ANDRAS Joseph, De nos frères blessés

En ces temps de reconnaissance étatique de la torture en Algérie, au sujet de ce que l’on appelle l’affaire Audin, l’on peut lire avec intérêt ce roman de Joseph Andras, De nos frères blessés.
Histoire véridique d’un jeune communiste d’Algérie qui a saisi la nécessité de l’Indépendance pour ce pays et l’importance de l’engagement dans ce combat, dans le respect de la vie humaine des civils. Pris, torturé, puis rapidement condamné à mort, il fut décapité le 11 février 1957, pour « l’opinion publique ».
Le roman, lui, dessine des personnages à forte densité humaine, pris dans la douleur de leur chair et de leurs amours meurtris.

Une première question surgit immédiatement : comment ce roman qui met en scène des personnages réels ainsi que les événements d’Algérie de 1956, n’est pas seulement une page d’Histoire, mais un grand roman littéraire ?

L’impulsion narrative du roman s’appuie, comme son écriture, sur une structure d’alternance de deux espaces, celui de la France, où se produit la rencontre de ce bel amour entre Fernand et Hélène et celui de l’Algérie; ces espaces construisent deux temps, celui de l’amour heureux qui se continue en Algérie, vite mêlé à celui de la violence où temps et espace se rejoignent . Deux chapitres encadrent le reste du roman: le premier, s’ouvrant sur l’engagement concret et le dernier, se finissant sur le refus de la grâce présidentielle et la mort d’Iveton. Au centre se déroule l’histoire de cet homme et de cette femme, en alternance avec la torture, l’emprisonnement et le procès. Cette alternance-cadre casse le rythme, s’accélérant lors de l’emprisonnement, rendu plus violent et injuste en opposition au calme déroulé de l’histoire d’amour durant leur rencontre en France.

Le premier chapitre, bien qu’aucun ne soit numéroté, est ordonné comme une tragédie. La première phrase de l’incipit métaphorise l’ensemble des réactions des européens qui vont implicitement, plus tard, dans la douleur et l’angoisse des bombes explosant dans Alger, demander la mort de Fernand Iveton. Pas une pluie franche et fière, non. Une pluie chiche. Mesquine. Jouant petit. Chiche…Mesquine (qui vient de l’arabe, mïskïn, pauvre), termes que l’on n’emploie plus guère, mais dont le sens, cette idée de petitesse et de médiocrité, inscrit ce qui suit dans une certaine absence d’espoir, et donne une tonalité de l’ambiance de ces années-là . Comme le rappel de l’histoire du Ravin de la femme sauvage, où se conjugue désespoir et folie, où le temps est comme un chien mouillé.
L’on plonge dans l’action immédiatement, poser et faire exploser une bombe et dans la tête du personnage, par l’évocation de ses pensées qui disent sa peur et la maîtrise de lui-même pour ne rien laisser apparaître. Avoir l’air le plus naturel possible. l’air de rien, donc, de rien du tout…penser à autre chose…L’air de rien. Iveton n’est pas un héros, ni un martyr, mais un homme convaincu.
Puis ce sera l’arrestation, la perception de la délation, l’interrogatoire devenu vite torture, avec en contre-point la figure noble de Paul Tietgen qui s’est opposé avec force à cette pratique en Algérie, démissionnant pour affirmer son opposition à celle-ci. Paul Teitgen , a explicitement fait savoir, il y a deux heures de cela, qu’il interdisait qu’on le touchât (Iveton) – Teitgen avait été déporté et torturé par les Allemands, il n’entendait pas que la police, sa police, celle de la France pour laquelle il s’était battu, la France de la République, Voltaire, Hugo, Clemenceau, la France des droits de l’homme, il n’avait jamais su placer la majuscule, que cette France, la France, pût torturer à son tour. Personne, ici, ne l’avait écouté: Teitgen était une belle âme, un planqué débarqué de la métropole…ses jolies manières,la déontologie, la probité, la rectitude, même, l’éthique, mon cul sur la commode il ne connaît rien au terrain, rien du tout…. Bel exemple ici, de ces mélanges de voix, du passage du narrateur aux paroles des policiers.
Si l’on sait qui parle, les marques des dialogues ne sont pas apparentes et permet au lecteur d’être embarqué dans la rapidité de ces moments, comme une accélération devant l’urgence de la situation, et sa complexité, où les idées sont premières.

