate. Celle de 1934 laisse surgir dans ses traits quelque chose de mou, d’indécis. Celle-ci n’est pas recadrée et présente l’angle intérieur du personnage. Et comme pour les 24 qui s’attardaient sur des détails de l’escalier ou de ce qu’ils voyaient par les fenêtres, l’Autrichien, avec le sentiment d’être au bord de la vérité, c’est à dire que toute vie est misérable et solitaire, plonge à l’extérieur de lui-même pour se rassurer sur un monde tangible, comme le crâne de son chauffeur, lors de son arrivée au Berghof, alors qu’il perçoit le vacillement de sa propre conscience, son monde intérieur. Une manière de sentir un peu de ce réel rassurant, face à la violence pure ?

Quant au portrait d’Halifax, il renvoie en creux à celui de Goering. L’anglais sait, il a peut-être vu…sans doute vu…sûrement entendu. D’une certitude évidente. Il accepte. Ne dit rien. Fascination et lâcheté de l’Anglais, folie trouble de l’Allemand. Le personnage se révèle au moment où il prend Hitler pour un laquais. Cet aristocrate anglais, le diplomate …ce vieil étourdi porte cette cécité morale, la morgue. Cette fascination de la force d’un pouvoir lui fera dire…le nationalisme et le racisme sont de forces puissantes, mais je ne les considère ni contre-nature ni immorales.
Et c’est à partir de la place qu’ils occupent que ces quelques hommes ont décidé de la vie d’autres hommes, c’est leurs décisions, motivées par ce qu’ils sont à l’intérieur d’eux-mêmes, folie, lâcheté, goût du pouvoir, que des millions d’hommes ont subi la violence. Pour que cela ne se perpétue pas, la réalisatrice Magarett von Trotta, disait qu’il faudrait mettre en place «un processus long et tenace pour changer ça».

Ce processus d’écriture, un personnage éclairant l’autre, se poursuit durant le récit, comme d’un écho l’autre, d’un homme l’autre, plus loin Chamberlain, dont la politesse excessive sert à Ribbentrop, exubérant de banalités,  à faire perdre du temps aux anglais, dans un étrange vaudeville. Et ce qui rend encore cette scène de manipulation plus dérisoire et pathétique est la juxtaposition de l’évocation des exploits de tennisman de l’Allemand, la recette de la tarte de shion, donnée par le narrateur et la dernière phrase du chapitre, les troupes allemandes venaient d’entrer en Autriche. Le banal, l’insignifiant et le tragique.
Une manière d’écrire l’histoire de l’intérieur des hommes.

 

Ce nouvel ordre du jour.
Dans ce qui survient de particulier à ce moment du temps.
Dans ce qui doit être fait pour instruire le monde d’un nouvel ordre.

Que commence-t-il à se tisser dans cet ordre du jour qui réunit les chefs des entreprises et les nouveaux maîtres de l’état allemand ? L’urgence de l’argent. Pour les élections. Pour permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise.   Cette nécessité assise, les demandes seront crescendo.  De l’ordre de l’exigence, maintenant. Changer l’ordre ancien pro-nazi par des nazis notoires. Le diktat du Berghof, c’est la peur qui règne.

Que peut faire l’homme, qui a lui-même imposé la peur aux autres?
Tenter de sursoir. Schuschnigg parle culture avec son presque ami, Seyss-Inquart…ce n’est pas un monstre…c’est un nazi modéré, un véritable patriote.… Le  narrateur nous entraîne dans cette discussion sur la musique. Vaste nous semble-t-elle… Comment une telle culture, une telle sensibilité pouvaient -elles laisser surgir la cruauté, la violence, la lâcheté des actes commis ? Ne serait-ce pas une utopie de considérer que la pensée peut nous sauver des monstres qui sont à l’intérieur de l’homme ? Peut-être que la culture peut seulement les contenir…

Tenter de résister. Lancer des mots. Des phrases. Que l’on sait au fond de soi ne pouvoir tenir. Pour Schuschnigg, une proposition de plébiscite sur l’indépendance du pays. Et l’homme qui a dit non à toutes les demandes formulées dans son pays, ne sait pas dire non à Hitler, c’est à dire à l’essentiel. Comme les journalistes, ceux du Neues Wiener, qui n’ont soufflé mot…ont approuvé sagement…ont accepté les purges…les emprisonnements, qui un matin, soutiennent l’ancien petit tyran, Schuschnigg. L’héroïsme,…chose bizarre….

