MELANDRI Francesca, Eva dort et Plus haut que la mer

Deux romans de Francesca Melandri sont traduits en français actuellement, Eva dort et Plus haut que la mer, le premier plus prolixe que le second.

Eva dort raconte l’histoire d’une famille, prise dans la tourmente de l’italianisation forcenée du régime mussolinien, après la cessation  aux Italiens, du Haut-Adige ou Sud Tyrol, lors du traité de Saint-Germain en Laye, en 1920. Terrorisme et violence marquèrent ce territoire, orphelin …de sa Vaterland, l’Autriche. Les hommes et les femmes subirent comme ils purent et de face, les violences terroristes réclamant l’autonomie de la région.
Histoire de personnages, pris aussi dans la misère des versants nord de ces régions montagneuses, hommes, femmes, enfants, au coeur de leur humanité rude, lâche et généreuse, dans une fermeture due à la morale ou à des idées arrêtées, mais toujours combative, dans un sens ou dans un autre.
Le deuxième roman, paru en Italie en 2011, un an après le précédent, Plus haut que la mer, a une facture plus intimiste. Un homme et une femme, allant voir un des leurs dans la section spéciale d’une prison, sur une île, se rencontrent au sens propre du terme, le temps d’une tempête, dans leur douloureuse souffrance et dans le désir d’une humanité compréhensive et sans jugement de l’autre. Paolo l’observa pendant qu’elle s’installait…Luisa et lui étaient les deux visiteurs qui se rendaient à la prison spéciale….Après une courte pause, elle aperçut Paolo dans la portion de route visible entre les portières. Luisa leva les yeux.  L’Histoire, ici, est une toile de fond lointaine, les années de plomb en Italie.

L’on peut s’interroger sur ce qui court d’un roman à l’autre.
L’Histoire. Sa violence. Les italiens découvrent petit à petit cette région, comme bien d’autres le sont en Europe centrale et orientale après l’année 1918, secouée par un problème d’attachement à leur origine, par la langue, les habitudes sociales, la nourriture, l’habillement. Ce qui fait que l’on est d’ici ou d’ailleurs, même maintenant.
La question qui se pose est d’appréhender comment l’écrivaine traite l’histoire. Dans ce premier roman, elle est essentielle. Les événements historiques, avec une grande précision, envahissent l’espace romanesque. Ils deviennent roman, parfois dans une volonté démonstrative, laissant aux personnages la charge délicate de venir illustrer les aléas de l’Histoire, les maintenant hors de leur intimité, sans réelle pénétration dans leur conscience. Les chapitres se divisent alternativement en ceux marqués par les dates et les autres, par les km. Dans ceux du voyage d’Eva à travers l’Italie, dans un voyage inverse des italiens du sud montés travailler à l’époque fasciste dans le nord, l’histoire se trouve être réduite à la présence des plaques commémoratives, l’attentat de la gare de Bologne ou la déportation des juifs italiens. Ecriture didactique de l’Histoire. L’on ne connaît de Gerda, laissant sa fille pour pouvoir continuer à travailler, que les pleurs d’une soirée, l’évocation d’un sentiment de liberté parce que sa jeunesse reprend le dessus sur la séparation, accompagnée de ses rêves de mariage, jamais exprimés. Si peu de choses sur un beau personnage, fort et courageux mais sans questionnement intérieur, plongé entièrement dans l’action.

Dans le deuxième roman, l’aspect historique se retrouve peu évoqué, seulement dans les réflexions de Paolo sur son fils, enfermé pour avoir assassiné pour raisons politiques. Dans la nuit de la tempête, le père réfléchit. Une phrase qui pouvait tout autant résumer l’existence de son fils et de ses camarades. Une vie de choses qui n’existent pas vraiment, il n’y a que le mot…. Le premier était sûrement révolution. Qui n’est pas laid en soi, … comme chose et encore moins comme mot. … Mais dans l’Italie de 1979, le mot révolution avait beau être scandé, polycopié, écrit sur les murs de façon presque obsessionnelle, la chose non….Quand la chose correspond au mot, alors on fait de l’histoire. Mais s’il n’y a que le mot, alors c’est de la folie. Ou bien bien tromperie ou mystification.
Et cette réflexion pour évoquer la mort d’Aldo Moro: …les semaines qui avaient suivies la découverte du cadavre de l’homme politique enlevés des mois plus tôt après le massacre de son escorte…Dans les prisons, on craignait des représailles, voire des lynchages, contre les détenus politiques. Loin de la précision du premier roman, celui-ci ne nomme que par une formule périphrastique un événement qui a marqué l’Italie. Celui-ci serait-il alors passé de l’Histoire à un élément romanesque, parce que devenu lointain ?
A travers cette manière de dire l’histoire, la narratrice nous dit en fait comment elle perçoit l’Histoire, surtout dans le premier roman. Cette écriture là dit combien les événement historiques priment sur les personnages et l’intrigue romanesque, alors que dans le deuxième roman, la priorité paraît être les personnages qui ont alors plus d’épaisseur littéraire ….

L’autre aspect commun aux deux romans sont les personnages féminins et le rapport des fils au père.