La tension dramatique est tout de suite présente. Les actions, certes, se succèdent vite, la progression de la tension, avec la juxtaposition dans le temps, des événements simultanés, parce que liés entre eux, sont marqués par l’alternance des prénoms, au début des paragraphes, pour chacun des protagonistes. Puis le rapprochement des prénoms d’Hélène et de Fernand annonce leur histoire et leur amour. Cette construction en alternance se poursuivra durant tout le roman, inscrivant un avant et un après cette décision d’engagement . Cette modalité d’écriture propulse la narration dans un vertige, un mouvement rapide, de la bombe à l’usine, des arrestations, de la torture, mais aussi de la lecture et appelle dès le début, une réaction devant la violence et l’injustice. Une écriture faisant sentir l’ensemble des sentiments des personnages parfois en quelques pages.
Enfin cette alternance Algérie-France sera moins marquée, avec des irruptions de l’une ou de l’autre, mêlées dans les chapitres de la fin, pour voir apparaître, comme si le temps s’approchait inexorablement de la mort, en passant dans un temps concret des dates et des jours. Ceci est encore un procédé d’écriture, qui, subtilement, construit un sens souterrain dans la progression de la narration.
Certaines couleurs, répétitives, émaillent de leur symbolisme le vécu des personnages et construisent – la couleur- du roman. La Marne tire sa langue verte à la paix bleue du ciel…Le soleil oscille entre deux nuages fripés bien que sans âge; l’herbe est piquée de coquelicots. C’est juste avant leur rencontre. Et en sortant du commissariat, à Alger, c’est Rue des coquelicots qu’Hélène indique au chauffeur de taxis qui lui dira…on ne fait pas payer la femme d’un combattant du peuple. Lié aux mystères d’Eleusis, le coquelicot est une forme d’oubli de l’homme après sa mort, Michel Pastoureau explique que « c’est le feu et le sang, l’amour et l’enfer », comme si leur vie se résumait dans cette définition. Comme le gris, que l’on retrouve dans la jupe de la femme qui fut donnée sous la torture, rejoignant dans un mélange inconscient, le gris de la jupe d’Hélène, le gris de sa robe, avec un col blanc lors de leur premier dîner, et enfin le gris de ses bas, au début de leur intimité, couleur de « de tristesse, de mélancolie…», en filigrane.

