SANSAL Boualem , Rue Darwin

Boualem Sansal, au cours d’un entretien radiophonique, explique: j’écris des choses complexes d’une manière complexe.

Et le fil de l’histoire n’est pas linéaire, il suit les méandres de la pensée….

Dés le début de son roman, le narrateur pose la question de la Vérité, ainsi qu’au début de la seconde partie. Si elle est certitude, elle n’est plus vérité. Mais elle peut aussi bien se transformer en mythe ou bien être une chose inconnue, que l’on sait  être seulement à l’intérieur de soi, un monde d’une vie antérieure, caché au plus profond de l’être.

 

L’histoire narrative paraît simple. Un homme, lors de la mort de sa mère, retrouve en très peu de temps tout le passé enfoui au fond de lui, volontairement tu. Mais ce cheminement intérieur trouve sa confirmation dans la seconde tentative d’explication de la notion de Vérité qui se trouve dans le mouvement et dans la possibilité de l’erreur. Mouvement physique de déplacements et de retours, dans l’esprit et dans le corps.

Cette question de la connaissance de ses origines est essentielle pour se tourner vers l’avenir, comme si la méconnaissance laissait l’être ou le personnage, enfermé depuis trop longtemps dans la veulerie et le silence…enfermé dans l’ambiguïté, pour n’être rien, un être trouble et inconsistant sans avenir parce que sans passé et coupé de son présent. Et cette idée, celle de la nécessité de connaître d’où l’on vient, parcoure et motive la recherche de l’histoire passée, volontairement enfouie. Ce sont les retrouvailles, autour de la mère se mourant, avec la fratrie, revenue des routes de la mondialisation, qui provoquent ce choc. Fratrie tournée vers l’avenir et qui a réussi son immigration.

Parce que cette histoire est une histoire de famille. Au sens privé. Au sens général.

Il y a deux familles. Celle de l’intérieure, de Bordj Dakir, qui se ramifiera surtout en Europe, et l’autre, celle de la rue Darwin, qui plus tard, de cette favela, se dispersera dans le monde. Double expansion des lieux de plus en plus vastes.
Ces familles sont annoncées par l’insistante remarque sur l’arrivée du temps des femmes (qui) avait commencé. La tribu sera un monde au féminin où les hommes ne seront que des ombres furtives. Et plus loin, Le temps des femmes était venu, me disais-je, la prophétie s’était réalisée.
Dans un village algérien, dans le temps de la colonisation, Djeda est chargée de la marche de la tribu à la mort du patriarche. Cette jeune fille crée un phalanstère, composé d’une grande maison et de la citadelle, avec toute l’armée de servants et de servantes qui la font tourner. La prostitution sera l’activité de départ et au fur à mesure de la richesse accumulée, celle-ci sera investie sur le territoire et en France, avec intelligence et là où l’intérêt du développement du clan est essentiel. Cette femme, une autocrate, tient d’une main de maître le bordel, elle, qui n’est pas une femme ni un homme, personne ne peut l’égaler ou lui résister une fraction de seconde, élèvera les pupilles, enfants enlevés aux mères, dont la plupart sortaient de l’arrière-pays, crottées, échevelées, fuyant le couteau dont on ne sait de quels assassins familiers lancés à leur poursuite, pour ses intérêts de domination et de poursuite commerciale de son empire. La peur d’être renvoyé de ce lieu vers la pauvreté et la misère, rendait tous ces gens serviles, avec une vraie ferveur, honnête et efficace. Elle s’arrangera avec l’arrivée de l’armée française lors de la guerre d’Indépendance comme avec le pouvoir algérien en 1963, en recevant dans son Palais, au-dessus d’Alger, Ben Bella et son ami Nasser.

Phrase extensible dans le miroir de l’Histoire: Elle était le Pouvoir, elle voulait autour d’elle un peuple soumis, et heureux tant qu’à faire, à l’image d’un Dieu qui voudrait une humanité à genoux, priant et remerciant pour des bienfaits à venir, et tant qu’à faire, vibrante d’allégresse….On habite ses légendes plus qu’on ne les fait, et toujours elles sont trop grandes pour nous. Mais le pouvoir lui enlèvera son bien pour un jeune et brillant dignitaire. Un jour, il sera président de la République, sous le nom d’Abdelaziz Ier, il mettra le cadastre à son nom et tout sera dit.

 

Et de ces conditions, des secrets se construisent, s’enfouissent et se dévoilent.