Les personnages, dans la lignée des femmes, Johanna, Lenni, Gerda et sa fille Eva, personnages forts, intenses, mais êtres pris dans l’Histoire qui les saisit dans leur chair, dont l’impact semble s’effacer devant les jours qui se succèdent. Réactions de survie, mais plongée dans une quotidienneté, loin d’une description flaubertienne, et sans un narrateur construisant une introspection intérieure, ou des rêves exprimés.
Milan Kundera écrit: « Dans l’ennui de la quotidienneté, les rêves et rêveries gagnent de l’importance. L’infini perdu du monde extérieur est remplacé par l’infini de l’âme».* Les rêves sont un désir d’amour ou de reconnaissance qui se fracassent rapidement contre la réalité, ne laissant à ces personnages féminins que la volonté de tenir dans cette vie difficile. C’est pour cela qu’ici, il y a si peu de place à l’ennui et aux rêves. Seulement dans l’agir.
Le personnage d’Eva paraît plus nuancée, reprenant comme choix de vie, les  conséquences des difficultés de celles de sa mère. Cependant, elle aussi est dans l’action sans vraiment établir des correspondances. Et l’expression Eva dort qui donne le titre au roman le parcourt pour se transformer à la fin en Gerda dort, le sommeil, fuite ou réparation. Et lorsqu’enfin, elle se révolte contre sa mère, elle ne le reste pas longtemps, car rien ni personne ne peut nous dédommager de ce que nous avons perdu, pas plus ceux qui sont coupables de ces pertes ….Et à la fin quand les comptes sont faits,…la seule chose qui compte: que nous puissions encore nous embrasser, sans gaspiller un seul instant la chance extraordinaire d’être encore vivants.
Heureusement pour Eva, sa mère comprendra et dira la seule phrase qu’elle attendait depuis trente ans, mais semble, comme sa mère, et parce que celle-ci faillit en mourir, avoir effacé Carlo, l’homme marié qui l’aime. Ce qui est étonnant, mais est-ce la traduction, est l’emploi du mot « dédommager »: celui-ci évoque plus la compensation financière ou matérielle que la reconnaissance réparatrice de la parole, que lui donnera cependant sa mère….Peut-on être dédommagé du vécu des douleurs humaines ?

Luisa, l’autre personnage de passage sur l’île, semble avoir plus de profondeur,  et surprend par des réponses à la vérité décalée. Cependant cette paysanne, comme Gerda, se bat avec les violences subies et pour l’éducation de ses enfants. Un peu comme si le personnage féminin de Gerda à Luisa aurait pris une certaine densité intérieure.

Ainsi toutes ces femmes, êtres de fiction, choisissent de vivre seules, soit obligées par les circonstances, soit par désir inconscient non exprimé, comme pour Eva; elles sont des femmes qui se battent pour élever leurs enfants, manger, tenir dans une forme d’austérité leur honneur avec au fond ce secret désir d’être libres,  enfin sans hommes (ne portent-ils pas tous alors une forme de violence à l’égard de la femme ?). Mais peut-être que dans l’action rude de tous les jours, peu de place est laissé à un retour sur soi-même…?

L’autre lien qui se tisse entre les romans est la relation des fils avec leur père, dans un traitement différent. Violent et torturé dans la premier roman, cet aspect du père, Hermann le transmet à son fils Peter. Le premier, incapable de se séparer de sa mère, de ce fait incapable d’aimer, fera le mauvais choix de l’Allemagne, en partant au moment du fascisme, reviendra comme apatride pour être enfin considéré comme allemand, devenu italien par la loi. Cette déstructuration autour du thème de la « terre des pères », c’est à dire la patrie et de la terre comme territoire, comme terre qui est bornée, c’est à dire le pays, créera une dichotomie à l’intérieur des êtres, comme une chambre d’écho. Son fils ne pourra choisir entre sa famille, le lieu où il vit et l’errance d’un terroriste, basculant à la fin dans la violence armée, certainement plus par incapacité affective. Des deux fils de ce dernier, Sigi sera fascisant, comme le sera aussi son fils Bruno,  et Ulli, violemment agressée par son frère Sigi pour son homosexualité, voulait seulement être lui-même là où il était né, et pourvoir aimé celui qu’il aimait, meurt en se suicidant.
Puis cette relation père-fils s’apaise pour Gabriel, le fils de Vito, et Paolo, père exemplaire, toujours présent pour le sien, terroriste emprisonné, au-delà de ses souffrances et par moments du désir de tout abandonner, mais porté, tenu par la lumière des souvenirs d’enfance de son fils. Ces deux hommes, dans chaque roman, Vito et Paolo, ont su maintenir cette présence à leur enfant.
Le problème des pères, dans la famille de Gerda, passe de l’absence ou du rejet d’une fille-mère, de l’incapacité d’assumer l’enfant à venir,  à l’absence pour une cause extrémiste et perdue,  mais tend vers une réconciliation symbolique, entre Eva et Vito, père putatif, si près de la mort, …je pose ma tête sur ses genoux, j’allonge mes jambes, je me mets à mon aise. Lui entoure mes épaules de son bras, tapote le coussin sous ma nuque…Dans son ventre auquel je m’appuie résonne sa voix tranquille, comme un tambour. Je ferme les yeux avec un profond soupir….Et Vito dit: Eva le prendra après. Maintenant elle dort.
Si des liens existent bien assumés entre Vito et son fils, et entre Paolo et le sien malgré la prison, les mères, elles, ont toujours tout assumé….