Une question se pose. Comment faire croire à la force, à sa très grande force ?
La première chose, une vieille recette encore d’actualité. …la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose: le monde cède au bluff. Le théâtre des écoutes entre Goering et Ribbentrop : le bonheur des Autrichiens ouvrant leurs frontières aux Allemands. Cette crapulerie qui fera qu’ils ne purent se retenir de rire, au milieu des ruines, lors du procès de Nuremberg.
La deuxième chose, d’actualité dans certains lieux de notre monde.
Se cacher pour se réarmer. Par l’intermédiaire de sociétés écrans, à l’étranger. On voit que l’ingénierie financière sert depuis toujours aux manoeuvres les plus nocives. Les armes. La puissance industrielle.
Construire un regard. La propagande des films. Pour asseoir l’image de la réussite.
Ces films qui restent dans notre mémoire mais qui sont pour l’éternité mises en scène par Joseph Goebbels. Son maîtrisé. Foule choisie, expurgée.
Construire une langue. La langue rugueuse et âpre du IIIe Reich. Il vocifère un allemand très proche de la langue inventée plus tard par Chaplin…. elle restera parce que le cinéma américain s’empara de l’histoire, de son immense tumulte… ne racontera la guerre que sous forme d’exploit. …en fera un revenu. Un thème. Une bonne affaire. En 1941…Tout peut se combiner dans le monde. parce que les films de ce temps sont devenus nos souvenirs par un sortilège effarant.
L’émotion, si on ne sait pas la différencier de la construction des images, peut nous faire croire à sa réalité. C’est sur cette réalité construite par de savants manipulateurs que ce pouvoir s’est assis. La guerre de l’image venait de commencer.

 

Ce que nous dit le narrateur, c’est que les artistes, eux savent. Ils sentent l’ordre du temps. Louis Soutter, lui sait. Pressent. Dessine….ses plus belles oeuvres. …se mit à peindre des cohortes de silhouettes noires, agitées, frénétiques….corps noirs, tordus, souffrants et gesticulants…il nous livre la vérité morte de son temps. Une grande danse macabre.
Il y a aussi cette correspondance entre la peinture et le titre du deuxième chapitre, Les Masques. C’est la rencontre entre les industriels et le nouveau chancelier. Le tableau de James Ensor surgit alors. La mort et les masques fut considéré comme faisant parti de l’art dégénéré par les nazis. Une société de mort installée. Une fiction picturale qui produit du réel, dirait Lacan. A la fin du 19e siècle.

 

L’Histoire ici, nous est donné à voir en dénouant les liens habituels que nous connaissons. Noués d’une manière complexe, on n’en aperçoit que la trame des faits. Et elle fait oublier que ce sont les désirs les plus monstrueux et la cruauté la plus servile qui sont au pouvoir. Ils se cachent derrière des masques, des paroles, des images, mais ils disent, encore une fois, la nature humaine.

Et c’est l’écriture, dans ce qu’elle met en regard, en miroir,  dans ce qu’elle cadre, comme pour une photo dont on verrait la totalité ou la partie, accentuant un trait plus qu’un autre, pour construire une vision historique, qui règne dans ce récit pour donner un petit morceau de vérité, …un peu de densité. Tel est l’art du récit que rien n’est innocent.
Et dès le début, le narrateur ne nous dit-il pas  que la littérature permet tout….Mais ajoute-il que les livres figent les événements dans les mots, le temps des mots. De là alors, la nécessité de cadrer, regarder, entendre différemment par d’autres mots saisissant l’insaisissable…
L’art de dire …! Ce que l’on sait déjà…

 

Ghyslaine Schneider