Farroudja, la vraie mère de Yaziz/le narrateur, aura ses deux enfants pris par Djeda. Cette vérité, révélée au tout jeune garçon par une petite fille de dix ans, Faïza, qui avait tout compris, s’effacera de sa mémoire; la complicité avec sa mère adoptive, Karima, fera que les deux femmes garderont ce secret, que l’enfant sait mais tu, jusqu’à leur mort. Ce sont elles qui formeront la deuxième famille de Yaziz.
Familles en miroir, la précédente, riche et puissante, la seconde, pauvre et honnête, mais avec de vrais père et mère, et des enfants tout à fait officiels…
La réunion de tous, autour de la mère morte, sauf du petit dernier qui a penché vers le djihad et la folie, donne au narrateur le sentiment d’un dernier rassemblement puisque cette fratrie est prise dans un vaste et perpétuel mouvement de colonisation en étoile inhérente à la vie.
Et c’est à ce moment que le narrateur comprend une partie de son histoire, se posant alors la question importante de la nécessité de dire ou pas la vérité à sa fratrie. Mais le monde a changé, partir, partir au plus vite talonne la jeunesses de ce pays, les êtres ne pensent plus de la même manière, et ce sont des histoires de là-bas et de jadis, l’Algérie n’était déjà plus pour eux que le bled de leurs vieux parents, un autre monde.… Leur monde s’enracine ailleurs, monde paraissant plus fascinant et prometteur. C’est leur vérité. Et c’est pour cela que parfois le silence est la seule vérité possible.

Un procédé littéraire, interrogations en italique, émaille alors le récit indiquant les étapes du cheminement intérieur vers sa vérité. L’heure du rendez-vous était arrivé, et c’est enfin le surgissement de ce que le narrateur sait depuis toujours.
Cette prise de conscience se traduit en ces termes: Mon Dieu, comme on sait se mentir et comme on sait renouveler ses mensonges avec les saisons…D’où cette question de la vérité posée dés le début.
Ce fut donc le désir de la mère d’avoir tous ses enfants autour d’elle un jour qui entraînera la quête. Comprenant que cette chose sera complexe, elle la métaphorise en une photo qui montre ses enfants autour d’elle.  Une manière de voir une réalité comme dans un miroir. Ou de la rêver. Mais pour Yaziz, la photo de tous ces enfants l’interpelle.

La réflexion essentielle qui se pose est celle de  l’enfouissement du souvenir et son rejet dans le non-dit.
Insufflé soi-disant par une parole de la mère en train de mourir, ce sera le retour à la rue Darwin, celle de l’enfance et de l’adolescence, en saisissant que les conséquences de ce pèlerinage seraient immenses, que ma vie serait transformée. Et cette remarque pertinente: …ce que j’ai voulu taire et effacer de ma mémoire, je le savais, je l’ai toujours su, au détail près, et c’est parce que je le savais que j’ai réussi à ne jamais y penser. Il n’y a pas d’oubli sans une vraie mémoire des choses. On s’organise, on s’arrange, on enfouit, c’est tout.

Surgit alors la  question, celle de comment raconter ce travail de reconstruction d’un savoir implicite ? En commençant par dénouer les fils de l’évidence des choses….
Découvrir pourquoi j’ai été séparé de ma mère, et le silence qui entoure cette impression, sera un retour sur la découverte de soi, puisque le seul véritable inconnu, c’est soi-même. Retourner sur les lieux de la structuration de la mémoire est le moyen concret de faire émerger certains éléments de la vie passée.
L’émergence de sensations fugitives, le pèlerinage à Belcourt, … c’est toute une vie qui s’est repensée dans ma tête. Et un changement radical de vie se construira alors.
Pour l’instant, le narrateur évoque son arrivée, à partir de ce retour rue Darwin, ce 6 septembre 1954, dans ce quartier d’Alger, celui de  l’enfance de Camus. A partir de là, c’est l’évocation de la mort de son père et la séparation, voulue par Djeda, de sa mère. C’est aussi la remontée de cette scène où Faïza, celle par qui la vérité arrive,  lui fait apercevoir -sa vraie mère- et qu’il apprend qu’un autre enfant lui fut déjà enlevé, que son père n’est pas son père. Faïza lui interdit d’en parler. Il n’en parlera pas à lui-même Je ne le voulais pas.
Et c’est de ce jour que les visages de mon enfance ont disparu de ma mémoire. Une amnésie que je n’ai jamais réussi à vaincre. Je ne le voulais pas. La compréhension de la situation par l’enfant est claire. Les enfants ont l’instinct sûr, peu de choses leur échappent et rarement ils se trompent de cible.
Puis le narrateur s’interroge sur ce savoir refoulé, sur la capacité de l’individu à vivre avec un secret qu’il ne veut pas entendre. Un autre souvenir du compagnon de jeux, si fraternel pour lui qu’était Daoud, si vite disparu après la mort de – son père-. C’est la rencontre avec sa fratrie qui le fait s’interroger sur les nombreux frères et soeurs de son enfance, les pupilles, les enfants de Djeda, la graine du malheur. Il retrouvera Jean, un ami de Daoud qui, en le voyant pour la première fois confirme sa ressemblance avec Daoud/David était bien son frère. A vrai dire, il ne m’apprenait rien sur l’homosexualité de Daoud, je le savais. Depuis toujours, depuis le village. Seulement, je ne me l’étais jamais dit. Jean le révélateur de son ancien savoir. Et le nouveau prénom de Daoud, David est, en plus d’avoir pour la société un prénom autre que musulman, comme la métaphore de la symbolique du juif errant.
De là, il comprend qui est sa vraie mère, l’amie de sa mère, toujours côtoyée, jamais regardée, et la fin du voyage à travers le temps de la mémoire, s’arrête avec ce désir de partir, de trouver ma place dans le monde….

