GUYOTAT Pierre, Idiotie

Idiotie, est un récit surprenant, aux nombreux prix, écrit en 2018, deux ans avant la mort de son auteur, Pierre Guyotat. 

S’il présente, parfois, de brèves difficultés de lecture à cause, bien souvent, des structures  syntaxiques des phrases, avec les articles supprimés ou des séries d’accumulation, il devient très vitre attachant justement par ce rythme, parce que l’on y sent cette voix d’un homme âgé, pleine de vivacité à certains moments,  revenant sur cette période de sortie de l’adolescence ou de l’extrême jeunesse d’un jeune homme.  Avec beaucoup de tendresse et de réalisme. Et l’Algérie, comme le sexe sont au coeur de ce texte. 
Territoires à pacifier, la terre et le corps… Avec, sous-jacent, cet acte très symbolique du vol, comme métaphore.  Vol d’une terre, vol d’argent pour survivre…pour le corps. 

La recherche de la femme pour ce très jeune, son mystère que représente son sexe, le plaisir qui doit en jaillir, le désir d’écrire, de se libérer du père pour advenir homme. Et c’est l’engagement pour l’Algérie qui est la forme concrète de cette conquête, de cette volonté d’affirmation de l’être. 
La découverte de la promiscuité des autres dans les chambrées, la mise en avant de capacités qui l’entraîneront vers la rébellion, par la prise de conscience et l’affirmation de convictions politiques, d’écrits sur le réel vécu, l’emprisonnement dans cette fin de guerre d’Algérie. Cette misère-là, la mise à l’arrêt, dans tous les sens du terme, et dans la promiscuité d’une cellule de terre battue, quasi enterrée, l’affirme, le durcit, le fait naître au monde des hommes, fait de violences et de cruautés, dans un même mouvement vers la douceur violente et fascinante du corps féminin. 

Rejoignant les appelés de la guerre d’Algérie, en cette période précédant les accords d’Évian, et les mois qui le séparent au début de l’automne 1962, d’un retour en France. Avec toutes les conséquences pour les deux populations en présence, l’Européenne et l’Algérienne.
Dans le séjour difficile à Paris, avant le départ pour l’autre rive méditerranéenne, c’est la recherche incessante des filles qui le préoccupent, une manière de se libérer de la famille, du père, mais dans la présence douce et incessante de l’enfance qui est encore là. Dans le souvenir, si proche de la mère, morte. Dans les mots écrits, où les besoins du corps se disent dans leur crudité. Et, surtout, le désir d’écrire, d’être publié, impérieux.

Il y a l’entrainement militaire avant le départ. La conscience de notre soumission, l’ignorance où l’on nous tient de tout ce qui est et qui vient, c’est un cauchemar dont, sortant de l’enchantement de la sottise, il faut se réveiller et rire. Et la propagande en cette fin « d’événements » rend les jeunes hommes soumis, humiliés, du cri partout en nous, notre langage raréfié, notre esprit nié, nous serions les ambassadeurs de la France et de la civilisation occidentale…Vite aux camions, au train et au bateau !

Et tout cela dans l’ambiance d’un camp militaire, où la hiérarchie séparent les simples soldats, exécutants et les gradés, sur fond de conflit entre les généraux d’Alger , du Général de Paris, et en toile de fond, les mécaniciens  (qui) s’affairent autour de quelques uns de ces engins qui répandent le napalm sur les forêts, mitraillent les douars abandonnés de force.

Il y a aussi la description d’un membre de l’OAS, capable de s’embusquer et de tirer sur les premiers ouvriers, employés d’aspect arabe. 

Il y a aussi ces militaires algériens, « français-musulmans », qui désertent au dernier moment, pour l’ALN et en menaçant des soldats de notre commando. Ce qui sera la cause de son enfermement, soupçonné de complicité avec l’ennemi. Et qui lui vaudra de passer devant un tribunal militaire. C’est alors qu’il redécouvre le plaisir, l’assurance que l’on ne peut rien contre la pensée, fut-elle, celle fragile, d’un tout jeune homme. Ses réponses, le livre publié, ses carnets pris par les militaires, lui font découvrir , au cours de longs interrogatoires, le mot « intellectuel », pour eux, moi qui connaît alors à peine le mot, je serai plus maltraité que le non-instruit dont ils espèrent une soumission entière. 

Même s’il souffre physiquement, dans la dégradation du corps par les conditions de détention, de l’enfermement, de la pression morale, il a conscience d’être dans un juste mouvement et sa réflexion, son regard sont porté par une maturité historique, une bonne cause historique: ce que j’ai lu, relu, de la conquête initiale, cruelle, des répressions pour la maintenir, des spoliations, du mépris de l’Histoire de l’Autre, de la conscience historique de l’ « indigène » par la France, ailleurs par les autres puissances coloniales, le spectacle de la rue , des comportements, des gestes, le contraste entre une langue française – même dévoyée dans l’ordre militaire et la fanfaronnade extrémiste – dominatrice et un langage arabe, berbère infériorisé, pitoyable et menaçant, ce que j’ai vu dans le bled et su des exactions sur un peuple soumis à deux terreurs, tourmenté de deux appartenances difficiles à concilier, confirme ma foi dans l’indépendance: la magnanimité de ce peuple qui distingue ses tortionnaires de la France des Français qu’il aime, nous, Français, nous n’en serions pas capables du quart.