Mais c’est histoire du corps qui marque le récit. Le corps torturé, blessé, aimé, effondré, meurtri, coupé. Il est présent dans tout le texte comme si les idées, les choses de la vie ne pouvaient vivre que par lui.
La présence de la torture est faite très précise. Froide. Comme le lieu. Une pièce carrée, quatre par quatre, sans fenêtre. Encore, absence de marques de dialogue, seulement celles des questions, voix des tortionnaires: Où est la bombe, fils de pute? Fernand a les yeux bandés par un épais morceau de tissu déchiré. Sa chemise traîne à même le sol, la plupart des boutons arrachés. Il saigne d’une narine. Un flic cogne aussi fort qu’il peut; la mâchoire craque légèrement. Où est la bombe ?
Tous les passages relevant de la torture sont descriptifs sans qualificatif venant nuancé les gestes de violence, le corps de Fernand est presque entièrement brulé. Chaque portion, chaque espace, chaque morceau de chair blanche ont été passés à l’électricité. On le couche sur un banc, toujours nu, la tête dans le vide, ..…
Le lecteur est dans ses cris…les yeux sont toujours bandés…(il) hurle encore… la douleur est trop aigüe. Son coeur tressaute, aiguilles, piques, des spasmes le secouent….
Puis la description clinique de la torture de l’eau: Un agent recouvre son visage d’un morceau de tissu et l’eau commence à tomber. Le chiffon se plaque, il ne respire bientôt plus, avale l’eau comme il peut pour reprendre de l’air en vain suffoque le ventre se gonfle à mesure que l’eau coule coule coule. La fin de cette phrase sans ponctuation mime cette eau continue.
Et dans l’esprit d’Iveton, il faut tenir, tenir bon. Ne rien dire, ne rien lâcher…Ce balancement binaire entre cette résistance intérieure et son propre corps souffrant conduit à cette question qu’il se pose, mesurant ses forces, Pourquoi tu trahis les tiens, Iveton? Et Iveton pour que la souffrance s’arrête (…) choisit de parler. Le corps dégradé, ravagé, dévasté, nu, jeté sur le sol, méprisé, transforme l’humain en un corps de douleur, là où l’esprit défaille, confus. L’esprit cède devant la violence faite au corps, qui devient morceaux épars.
A nouveau, le narrateur pour rappeler le texte d’Henri Allègre, qui après avoir été torturé, écrit La Question, insère cette remarque dans une réflexion d’Iveton, la question, sans majuscule, devient alors la métonymie de la torture: Fernand n’aurait jamais cru que c’était cela, la torture, la question, la trop fameuse, celle qui n’attend qu’une réponse, la même, invariablement la même: donner ses frères.
Mais ce corps est aussi celui de l’amour pour la femme aimée. Beauté d’Hélène, Fernand ne quitte pas ses poignets de ses yeux.…Ses longs doigts fins et graciles. Chair souple et blanche…les dents claires… Volumes fermes de la peau. Pleine ampleur, animale. Les mots se font douceur, comme écrits au rythme des sensations de ce regard d’homme. Le corps agissant est ici en majesté dans la beauté de cette femme, il passe sa main dans ses cheveux et l’enveloppe à présent de ses bras lourds, de son dos large, de son torse sec contre le sien, sirène des eaux de l’Est.

L’histoire de ce corps continue dans ses multiples expressions. C’est le corps qui flanche, qui ne peut se tenir dans la douleur, pris de spasmes, chevrotant de larmes, apprenant la mort de son ami Henri qui avait vu les corps en décompositions des Arabes et dont le corps fut exposé sur une voiture, devenu corps maquillé, humilié, rabaissé, chair morte à construire de la terreur, et transformant Fernand, son ami, en beau pantin désarticulé aux ficelles tranchées par la détresse.
Et cette mort terrible qui détruit l’unité du corps, qui tranche la vie et le corps, il est cinq heures dix lorsque la tête de Fernand Iveton, numéro d’écrou 6101, trente ans,
Phrase suspendue qui ne peut dire l’indicible, comme la vie inachevée de cet homme.

Et tout ce récit, avec ces vies évoquées est plongé dans la guerre, guerre d’Algérie, cachée derrière un mot pudique et hypocrite, les événements. Et il a fallu des dizaines d’années en France pour nommer correctement ce qui se passait en Algérie. Personne n’ose encore la nommer mais elle est bien là, la – guerre-, celle que l’on dissimule à l’opinion sous le doux nom d’-événements-. Il n’y a pas eu qu’une opposition entre les européens d’un côté et les algériens de l’autre. Dans une guerre de ce genre-là, les nuances, les incertitudes, les hésitations, les questions des tenants concernés de cette histoire, sont réelles. Etait-ce une authentique révolution ou le fait d’agitateurs inconscients qui, par leur radicalité excessive, allait faire le jeu du pouvoir colonial ?
Des gens de France, comme Paul Tietgen, sont engagés contre la torture, des communistes européens s’engagent aux côtés des Algériens. Au procès, Iveton dira:J’ai décidé cela parce que je me considérais comme algérien et que je n’étais pas insensible à la lutte que mène le peuple algérien.