L’on peut comprendre que cette découverte d’une vérité enfouie ne suit pas une linéarité simple mais bien les méandres complexes, construits pour écarter de soi cet enfouissement, dans lesquels la narration se glisse.

Un autre élément intrigue dans ce roman. L’histoire évoque le temps de la guerre  d’Algérie mais aussi le temps de l’Indépendance et des années qui suivirent. L’on peut avoir le sentiment qu’il y a des résonances entre le Pourvoir de Djeda, la manière dont elle gouverne, en autocrate, son empire et le pays dans lequel elle vit. Des deux côtés, il y a des enlèvements, des assassinats, des privilèges à préserver, à prélever comme butins de guerre, la construction de héros comme Serhane qui sert le roman national, l’émergence d’une pensée unique et totalitaire, comme Djeda imposait sa vision, le monde à venir serait immanent autant que parfait, puisque révolutionnaire et musulman…. Inversion d’un monde à l’autre. Les nouveaux amis de Djeda sont dans le gouvernement et la haute hiérarchie de l’armée….Elle les reçut simplement et aussitôt ils s’entendirent. Le vice de l’argent, c’est le cancer des révolutionnaires, tous l’attrapent et tous en meurent. Et  de l’argent, Djeda en avait pour gâter des prophètes et des saints aguerris.

L’autre point semble être une sorte de définition explicative, insistante du narrateur qui s’interroge sur la guerre dans laquelle est plongée son personnage mais personnage qui alors s’éloigne du propos tenu. Etapes de la pensée:

la guerre qui d’entrée est détournée de ses nobles buts, réconcilier les gens et apporter une paix meilleure.

…Ce n’était pas la guerre qui se déroulait à Alger…On ne combattait pas, on assassinait tout bonnement…

….On dira ce qu’on voudra, on se gargarisera de mots, mais les bombes dans les cafés et la gégène dans les caves, ça n’est vraiment pas la guerre, il n’y a pas de promesse de paix dans ces merdiers, sinon celle des charniers… et jamais les relations entre les deux pays n’ont été sereines. Ce n’est pas qu’ils se détestent, ça ne compte pas, ils font bien des affaires ensemble, mais les deux ont failli à l’honneur, dans la guerre comme dans la paix, et la honte est une gangrène, elle ne guérit pas, elle se propage….

…pour les vrais combattants comme pour le peuple amoureux….on a détourné leur guerre et l’affaire a fini dans la merde et la prédation; et rien n’a changé, ni le terrorisme…ni la torture…. Seule nouveauté: le mal se pavane d’une autre façon, il a tombé le masque d’antan, il porte turban et blouson noir et signe son nom à l’envers.

Misère de misère, ajoute le narrateur, dans ces conditions la paix n’est pas la paix mais l’étape précédant la conflagration.

Il était difficile de faire l’économie de ces longs extraits. Ces deux questions sur la guerre, comment doit-elle être et peut-on la connaître, sont comme un cri d’une vérité qui se cherche sur ce pays, vérité qui a du mal à se dire, que chacun sait, mais qui reste enfouie dans des interrogations lointaines.
Mon dieu, comme on sait se mentir et comme on sait renouveler ses mensonges avec les saisons. 

Un très beau roman, magistralement écrit.

Ghyslaine Schneider