Ces deux romans présentent aussi des différences.

Le premier renvoie au genre de la saga familiale, sorte de récit de filiation, partant d’un moment du présent (dans le prologue, refus d’un paquet compris à la toute fin du roman), pour revenir en arrière, par l’évocation de l’Histoire qui construit alors des vies singulières, mais reste l’expression d’une humanité ballotée, ne trouvant son équilibre que dans une austérité laborieuse.
On peut là  encore se posait une question: il y a-t-il du romanesque dans cette histoire ?

Cette archéologie narrative, liant l’Histoire et la vie des personnages se structure sur des micro-récits (comme la vie de Gerda en cuisine, la vie de Lenni, celle de Peter ou d’Ulli), se succédant sans aucune transition d’écriture. Cette juxtaposition rend la lecture complexe parce que d’une manière commune, un récit peut très bien passer d’un personnage à l’autre mais se faire dans une certaine forme de continuité d’écriture, justifiant d’une certaine manière ce qui précède. On a plus l’impression d’avoir affaire à une écriture cinématographique particulière, comme on peut le voir dans le documentaire Vera, réalisé par l’écrivaine, ou bien être face à l’écriture de mini-scénarios. Les personnages, pris dans la trivialité de leurs quotidien, n’exaltent pas l’imaginaire du lecteur, mais développent le paradoxe de cette écriture: suggérer quelque chose de visuel. De ce fait et sans discours unifié, dans une écriture fragmentaire, la surprise peut arriver: il reste dans la mémoire des scènes qui sont écrites pour être données à voir. Celle-ci en reste imprégnée.

La cuisine, avec le cageot de pommes pour berceau pour la toute petite Eva, soudain pleine d’une douce attention, on lui mettait des petits bouts de carottes, des lamelles de fenouil, des copeaux de parmesan…On riait….les travailleurs de la cuisine cherchaient mutuellement leur regard, pour se réjouir ensemble…
Les belles descriptions des hommes politiques comme l’évocation de la complicité comprise, entre Aldo Moro et Silvius Magnago. Lors du repas à l’hôtel de ces deux personnages, Magnago pense, en voyant son invité manger avec modération que tout en lui le montrait sans défense, faible, pas vraiment un homme d’action, mais plutôt…un cunctator (temporisateur). Et pourtant, l’Obman avait pu voir, lors de plusieurs rencontres, que derrière ce visage inexpressif fonctionnait une intelligence politique très fine.
Cette succession de micro-récits de ces existences particulières, juxtaposés et de thèmes différents reconstituent les petites histoires hachées de la vie des personnages. Mais cela ne manque pas de pittoresque puisqu’ils pourraient ainsi être comme le point de départ de romans multiples, issus d’un même roman.

Plus haut que le mer présente, lui, une véritable trame romanesque. Trois personnages en ressortent, les deux visiteurs et le gardien Nitti. L’histoire de ce dernier nous est longuement racontée, peut-être pour éclairer ses réactions durant le court temps romanesque, s’octroyant  des libertés dans la surveillance de Paolo et de Luisa, dans un désaccord sourd au directeur de la prison, mais si délicat lorsqu’il les entend se confier et se découvrir l’un l’autre, …ils plongèrent tous deux dans un profond sommeil d’animaux en hibernation. Alors seulement, Nitti ouvrit les yeux. Depuis combien de temps était-il là, en train de les écouter?
Mais, dans cette liberté de paroles, de ce lâcher-prise, possible par les circonstances de l’enfermement dues à la tempête, des moments, courts mais intenses en découvertes pour Luisa et en souvenirs pour Paolo, forts de cette rencontre avec l’autre, Nitti, lui, enfermé dans sa souffrance de gardien de prison, ne peut avec sa femme, trouver les mots qu’elle lui demandait. 

Si les types des personnages évoluent d’un roman à l’autre vers une forme d’apaisement mais aussi d’accomplissement parce qu’ils arrivent enfin à s’exprimer, l’écriture fragmentaire, quasi documentaire parfois, devient plus resserrée dans le second roman traduit. Le premier se perd dans une reconstruction familiale et historique, le second laisse apparaître la vie intérieure des personnages, devenus plus intimes par, enfin, l’expression de leurs douleurs, dans une temporalité courte, dans un espace cerné, celui de l’île, qui est depuis Thomas More une Utopie, mais ici utopie inversée, celle de l’enfermement. La prison. Celle des condamnés. Celle des êtres enfermés dans leur vie.

Que s’est-il donc passé entre ces deux romans si différents ? La maturité de l’écriture, sans aucun doute ….Et les priorités historiques étant enfin dites, le romanesque, même s’il possède une toile de fond politique, a envahi l’espace d’écriture.

Ghyslaine Schneider

* Milan Kundera, L’art du roman