Le narrateur inscrit, dès le début, les conditions historiques de l’arrestation d’Iveton. Il y a un parallèle singulier entre cette bombe qui n’explose pas et les bombes qui explosent dans la ville d’Alger en entrainant stupeur et drames dans la population. Et Fernand d’expliquer qu’il n’était pas bien de déposer des bombes n’importe où, pas bien, oui, entre des fillettes et leurs mamans, des grand-mères et des simples européens sans un sou….Les premiers attentats revendiqués par le FLN ont mis la ville à cran , c’est peu de le dire. L’intransigeance du FLN s’aperçoit dans cette violence meurtrière des civils, Fernand lui avait toujours dit qu’il condamnait, aussi bien moralement que politiquement, la violence aveugle, celle qui frappe les têtes et les corps au hasard…S’il défendait les indépendantistes algériens, il n’approuvait pas certaines de leurs méthodes: on ne combat pas la barbarie en la singeant, on ne répond pas au sang par son semblable.

Mais l’on est au début des « événements » de la guerre d’Algérie est l’opinion publique, face à la folie de cette violence, cherchera des victimes propitiatoires, pour tenter d’apaiser la terreur surgissante. Ce sera ceux qu’on appelle les rebelles, dont le nombre de tués émaillent le récit comme une scansion de cette guerre. Et qui laisse sous-entendre les violentes représailles de l’armée.

Mais l’écho, sonore, contemporain mais disparu dans le -blanc- de l’inconscient de la population européenne, sont les journées de Guelma et de Sétif, le matin du 8 mai 1945, jour de victoire sur le fascisme…je sais pas combien de musulmans, des milliers pas moins, ont été massacrés au pays…. Enfin, on m’a raconté des histoires, j’oserais à peine vous les répéter, je vous assure.
Il y a eu la violence sur les corps et la mort… Des gens brulés vivants avec de l’essence, les récoltes saccagées, les corps balancés dans les puits…On les prend, on les jette, on les crame dans les fours, les gosses, les femmes, tout le monde, l’armée a tiré…Pas que l’armée, d’ailleurs, il y avait des colons et des miliciens…
Il y a eu l’humiliation, terrible conséquence …ça rentre en dedans, sous la peau, ça pose ses petites graines de colère et vous bousille des générations entières.
Il y a eu la honte qui tue pour longtemps la dignité et la confiance en soi… on a obligé des Arabes à se mettre à genoux devant le drapeau tricolore et à dire « nous sommes des chiens? Ferhat Abbas est un chien »… il est modéré, lui, il porte la cravate…il demande simplement la justice.

Il y a eu le procès d’Iveton, perdu. La rencontre des avocats avec Coty pour chercher en ultime ressort la grâce présidentielle, s’entendent raconter l’histoire de ce jeune soldat, fusillé par les français durant la guerre, en 1917,…toi aussi mon petit, tu meurs pour la France….Là, Smadja aura, lui, immédiatement compris que cette histoire raconte celle à venir d’Iveton. Il a saisi dès le début de sa mission à défendre Iveton que tout est faussé, peut-être parce qu’il est communiste et juif, et l’antisémitisme est bien réel dans cette Algérie là. Le combat des avocats est dépassé par la raison d’état.

La raison d ‘état, la justice, la mort. Ou l’injustice.
Le silence de l’état.
Incrédulité d’Iveton qui n’a tué personne…
La France, fût-elle une République coloniale et capitaliste, n’est pas une dictature…
La France n’est tout de même pas un potentat…

Si l’histoire a parlé de Fernand Iveton, la littérature, par la mise en chair de ces êtres historiques, vient combler le blanc du drame humain qui s’est joué et en dévoile, par cette rentrée dans l’intime, l’essence même de cette tragédie.
Ce beau et fort roman, dans notre temps contemporain, dessine les lignes de forces de l’engagement politique pour une cause.

Roman humainement poignant.
Roman politique, il remet en question notre mémoire historique, en se confrontant à ce que la littérature sait dire, c’est à dire, ce qui se cache dans les interstices du monde, sa réalité discordante et les pensées qui le traverse..

Ce roman, dit Joseph Andras, c’est au fond, un éloge de l’oblique que j’ai tenter de proposer: froisser les pages de nos romans nationaux pour avancer… un autre horizon, pour penser l’Histoire, la mémoire et les liens qui unissent nos deux sociétés. *

Ghyslaine Schneider

  • Entretien avec Antoine Perraud, sur Mediapart