Et ceci dit sa colère contre les exactions de la conquête, violente, sauvage, avec ses massacres, ses enfumades, ses villages et leurs récoltes brûlés, ses crimes de guerre des militaires comme Pélissier, futur duc de Malakoff… Saint-Arnaud, le futur sbire du 2 décembre, séduisant leur auditoire français par leurs -exploits, et tous les régimes du dix-neuvième siècle en France trempent dans ce sang de la conquête de l’Algérie, dernier legs de la royauté bourbonienne, branche aînée.

Les traces dans la mémoire des peuples.

Et l’indépendance arriva. Et sonna l’heure des règlements de comptes. 

Il y a ce que l’on n’a pas dit pendant de longues décennies sur la fin de la guerre, ce qui était prévisible, ce qui fut trahi pour certains, abandonné pour d’autres. Nous pressentons que les factions renforçant de nouvelles, réprimées par l’urgence des combats de dernière heure, déchirements, meurtres, viols, tortures, massacres se préparent sur tout le territoire. Et que nous en ayons pris le texte nous fait complices du cessez-le-feu, de la reddition de la France, de sa défaite, diplomatique, de la trahison de son armée, victorieuse sur le terrain, de l’abandon vaguement programmé des populations loyales à la France.

La veille du 1er juillet 1962. Il écrit: 
Nous essayons de convaincre deux de nos camarades supplétifs… de ne pas monter voter au douar; …eux qui nous étaient un peu indifférents – âge plus avancé, statut militaire déconsidéré- ils nous deviennent chers et nous pour eux …impossible de les retenir, ils veulent faire leur « devoir de citoyen »…voir leurs enfants….Feu dans le djebel d’avant la mer: le soir nous apprenons qu’ils ont été suppliciés et égorgés.
Nuits du 1er au 2 juillet, du 2 au 3: afflux de villageois aux grands yeux épouvantés, femmes, enfants, vieillards, vers nos murs barbelés…les ordres radio, vocaux confirmés par morse… sont d’empêcher toute entrée: l’indépendance est votée, reconnue et  proclamée, nous sommes en terre étrangère. 
C’est alors qu’ils essayent d’organiser des passages pour les aider, les laisser rentrer dans la camp, et la phrase se met à être poétique. 
La chouette maintient son cri, dans les diminutions du son, mais son terrain de chasse est comble d’êtres humains pourchassés ou craignant de l’être. 
…Rumeur de massacres, loin…Mais, là-haut, la rumeur des massacres sur piton, couronne de pleurs, de cris, comme une offrande à quels dieux ? un plateau exalté de forfaits.

Et le désespoir des militaires français qui se sentent trahis, fidèles à l’autorité.  Dans ce moment d’Histoire et de changements, dans le bruit des armes encore vibrantes, des massacres, dans les villes, Oran, et les campagnes, continuant, le narrateur repense à cette métropole oublieuse, en souci de ses seules rentrées scolaire, littéraire, parlementaire, financière.

Et dans ce temps de passation terminée, une scène de désir termine le livre, dans un face à face impossible, une approche fascinante, défendue, interdite par un garçon, un frère ? sur une toute jeune fille, dans une grande maison … aux volets clos sur l’exode ?

Puis le passage d’une rive à l’autre, en sens contraire de l’arrivée, sur le bateau et ces paroles d’un vieillard, décoration à l’appui… « …vous  ne nous avez pas défendus, hein ? Vous ne nous avez pas défendus …on vous a trompés, vous aussi ».

Et l’arrivée au camp de Sainte-Marthe, dans les faubourgs de Marseille.
Et quand ils descendent en ville, ils voient des groupes de famille chargées de sacs, de valises, en bas d’immeubles de location provisoire.  Le regard voyeur sur le désir d’une femme, sur le bateau, et le regard d’une jeune fille s’attardant sur lui, dans la ville d’en-face d’Alger. La remontée sur Paris, le train des militaires laissant passer les trains des rapatriés.

A la toute fin de ce récit, c’est comme un tombeau à la mémoire des appelés du contingent, (illégalement forcé à la guerre), ceux qui ne peuvent plus transmettre la vie, mutilés des organes, allongés dans les gorges, sur les plateaux, sur les pavés, sur les trottoirs de l’Algérie, mais aussi à la mémoire de tous ceux qui ont souffert des mutilations, des tortures, des violences, des anéantissements du corps, de l’esprit, ceux de cette guerre qui se termine à peine, les victimes à retardement du crime originel de la conquête. 

Il y a aussi dans ce beau récit, ce qui soutient cette parole qui dénonce la colonisation et la guerre, la nécessité d’écrire, apparue jeune, une nécessité comme le semence, qui a besoin de sortir de moi par du texte.
Pour Guyotat, après la lecture, et peut-on encore l’appeler récit ? ou confession de soi dans une forme de dénonciation? écrire devient une manière de sentir la vie et les émotions de l’autre. 

Au bord de l’évanouissement s’agissant de texte, tant la lecture de la moindre phrase à rendre compte de l’atrocité je la vis à l’intérieure de ceux qui la vivent, avec, en plus, le point de vue de qui la regarde se faire, supplice pénal, supplice politique, « misères de la guerre »; et plus la phrase est terne, plus forte est l’émotion qui est plus que de l’émotion, l’hallucination (ainsi dans l’oeuvre que je fais, ai-je toujours balancé entre la distanciation et l’immédiateté: entre spectateur, témoin interdit de cri et supplicié). 

Une manière et une éthique d’écriture. 

Ghyslaine Schneider